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" L'école est un marché de dupes. "

Le Figaro, 9 septembre 2000.

Entretien réalisé par Gérard Spitéri.


Illettrisme aggravé, diplômes dévalués, inégalité sociale accentuée, violence dans les classes, enseignants réduits à des rôles d'animateurs sociaux, tel est le bilan désastreux du système scolaire établi par Xavier Darcos, doyen de l'inspection générale de l'Education nationale de 1995 à 1998, dans son ouvrage "l'Art d'apprendre à ignorer" (Plon). Au-delà des discours démagogiques et des réformes vouées à l'échec, des vérités crues sont mises en évidence par cet universitaire qui enseigna les lettres dans le secondaire pendant une dizaine d'années à Périgueux, ville dont il est le sénateur-maire divers droite depuis 1998. Xavier Darcos est l'un des rares hommes de droite à s'intéresser de près aux questions d'éducation.

Le Figaro Magazine - Ainsi un acteur éminent du système éducatif se met à table. Qu'est-ce qui a motivé vos prises de position pour le moins iconoclastes et certainement alarmantes sur l'ensemble de notre système éducatif ?

Xavier Darcos - A l'occasion du débat: lié à la personnalité, plus qu'à la politique, du ministre Claude Allègre, il s'est trouvé que les grands thèmes de l'école ont été mis au centre de l'arène. Deux sortes de criques sont apparues : d'un côté, l'attaque contre la structure - bureaucratie, gigantisme. le "mammouth"… et de l'autre, une remise en cause du personnel enseignant. Il me semble que ces deux manières d'aborder la question sont mauvaises.
Ce n'est pas l'appareil qui fait la productivité, pour parier comme les marxistes, mais la cellule que représente la classe ; d'autre part. quels que soient les griefs que l'on peut globalement adresser aux enseignants, chacun d'entre nous peut témoigner qu'il a croisé au cours de sa vie un maître, un professeur qui l'a influencé et marqué. En fait, aucune autre profession n'a eu à affronter ne aussi grande adaptation depuis plusieurs années et la toile tissée par les enseignants ne résiste que grâce à eux. Or, dans les débats qui amusent la galerie médiatique, on évite de poser les questions simples, du genre : pourquoi mon fils ne sait-il pas lire ?

Comment en est-on arrivé là ?

Il y a un aspect historique sur la longue durée qui remonte aux plans d'après-guerre répondant à la massification de l'enseignement. L'idée d'accueillir tous les élèves était parfaitement honorable et nécessaire - il faut se souvenir que dans les années 70 on construisait un collège par jour en France - mais on a adopté un principe d'uniformité. Dans le même temps, on a supprimé le certificat d'études, on a accueilli tout le monde en sixième dans le collège unique pour en arriver à l'idée que tous les élèves devaient acquérir le baccalauréat en créant l'illusion du diplôme pour tous. En somme, on a réussi la massification mais non la démocratisation ni l'efficacité du système. Il ne suffit pas d'introduire une mixture vertueuse dans une grande lessiveuse pour que tout fonctionne comme il faut. Une logique folle commande l'ensemble du processus.

Vous stigmatisez des responsables de cette situation d'ignorance. Comment leur a-t-on laissé le pouvoir, sous la gauche comme sous la droite ?

Comme l'échec est avéré, on a donné un grand rôle à des spécialistes soit pour justifier cette situation, au nom du refus d'être "éducastrateur", soit pour donner du sens à cette dérive, selon le discours suivant : puisque cela ne marche pas, mettons en place de la pédagogie active, plaçons les tables en rond, faisons de l'interactivité, branchons-nous sur Internet. Ces théoriciens des sciences de l'éducation, qui n'ont parfois jamais enseigné, n'ont cessé de démontrer contre toute évidence, que le niveau ne baissait pas et imaginé que l'enfant devait être heureux, s'épanouir et construire son propre projet. C'est le sens du questionnaire envoyé à tous les élèves pour leur demander, entre autres, s'ils s'ennuyaient en classe. Et pendant la réforme, la décadence continue, contre tout bon sens...
Ce n'est tout de même pas se conduire en inconsolé de l'âge autoritaire ou en puritain que de croire que le savoir "descend" du maître à la classe, alors qu'à l'inverse le rôle des maîtres, défini dans la Charte pour bâtir l'école du XXIe siècle (excusez du peu) est d'"animer des équipes", suivant une "démocratie délibérative" et autres expressions relevant de la logomachie soixante-huitarde, tandis que le savoir est devenu la bête noire des novateurs.

Quels sont les effets constatés de cette démarche en dépit des moyens dont bénéficie cette institution (620 milliards par an, soit plus du double de l'impôt sur le revenu) ?

D'abord, la régression considérable du niveau de l'écrit, du langage, de l'orthographe et de la maîtrise du discours sous toutes ses formes. Pour masquer cette situation, on a inventé de nouveaux critères d'évaluation. La dernière dictée du brevet en est l'exemple : comme on ne veut pas avouer que les enfants n'ont pas d'orthographe, on propose un système de notation qui permettra quand même de mettre des notes. Si bien qu'on en est arrivé à ce qu'un élève qui aurait copié la dictée de manière phonétique aurait quand même une note de six sur vingt ! Or, un enfant qui ne maîtrise pas la langue, ce n'est pas seulement une discipline qui lui manque mais toutes celles qui supposent que l'on sache écrire et parler français, y compris pour l'apprentissage des langues étrangères. Mais la réalité crue est apparue : à la rentrée 1998, on constate qu'il y a presque deux fois plus d'élèves qu'en 1992 qui ne maîtrisent pas les bases de la lecture et que, pour les mathématiques, 38 % des élèves ne maîtrisent pas les compétences de base en techniques opératoires, alors qu'ils étaient 17,4 % en 1992.

Vous expliquez aussi que l'objectif l'égalité des chances s'est retourné contre ses promoteurs. Pourquoi ?

En effet, le système de reproduction sociale ne cesse d'empirer. Il y a moins en moins d'élèves issus de lieux modestes qui accèdent aux grandes écoles (près de la moitié de moins qu'il y a vingt ans). Pourquoi cette accentuation des inégalités ? Parce que précisément - et tous les psychologues de l'éducation le savent - les premiers apprentissages sont fondamentaux; or, comme le dispositif est conçu pour accueillir une masse informe dès le départ, les défavorisés sont balayés. C'est à ce point connu que, comme le disait le rapport Fauroux, des élèves qui arrivent en sixième en ont parfaitement conscience : ils n'attendent plus de l'école la chance de réussir. Comment s'étonner ensuite qu'ils prennent comme modèles de la réussite sociale des footballeurs ou des artistes qui ont pu réussir en contournant l'école ? Et à l'échec scolaire s'ajoutent d'autres maux : ennui, rejet, révolte. Les élèves qui sont moins bien lotis au départ piétinent, bricolent, s'exaspèrent, cherchent des responsables à leur malaise, désespèrent de l'ascenseur social. Tandis que les élèves déjà favorisés, ou plus capables, n'avancent pas à un rythme suffisant et s'ennuient à leur tour. Un marché de dupes est apparu, régi par un dogme : l'égalité des chances suppose un même traitement pour tous tandis que les mots "sélection", "filières" demeurent tabous.

Vous abordez aussi l'école comme espace social. Dernier mot d'ordre : "Education à la citoyenneté". Que doit-on comprendre ?

La citoyenneté, c'est la théorie pédagogique appliquée aux problèmes sociaux. Puisque les enfants sont violents, on va les éduquer à être citoyens par des réunions bavardes, sortes de soviets, etc. en contournant la question de l'autorité pour faire découvrir celle-ci par l'élève ! Faut-il rappeler que la liberté n'est pas un point de départ mais d'arrivée ? Quand j'entends parler de zones de non-droit, de profs qui se font battre, insulter, je trouve cela incroyable. On a ironisé sur la notion d'école "sanctuaire" invoquée par Bayrou mais où y aurait-il, ailleurs qu'à l'école, un lieu de protection des enfants ? Il ne faut plus tolérer que des établissements scolaires reçoivent en leur sein la violence sociale. Tout le monde en est d'accord, sauf qu'on attend toujours les effets des plans d'action successifs dans ce domaine. Et on se demande bien à quelle "citoyenneté" auront droit ceux qui n'auront rien appris, à moins de considérer l'exclusion programmée comme la forme suprême de la conscience citoyenne.

Le succès des établissements privés, et pas seulement pour les riches, est-il un symptôme ou une conséquence de cette faillite de l'institution éducative ?

L'institution privée avait autrefois deux sources : l'école confessionnelle et, d'autre part, un souci de protection sociale (pensons aux jeunes filles de bonne famille). Ce qui est nouveau, c'est que l'école privée, y compris professionnelle, est devenue un moyen par lequel les parents de milieux modestes trouvent un remède à l'éducation de leurs enfants, précisément parce qu'il y a dans ces établissements un vrai projet éducatif.
A l'Education nationale, on n'aborde pas les questions de fond - à savoir la relation entre le maître et les élèves, dans quel ordre, selon quelles méthodes, pour acquérir quelles connaissances et avec quel examen pour les vérifier - mais des questions de forme. Exemple : le mouvement des professeurs. Que ceux-ci soient nommés par telle ou telle instance ne changera rien à l'efficacité de l'enseignement.

Vous étiez au cabinet de Bayrou, vous êtes proche d'Alain Juppé. On n'entend pas beaucoup de voix à droite pour aborder les questions éducatives.

La droite n'a pas osé franchir le pas quand elle a pris le pouvoir en 1993. Mais nous étions sous la cohabitation. Bayrou a eu tout de même le mérite de parler des problèmes d'illettrisme, de la langue, de la réorganisation des filières, il a réactivé le conseil national des programmes. On a créé la sixième de consolidation, réorganisé le collège, mis en place un système d'aide aux élèves en grande difficulté, installé les études surveillées. Peut-être a-t-il surestimé les syndicats. Mais il est vrai qu'un homme supposé de droite qui s'intéresse à l'éducation et à la culture doit être considéré comme en pays de mission. Un des échecs de la pensée réformiste, depuis Giscard, est de considérer qu'on n'avait pas de prise sur ce monde. Et puis René Haby n'était pas un ministre de gauche ; c'est pourtant lui qui a instauré le collège unique. D'ailleurs,. les hommes changent peu dans ce ministère, en dépit des alternances. Et il est très difficile d'échapper à la vulgate sur l'école. Je note cependant une évolution, bon nombre d'intellectuels de gauche partagent complètement mon analyse.

Quelles sont les solutions que vous proposez ? On sent dans votre ouvrage un appel à la nation à se ressaisir. Comment ?

Jacques Chirac avait pensé à un référendum sur l'école. Cette intuition était bonne, dans la mesure où il s'agit de franchir l'obstacle des institutions et des syndicats ainsi que des baratineurs professionnels en sciences de l'éducation pour établir un dialogue direct avec le pays. En tout cas, je crois que la question de l'école ne doit pas être le champ clos de théoriciens plus ou moins fumeux mais un champ d'activité du politique, au sens le plus large, sur une question centrale : que doit être l'Education nationale ? Je trouverais normal que le Parlement fixe par la loi l'ambition de la nation vis-à-vis de son école, à commencer par les programmes. On pourrait y associer l'inspection générale, dans la mesure où elle est composée de l'élite des enseignants ou des universitaires français, spécialistes de leur discipline et en contact direct avec la réalité du terrain, alors qu'actuellement le pédagogisme les a privés de pouvoir. Ensuite on s'adresserait aux cadres éducatifs pour leur dire : "Voilà ce que la nation attend de vous."


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