Retour

Accueil Réforme Analyses Actions Contributions Liens Presse


Claude Duneton, A hurler le soir au fond des collèges

Coll. "Points Actuels", 1983, pp. 189-193.


 

La phonation est un des principaux motifs d’apprendre – un moyen de séduction, de plaisir, dont l’enfant a absolument besoin, pour que la langue se monte en lui ! Cette osmose se produit par une forme ou une autre de répétition, laquelle enclenche un processus d’assimilation qui n’est pas intellectuel au sens étroit de la réflexion consciente qui est d’un autre niveau. Ce sont des choses qui sont bien connues de tous les profs de langues vivantes, depuis longtemps. (...)

Un autre des exercices ultra-classique que l’on s’est mis à négliger, sans en connaître, heureusement, la véritable portée, c’est la dictée. La dictée n’a jamais eu, contrairement à ce qu’on pense, un intérêt bien considérable pour l’apprentissage de l’orthographe... Et encore il faut distinguer entre la dictée vraiment enseignante, expliquée tout du long, et la dictée dite « de contrôle », la plus pratiquée, celle où l’on comptait les fautes à la fin, et les points – et qui ne servait à rien ! Au moins en ce qui concerne la graphie de la langue, car elle avait un rôle très important on revanche – je dis bien en revanche, car c’en est une ! –, un rôle généralement incompris et peu soupçonné : insuffler dans l’inconscient des gosses une dose de langue française qui l’alimentait d’une manière des plus subtiles et des plus efficaces, parce que détournée. Ces textes d’une dizaine de lignes, choisis la plupart du temps, dans les phrases longues de la littérature pour donner une meilleure prise à l’analyse logique qui suivait, étaient d’abord lus lentement dans une sorte d’attention sacrée, rituelle, où chaque auditeur essayait de détailler les mots et les tournures, et de se faire une première idée des difficultés à venir. On vous le faisait ensuite au détail: chaque phrase lue et relue séparément, articulée à l’extrême des possibilités et même un peu au-delà, chaque membre de la phrase soigneusement répété, cinq ou six fois, toujours dans le silence, la tension la plus recueillie, pendant que tous les mots étaient mimés par toutes les glottes, des récepteurs à porte-plume, repassaient . muettement par les langues. les dents, et les voiles des palais... Ainsi jusqu’au bout, puis, da capo, on vous rechantait tout le morceau jusqu’à la signature qui était inscrite respectueusement au tableau. A la fin de la demi-heure, un être normalement constitué connaissait le texte absolument par cœur. Gratuitement et en prime. C’était mon cas, je m’en souviens très bien, quand j’étais môme ; certaines dictées me restaient plusieurs jours dans l’oreille, du moins des phrases entières. Eh bien, cette cérémonie constituait une phase privilégiée de l’apprentissage de la langue : la demi-heure sacrée hebdomadaire qui valait à elle seule une semaine de méthode Assimil. C’était une technique d’assimilation involontaire d’autant plus géniale que l’attention consciente n’était justement pas protée sur la langue elle-même, mais détournée sur un objet parallèle: l’orthographe. Ça n’aurait sûrement pas marché aussi bien si l’acquisition avait été la règle du jeu – et si elle avait compté dans la sanction finale que savent mettre les pédagogues à tout ce qu’ils font. Là, c’était merveilleusement gratuit, mesdames et messieurs! Le petit tour de cirque clandestin pour le plus grand amusement des enfants sages !... J’ai connu plusieurs témoignages d’élèves du secon-daire qui m’assuraient avoir appris le français dans les dictées des classes primaires – ce qu’ils en savaient –. Là aussi ça pose le problème fondamental du choix de la langue, évidemment. Il est peut-être heureux que ces exercices qui portaient uniquement, en principe, sur l’écriture interminablement cicéronienne pour la plus grande joie des accords subtils aient provisoirement passé à l’as.

Ces réflexions faites, je me demande sincèrement où l’écolier d’aujourd’hui, pourrait bien avoir attrapé la langue qu’on lui reproche si fort de ne pas avoir ? Il est muni d’une forme de lecture distanciée – bientôt carrément « rapide » par les soins des disciples de Foucambert – qui glisse sur le texte pour y cueillir l’information mais ne l’accroche pas : il pourra se taper des bibliothèques entières sans rien acquérir du tout... Quant à la langue, je veux dire : bien sûr il saura le contenu des bibliothèques, mais toujours incapable, lui, d’écrire trois lignes. Il n’a plus l’aliment des textes récités par cœur, ou très rarement, ni le serinage langagier de la dictée redoutée... Il est donc privé d’à peu près tous les moyens d’intégration possible des rythmes et des structures du français « classique » – où diable il pourrait les dégoter ? Où est-ce qu’il pourrait rencontrer cette langue ? Et c’est encore lui, l’infortuné (pour dire les choses joliment), qui se fait agonir ! On l’abreuve de reproches, l’indigne !  On le traite de bon à rien, de paresseux... Mais à voir ça de près on devrait le consoler, lui présenter nos excuses. C’est pas une boutade – les gosses prennent leur langue à la télé, maintenant. Ils jouent énormément avec les slogans publici-taires, par exemple – sans les prendre au sérieux, au contraire avec toute la finesse et la distance voulues. Et même lorsqu’ils font acheter des choses à leurs parents, c’est plutôt parce que ça crée une connivence entre eux, un lien. La pub leur sert de comptine.


Sauver les lettres
sauv.net
 

Haut Retour