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Capes de Lettres ou capes de Morale ?

A l’oral du CAPES externe de Lettres Modernes,
l’épreuve sur dossier tourne à l’entretien d’embauche.

Télécharger ce texte : capesmorale.rtf

Les candidats au CAPES externe doivent, depuis quelques années, subir " une épreuve sur dossier ", dont le but est de tester non les facultés d’analyse ou la culture littéraire, mais les aptitudes pédagogiques. Après tout, cela peut sembler justifié : il est vrai que si la culture littéraire, les qualités d’analyse, de composition, et d’expression sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes pour faire un bon professeur, et il est juste d’essayer de déceler si les candidats sauront transmettre les connaissances qu’ils possèdent.

Mais le libellé des billets de tirage de cette épreuve montre que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Les jeunes professeurs sauront-ils être des directeurs de conscience ? des professeurs de morale ? Si la police de caractère, l’usage de l’euphémisme, minimisent cette dimension de l’épreuve, le rapport du jury montre au contraire que c’est essentiellement cela qu’on entend tester chez le candidat.

Voici le billet de tirage donné en exemple dans le rapport (session 2000) :

CAPES EXTERNE DE LETTRES MODERNES                  COMMISSION :

EPREUVE SUR DOSSIER

DOCUMENTS A ANALYSER :
- Une liste de textes pour l'oral de l’EAF destinée à une classe de première ES en 1999/2000.
- Annexes : choix de textes de la liste
.

SUJET :
Dans le cadre de l'épreuve orale de l’EAF 1999/2000, vous analyserez la liste de textes proposés. Vous pourrez vous interroger notamment sur l'organisation de celle liste, et sur les objectifs didactiques qui ont présidé à sa constitution.

A l'initiative du candidat durant l'exposé ou du jury pendant l'entretien une ouverture sur la dimension civique de l'enseignement des Lettres sera envisagée.

C’est donc une nouvelle relation à la discipline, une nouvelle relation aux élèves, une nouvelle conception de la mission et du métier de professeur qui sont exigées ici ; et les commentaires du rapport envoient un message clair à ceux qui auraient choisi d’enseigner le français parce qu’ils désiraient faire partager leur amour de la littérature, et leur connaissance des grands auteurs de notre patrimoine : ce n’est plus du tout ce qu’on leur demande. Ce qu’on attend du candidat, c’est qu’il privilégie " la dimension civique de l’enseignement des Lettres ".

Si les jeunes professeurs deviennent ce qu’on souhaite qu’ils soient, c’est l’arrêt de mort de l’enseignement de la littérature, qui n’est plus ouverture vers le mystère, vers l’art, vers l’incommensurable, vers le plus grand que soi, vers l’étrange et l’inouï. Les " textes de toutes sortes, et notamment littéraires ", comme l’écrit le préambule des programmes, devront, pour être retenus par le jeune professeur, être porteurs d’un message " civique ".

D’une part, c’est nier la spécificité esthétique de la littérature, pour la réduire à un support particulièrement apte à délivrer des messages moraux. D’autre part, on se demande pourquoi l’enseignement des Lettres se prêterait, plus qu’un autre, à la formation civique. Demande-t-on au professeur d’arts plastiques qu’il ouvre ses élèves à la dimension civique de la peinture ? On rirait d’un professeur qui choisirait d’étudier des peintres à message plutôt que ceux qui ont révolutionné leur art : pourquoi exiger l’inverse du professeur de Lettres ? Comme l’écrit C. Billon 1, qui s’insurge contre la " tendance à instrumentaliser savoirs, programmes et examens en vue d'une lutte contre la violence scolaire ", " on se demande si la littérature n'est pas enrégimentée au service de la bien-pensance, de l'ordre moral, du "politiquement correct" ".

Mais c’est dans les commentaires des rapporteurs qu’on voit combien, dans l’expression " professeur de Lettres ", le vocable " Lettres " a perdu tout son sens, et qu’un professeur ne doit plus penser qu’il est là pour enseigner une discipline. Car dans un long développement didactique, le jury remet les pendules à l’heure : il explique ce qu’est le bon professeur et le mauvais.

Le mauvais professeur " s’autorise à l’indifférence " ; " c’est un exécutant irresponsable ", qui " ne voit dans le statut de fonctionnaire que les garanties qu’il implique, et non les missions qu’il impose ". On est d’abord frappé du ton du rapport : il se pose en modèle, et donne ici un exemple du discours moralisateur qu’il espère entendre des jeunes professeurs dans leurs classes. Quant au contenu de ces propos, n’avons-nous pas là un cours d’ECJS dont A. Boissinot rêverait qu’il fût investi par les professeurs de Lettres ? Ne pas faire du cours de français un cours d’éducation civique, c’est être un fonctionnaire moralement " indifférent ", socialement " irresponsable ", fainéant et parasite. Se reconnaîtront ici tous les passionnés de littérature, de poésie, qui rêvent de faire partager leur émotion à la lecture du Bateau ivre, sans avoir à demander à leurs élèves, dans un travail d’invention judicieusement choisi, si finalement, le bateau n’aurait pas mieux fait d’ être plus sobre, de ne pas envoyer balader ses " haleurs " ; il aurait ainsi évité de regretter " l’Europe et ses vieux parapets "…Se reconnaîtront aussi tous les professeurs qui choisissent leur programme non en fonction de son poids de catéchèse, mais de son poids d’émotion, d’ouverture vers le monde du doute, et de l’analyse critique.

Le bon professeur " a choisi le français " (il ne s’agit plus des Lettres…) " parce qu’il aime lire, écrire, s’exprimer, entrer en dialogue avec les autres ". Ne peut-on dire la même chose du professeur d’histoire, de biologie, d’anglais, de sciences économiques ? Car on le voit, ce n’est ni par amour de la littérature, ou de l’histoire littéraire, mais, par amour de " la lecture " qu’on a choisi ce métier. Nos élèves aussi aiment et pratiquent la lecture : celle des bandes dessinées, et de l’Equipe. Où réside, alors la spécificité de notre discipline ? Mais s’il " a choisi d’enseigner le français ", ce ne peut être parce qu’il aime le français, ou parce qu’il trouve qu’il est important de transmettre une culture littéraire : c’est " parce qu’il pense pouvoir apporter quelque chose aux élèves dont il aura la charge ". On comprend, par ce qui précède et par ce qui suit, que ce " quelque chose " est tout sauf une formation culturelle et intellectuelle aux grands auteurs de notre patrimoine.

Il s’agit donc de revenir au bon vieux cours de morale, pratiqué par les " hussards noirs " auxquels se réfèrent les rapporteurs, comme pour se laver du soupçon de liquider l’école républicaine. Mais le mot n’a plus bonne presse, et comment avouer une telle régression alors qu’on a fait vœu de moderniser l’enseignement ? On utilise donc une autre terminologie : tantôt " l’école joue un rôle … éthique dont les enseignants doivent être les agents ", tantôt, on demande aux candidats de " privilégier les dimensions axiologiques des documents ".

Le langage des sciences humaines ne masque pourtant pas le terrible aveu de régression que révèle cette exigence : ce que l’instituteur d’autrefois enseignait à ses élèves de CE1, il faut maintenant l’enseigner de la sixième à la première.

Mais c’est dans ses justifications philosophiques que le rapport est le plus inquiétant : en gros, comme l’écrit C. Billon (1), on demande à l’école de maîtriser la violence des jeunes, en attendant qu’on leur ait trouvé du travail, ou que la justice ait pris le relais. Du coup, la tâche du futur professeur est complexe : il ne doit pas être un professeur de civilité : pas question d’exercer un ethnocentrisme culturel et de "se transformer en professeur de belles manières ", en imposant bêtement, " de façon prescriptive ou normative ", des codes à de politesse " à des élèves d’origines différentes ". Ainsi, en respectant la façon de parler et de se comporter des différents élèves, le professeur évite qu’ils se braquent contre l’école. Mais inversement, il doit les aider à se rassembler en une " communauté culturelle, par le patrimoine et par la langue". On comprend qu’avec une double tâche aussi contradictoire, ce double souci à la fois centrifuge et centripète, communautariste, et républicain, le futur professeur n’ait guère le temps de songer à l’enseignement de la littérature. La confusion conceptuelle est particulièrement flagrante dans l’exemple donné par les rapporteurs: on y loue une candidate qui, à propos de La cigale et la fourmi, a " privilégié la dimension axiologique ", " pour construire son étude à partir d’une triple définition de la citoyenneté ". Si le terme de civilité renvoie à la fois à l’idée de politesse et d’éducation, le terme de citoyenneté est sans équivoque : il renvoie non aux rapports inter personnels, mais à une définition de l’individu du point de vue de ses droits politiques. On se demande bien quels droits politiques sont en jeu dans la fable de La Fontaine. S’il s’agit d’organiser un débat sur la charité et sur l’égoïsme, sur les principes de plaisir et de réalité, il ne s’agit ni de civilité, ni de citoyenneté, mais bien de morale.

Mais le plus pernicieux est dans la confusion faite entre ces deux notions : si l’on réussit à faire croire aux élèves que lorsqu’ils font l’aumône aux misérables, lorsqu’ils cèdent leur place aux personnes âgées dans le métro, ils se comportent en citoyens, on ne risque pas de les voir s’enquérir du programme politique de leurs élus, ou même descendre dans la rue pour revendiquer des droits sociaux ou politiques. Avec la pseudo citoyenneté de proximité, c’est, croient nos pédagogues, la paix politique et sociale assurée.

Au terme de cette analyse, on comprend que cet oral n’a pas pour fonction de juger de la compétence disciplinaire des candidats, mais d’effectuer de véritables entretiens d’embauches, pour voir si les futurs employés ont l’esprit maison. On ne teste plus leur culture, mais leur culture d’entreprise, et leur conformité idéologique. On veut engager des personnels " qui ont réfléchi à leur mission " ; on exige, au cours de l’épreuve, " la sincérité " ; elle doit être " le lieu, non du formalisme, mais celui de l’engagement personnel ". Ce n’est donc pas un savoir qu’on juge, et la capacité de l’enseigner clairement, mais " un savoir être ", pour reprendre la terminologie de l’entreprise et des DRH.

Cette " ouverture sur la dimension civique de l’enseignement des Lettres ", malgré la présence discrète de sa formulation, devient en fait une exigence centrale du CAPES. Le candidat ne peut s’y dérober, puisque l’inquisition veille, et que, s’il ne l’envisage pas " pendant son exposé ", " le jury " l’abordera " pendant l’entretien ". Le rapport signe ainsi un triple forfait :

- Contre la littérature et sa richesse irréductible, seul garant, dans notre discipline de la transmission d’une culture commune fondatrice de liens durables entre les futurs adultes que sont nos élèves.

- Contre le haut niveau de compétence des professeurs de lettres, que le monde entier reconnaît : ce ne seront plus désormais que des animateurs chargés de trouver, dans leur culture, des textes susceptibles de véhiculer un catéchisme moral lénifiant.

- Contre les générations futures, dépouillées de la connaissance du patrimoine littéraire, qui leur permettrait de juger le présent en toute liberté, dépouillées de tout esprit critique par le renoncement aux exercices de réflexion et de raisonnement exigeants, dépouillées de toute dignité politique, par un moralisme à mille lieues de la véritable instruction, " celle qui exclut ", comme l’écrit Condorcet, " toute dépendance, forcée ou volontaire ", grâce à laquelle " les habitants d’un même pays peuvent également se gouverner par leurs propres lumières ".

Avec de tels contenus, de tels concours, et de tels professeurs, nous allons tout droit vers Le Meilleur des Mondes, celui où l’on est un bon citoyen lorsqu’on se contente de consommer, de travailler, et de s’abrutir de " soma ".

R. Wainer

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1 – Christophe Billon : Un enseignement citoyen des Lettres, paru sur le site de Sauver Les Lettres et dans la revue du MDC sur l'Ecole intitulée " L'Ecole en question(s) ". nov-déc 2000

05/2001


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