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Un cas d'école : le niveau

Gérard Molina, " Refonder l’école ou accompagner sa dérive ? ", L’Aventure humaine, "Oser enseigner", n°10/2000, mai 2000.

Ci-dessous un extrait de l'article pages 97-103 : "Un cas d'école : le niveau".
Avec l'aimable autorisation de l'auteur.


      Après que plusieurs ouvrages eurent déploré, au début des années 1980, la baisse du niveau des élèves, deux sociologues livrèrent le verdict de la science, armée de chiffres indiscutables et de mesures objectives : Le niveau monte (Seuil, 1989). C. Baudelot et R. Establet comptaient " réfuter une vieille idée de vieux concernant la prétendue décadence de nos écoles " et briser là avec les lamentations remontant à la création des lycées sous Napoléon. En lisant de près l'ouvrage de Baudelot et Establet, on saisit vite que le contenu rectifie quelque peu le titre, car le " niveau ", notion insaisissable, " se dérobe à l'analyse statistique pourtant nécessaire lorsqu'il s'agit de comparer entre elles des, générations entières " (p. 19). D'autre part, les auteurs constatent que " le niveau monte, mais non pour tous, ni partout également " (p. 157), et que, donc, " les progrès sont limités, puisque l'amélioration des performances ne concerne finalement que l'élite scolaire " (p. 112).

      Quoi qu'il en soit de cette loi des rendements décroissants qui toucherait aussi la production scolaire, la conviction selon laquelle globalement plus de jeunes d'une génération donnée (en fait d'une classe d'âge) savaient plus de choses et mieux, était partagée par la presse spécialisée, les autorités politiques et beaucoup de lecteurs (dont moi). On tenait avec la sociologie savante le missile contre les pleureurs obsédés du déclin, ceux qui voient, dans l'instauration d'un droit, une menace pour leurs privilèges. Aussi bien, André de Peretti laissa tomber, depuis son surplomb administrativo-pédagogique, une explication psychologisante de la réitération des affirmations de baisse de niveau : " C'est une réplique automatique, dans un psychodrame de la suffisance, qui tend à disqualifier toute réorganisation des pratiques d'enseignement... " (Controverses en éducation, 1993, Hachette, p. 130). Fermez le ban !

      Patatras ! voilà qu'une instance de première importance, le Conseil national des programmes, présidé par l'inamovible Luc Ferry (nommé par Bayrou, reconduit par Allègre) et composé d'une vingtaine de personnalités (des figures intellectuelles comme M. Broué, G. Lipovetsky, T. Todorov et même un directeur d'IUFM) livre un nouveau et singulier bilan : " La comparaison récente (juillet 1995) entre les élèves passant le certificat d'études dans les années vingt et ceux d'aujourd'hui confirme, sur ces deux registres [lire-écrire et calcul], ce qu'il faut bien appeler une "baisse de niveau". " (1) Ce Conseil use des mêmes procédés que les sociologues pour asseoir sa conclusion. Même si le jugement sur l'enquête comparative de 1995 nous paraît biaisé et partiel, il faut noter le démenti appuyé d'une assurance qu'on croyait solidement établie.

      Mais la confusion empire avec les résultats de l'évaluation CE2-6e de la rentrée 1998. À courte échéance, on est confronté à une chute importante : à l'entrée en 6e, presque deux fois plus d'élèves ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture (20,8 % en 1998 contre 11,5 % en 1992) , c'est pire en mathématiques (38 % ne maîtrisent pas les compétences de base en techniques opératoires contre 17,4 % en 1992). Sans céder au fétichisme des chiffres, il y a là au moins une tendance à la baisse des performances qui interroge le bien-fondé des réformes opérées depuis 1989. Or le ministère préfère lancer les patrons de l'ex-Direction de l'évaluation et de la prospective (DEP, devenue Direction de la progammation et du développement) qui dénigrent leur travail avec des arguments dont la malhonnêteté laisse pantois (2).

      a / L'ex-directeur de la DEP, Claude Thélot, soutient que toute comparaison est illusoire car les épreuves cernent des compétences incommensurables, affirmation reprise par le nouveau responsable de l'évaluation, Michel Garnier (Le Monde, 14 septembre 1999). Mensonge pur et simple : Thélot et ses collaborateurs avaient obtenu en 1989 la création des évaluations dans le but de "vérifier dans quelle mesure les élèves ont acquis les savoirs et les savoir-faire correspondant aux exigences du fonctionnement actuel des classes de 6e" (3). Que l'on sache, depuis 1992, les " exigences " de la 6e n'ont pas grimpé en flèche ou changé du tout au tout.

      b / Cl. Thélot (suivi par Garnier) assure que cette évaluation n'a pas été conçue pour comparer les résultats d'une année à l'autre, mais il affirma exactement le contraire à plusieurs reprises. Ainsi, en rendant compte des résultats de 1990, Thélot écrivait : " En 1991, pour répondre au souci légitime de comparaison, déjà évoqué plus haut, il est d'ores et déjà prévu que l'évaluation devrait retenir une partie des épreuves déjà proposées pour prendre en charge certains objectifs, ce qui permettra d'établir des comparaisons scientifiquement fiables " (Éducation et formations, hors série, janvier 1991). L'année suivante il confirmait que " l'évaluation de 1991 comporte des exercices déjà proposés les années passées, afin d'établir des comparaisons dans le temps " (ibid., janvier 1992), etc. C'est bien pourquoi l'évaluation a toujours lieu à la même période, aux mêmes niveaux, selon les mêmes procédures, en usant d'une distribution des résultats et de grilles d'analyse identiques... Malgré cela le ministère ose prétendre que cet outil " au maniement extrêmement délicat " (sic) " n'a pas été conçu comme un instrument de mesure du niveau " (Le Monde, 14 septembre 1999).

      c / En 1993, le ministère et la DEP s'adressèrent à tous les instituteurs " Les opérations d'évaluation menées ces dernières années en début de CE2 et de 6e ont permis de faire le point sur les acquis des élèves à des étapes déterminantes de leur scolarité. Ces opérations ont également révélé la nécessité de procéder à une observation plus continue (c'est moi qui souligne) destinée à éviter tout retard dans la mise en oeuvre des actions pédagogiques adaptées aux difficultés constatées. "(4) À l'époque il s'agissait non seulement d'apprécier l'évolution des acquisitions mais aussi de faire pression sur les maîtres pour qu'ils adoptent les nouvelles orientations pédagogiques. Ce fut le cas, mais les effets, mesurés par l'évaluation de 1998, ressemblent à une déroute.

      d / Usant d'un jargon technique intimidant, l'aréopage d'experts explique benoîtement que l'évaluation de 1998 ne mesure en fait rien du tout car : on a omis de procéder aux pondérations habituelles ; il faudrait préciser pour chaque chiffre " l'intervalle de confiance " ; la pertinence des résultats dépend du nombre d'items considérés. Bref, une Direction du ministère, dix ans d'expérience, des dizaines de collaborateurs, un coût pharaonique et des milliers d'enseignants mobilisés, tout ça pour négliger des biais statistiques élémentaires ! Quant aux courtisans du Conseil scientifique de l'évaluation, ils se moquent des professeurs en leur disant que cette évaluation est destinée à les aider dans leur travail de transmission des savoirs mais que son contenu est trop fantasque et erratique pour mettre en relation ces savoirs d'une année sur l'autre.

      e / Ce n'est pas la première fois que l'évaluation donne lieu à des retournements confondants. Lorsqu'il la lança en 1989, M. Jospin promit : " Ce n'est pas un examen ou une épreuve qui aurait pour objet de classer les élèves ou les établissements les uns par rapport aux autres " (cité in Le Monde du 22 septembre 1989). Déclaration naïve, pour parler par euphémisme, car très vite la DEP utilisa les résultats afin de comparer les écoles et les quartiers, les départements et les académies, les filles et les garçons, etc. (5). Et les parents astucieux obtenaient avec la note (sur 100) de leur enfant, les moyennes de la classe et de la circonscription. Une façon supplémentaire d'inciter au consumérisme scolaire que les mesures prises, à partir de 1983, pour démanteler la sectorisation avaient déjà bien entretenu. C'était l'époque bénie des palmarès de tous les établissements où la concurrence (exaltée par la DEP) devait, comme en économie, conduire ipso facto à l'optimisation de l'efficacité scolaire. On sait ce qu'il en advint.

      Soulignons l'ironie de la situation : les managers de l'éducation ont imposé l'instrument de mesure quantifiée qui leur a explosé à la figure. Ces outils de détermination des compétences se voulaient rigoureux et précis, propices à la répétition et à la comparaison, car il s'agissait à l'époque d'introduire par le haut une " culture de l'évaluation " capable de piloter conjointement le travail de chaque professeur dans sa classe et les ordonnances ministérielles de gestion, rien de moins. S'y ajoute donc un principe orwellien : tant qu'une mesure comparative conforte la politique officielle, c'est une vérité objective ; dès qu'elle met en question cette politique, on démontrera la responsabilité du thermomètre ! Cl. Allègre annonce la " modification " des évaluations nationales. Mais la publication (très retardée) de celles de 1998 ne laisse aucun doute sur les raisons de cette décision : " Pour le champ "techniques opératoires" les élèves réussissent en moyenne près de deux items sur trois. Les deux cinquièmes des items de ce champ avait déjà été proposés à l'évaluation de 1991 ; on constate une baisse significative des résultats à ces items. " (6) Un démenti cinglant aux propos lénifiants sur l'impossibilité de comparer (voir nos alinéas a et b).

      La farce n'est pas encore achevée. Dans Le niveau monte (1989), Baudelot et Establet consacraient un chapitre à des enquêtes menées dans des lycées d'Aix et de Nantes où "les jeunes lisent beaucoup plus qu'on ne le dit " (p.93). Une conclusion valable aussi pour des quartiers défavorisés (le nord de Marseille) : " Les résultats sont clairs : le lycée ne forme pas des hordes de barbares illettrés ; il inculque bien, au contraire, une adhésion forte et spontanée à l'univers de la littérature " (p.98). Ce résultat excitait la verve des auteurs qui s'accordaient une petite coquetterie pour happy few. Eux-mêmes étant passés de la dénonciation de l'école capitaliste en France à l'école qui capitalise (du savoir pour les élèves et du prestige pour ses sociologues), ils s'amusaient : " Rien ne vaut un soixante-huitard pour faire passer, dans un lycée de milieu populaire, le message de la culture bourgeoise " (p. 99).

      Or voilà que neuf ans plus tard Christian Baudelot livre une autre enquête sur la lecture dans le secondaire et constate cette fois-ci une " désaffection marquée des lycéens pour la lecture au fil du temps "(7). Si les collégiens lisent encore (mais peu les auteurs classiques) ils abandonnent ensuite la lecture. Ces mêmes lycéens qui servaient de preuve pour affirmer la hausse du niveau sont devenus piètres lecteurs voire non-lecteurs ! Loin d'entreprendre une comparaison avec les affirmations du Niveau monte, Baudelot vitupère le système scolaire : " Plus les élèves vont à l'école et moins ils lisent de livres " (s'ils n'allaient pas au lycée, ils liraient sans doute beaucoup plus). Les professeurs soixante-huitards qui, en 1989, répandaient avec succès la " culture bourgeoise " sont à présent les galeux d'où vient une grande partie du mal : " Il reste que l'enseignement du français au lycée contribue aussi à ce processus de rejet de la lecture personnelle de livres " (p. 26), car l'imposition de nouvelles normes implique une conversion mentale à laquelle les lycéens d'aujourd'hui ne sont pas préparés.

      Ce travail essentialise des conduites binaires de lecteur (esthétique/éthique, ordinaire /littéraire, formel/contenu) sans admettre qu'un lecteur mélange plusieurs types de lecture, évolue au cours de sa vie et que l'école est là pour ouvrir l'élève à des lectures insoupçonnées. Il affirme de prétendues normes prônées par l'élite (livre-objet sacré, classification en bibliothèque, titre et auteur) pour les déclarer obsolètes (8). Il découvre avec effroi que " le lycée compose indirectement des groupes socialement et culturellement distincts : celui des lecteurs littéraires et celui des lecteurs ordinaires " (p. 44). Cette révélation sidérera sans doute les professeurs mais ajoutons que, chose incroyable, le lycée compose des groupes distincts de scientifiques et de littéraires, d'admis en classes préparatoires et de redoublants, des fous de Lautréamont et des fans de Madona... Résumons les trois temps de l'apport sociologique : 1 / l'école capitaliste transmet la culture ; 2 / le niveau monte et d'ailleurs la littérature survit très bien chez les nouveaux lycéens ; 3 / les lycéens sont incapables de suivre les exigences du lycée, se découragent et rejettent la lecture. Comprenne qui pourra !

      Enfin, last but not least, Ph. Meirieu choisit le Figaro magazine pour déclarer: " je suis assez d'accord pour reconnaître que le niveau a baissé dans de nombreux domaines, comme l'orthographe ou l'histoire " (23 octobre 1999). Il ajoute une autocritique dérisoire : " je plaide pour l'étude systématique de la culture classique. C'est la culture fondamentale de l'humanité. je n'ai pas toujours pensé comme ça, je le reconnais. Les pédagogues, dont je fais partie, ont commis des erreurs. Il y a quinze ans, par exemple, je pensais que les élèves défavorisés devaient apprendre à lire dans des modes d'emploi d'appareils électro ménagers plutôt que dans des textes littéraires. Parce que j'estimais que c'était plus proche d'eux. " Meirieu oublie de dire que durant ces quinze années ceux qui défendaient la culture pour tous furent systématiquement dénigrés et isolés, dans les écoles normales puis les IUFM, au nom de la modernité pédagogique, souvent juteuse pour ses avocats.


Gérard Molina, professeur agrégé de philosophie à l'IUFM de Paris.

 

1. Ce texte, peu lu, est paru sous la signature de Luc Ferry dans la revue Pouvoirs, 80, 1997, " Donner sens et autorité à la culture scolaire ", p. 121-131.
2. Il est toujours opportun de rappeler ces phrases du prix Nobel de physique Richard Feynman : "Je pense qu'il y a, dans ce domaine [l'enseignement] tant d'experts, de colloques et d'articles que la plupart d'entre vous devez souffrir d'une manière ou d'une autre d'un certain manque d'assurance. On ne cesse pas de vous faire la leçon, de vous répéter que ça ne va pas et qu'il faut enseigner autrement (…) La science présente cette qualité qu’elle nous enseigne les vertus de la pensée rationnelle, l'importance de la liberté de pensée, les effets bénéfiques du doute face aux leçons apprises (…) Mais on peut, en ne s'en tenant qu'à la formulation, appeler science ce qui n'est que de la pseudoscience. De ce point de vite, nous subissons tous aujourd'hui l'espèce de dictature qui règne dans tout un tas d'institutions tombées sous la coupe de conseillers pseudoscientifiques. Prenons par exemple le cas de ces études de pédagogie où les gens font des expériences, des listes, des statistiques, etc. Cela n'en fait pas pour autant de la science véritable, du savoir authentique ; il n'y a là que des copies de la science, comparables à ces aérodromes et tours de contrôle en bois qu'on trouve dans les îles du Pacifique-Sud. Les indigènes, qui souhaitent l'arrivée d'un gros avion, vont jusqu'à bâtir des avions en bois ayant la même forme que ceux qu'ils voient sur les aérodromes construits par les étrangers ; mais, curieusement, ces avions de bois ne volent pas. Cette mutation pseudo-scientifique a pour seul but de produire des experts et vous devriez peut-être, vous, les vrais enseignants qui avez affaire aux enfants à la base, mettre en doute de temps en temps la parole des experts, D'ailleurs, je pourrais donner de la science cette autre définition la science est la croyance en l'ignorance (les experts (...) Nous vivons, me semble-t-il, une époque de non-science et tout ce tapage autour des communications, de la télévision, des mots, des livres, etc., n'a rien à voir avec la science. Moyennant quoi, nous subissons, au nom de la science, une lourde tyrannie intellectuelle ", in Richard Feynman, La nature de la physique, trad. H. Isaac, J.-M. Lévy-Leblond et F. Bilibar, Éditions du Seuil, coll. " Points-Sciences ", 1980, p. 211-231.
3. Jean Vogler (chef du département " l'évaluation des écoles ", DEP 9), " Lire-écrire-compter au sortir de l'école élémentaire ", Éducation et formations, MEN, 14, janvier-mars 1988, p. 48-61, cité p. 50. Cet article qui analyse les résultats d'une première expérience d'évaluation sur 2 171 élèves en fin de Cm2 a servi de matrice aux réflexions sur l'évaluation au primaire.
4. CI. Thélot et J. Ferrier (directeur des écoles), texte introductif aux trois cahiers (un par cycle) intitulés Aide à l'évaluation des élèves, p. 7.
5. Lire, par exemple, Le Monde de l'éducation d'octobre 1991.
6. Évaluations CE2-6e. Repères nationaux, septembre 1998, MEN-DEP, Les dossiers, 11, août 1999 (parution réelle : fin novembre), p. 18. Voir aussi p. 12 (sur l'orthographe en CE2), p. 15 (sur la connaissance du Code en 6e).
7. Christian Baudelot et Marie Cartier, " Lire au collège et au lycée : de la foi du charbonnier à une pratique sans croyance ", Actes de la recherche en sciences sociales, 123, juin 1998, p. 25-44, cité p. 25. Ce travail est développé dans Et pourtant ils lisent, Seuil, 1999). Nous citons l'article.
8. Signalons-leur qu'on apprend aujourd'hui aux élèves de CE1-CE2 à distinguer sur une couverture de livre l'auteur, l'illustrateur et l'éditeur, ainsi qu'à comprendre la fonction d'une " quatrième de couverture ", a différencier dans une bibliothèque les fictions des documents, les albums illustrés des livres traditionnels, les séries des romans uniques, etc.


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