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Quelques pistes pour explorer les réformes de l’enseignement du français
au collège et au lycée.

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L’enseignement de la discipline connaît un bouleversement sans précédent, puisqu’aux changements survenus dans la définition des programmes et des contenus, il faut adjoindre les renouvellements imposés dans les méthodes pédagogiques, jusque dans la façon même de conduire le cours, désormais susceptible de se transformer en  séquence… S’il nous a semblé tout d’abord nécessaire d’interroger les présupposés théoriques sur lesquels la réforme de l’enseignement du français appuie sa légitimité, c’est que le principe pédagogique de la " séquence ", par exemple, n’est que l’aboutissement prévisible d’une manière bien particulière de concevoir l’étude de la discipline, principalement centrée, nous le verrons, autour de la " problématique de l’énonciation ", pour reprendre les termes mêmes d’un des principaux acteurs des réformes, Alain Boissinot. Expérimentée au préalable en collège, la séquence a pu dans les dernières propositions de réforme, faire l’objet d’une généralisation à tous les niveaux du secondaire, visant vraisemblablement à réaliser une sorte d’homogénéisation du collège et du lycée, d’alignement de celui-ci sur celui-là, tant dans le domaine des " compétences " exigibles de la part des élèves que dans celui des méthodes pédagogiques préconisées par les réformateurs. Retracer le cheminement qui a pu mener à cette situation s’avère nécessaire : sur quels choix théoriques ces réformes se fondent-elles ? si l’histoire de la discipline est celle d’une dépossession, le " professeur de lettres " se voyant peu à peu relégué au rôle du " technicien en communication ", quelle orientation idéologique a-t-elle pu détourner le sens-même de sa fonction ? Sans vouloir ici nous livrer à une investigation exhaustive de ce cheminement, nous tenterons toutefois d’en indiquer, au préalable, quelques pistes.

1. Présupposés de la réforme :

Vouloir définir l’objet de notre discipline suppose d’accepter de prendre en compte les évolutions de la recherche en littérature et dans les sciences du langage. Peut-être réaliserait-on alors que cet historique est avant tout celui d’une destitution : celle de l’éclatante " littérarité ", telle que la définissaient Barthes ou Genette, par " la grisaille du " reportage universel "  produit par le langage ordinaire ", telle que l’évoque de façon parodique Tzvetan Todorov dans son article titré " La mauvaise foi de la Contre-réforme " (Le Monde du 31 mars 2000), et qui portait sur les refus opposés aux réformes de l’enseignement du français par un certain nombre de professeurs.

C’était dans les termes suivants que Gérard Genette posait dans Figures I la question de la littérarité : " L’incendiaire d’Alexandrie n’avait pas tout à fait tort, de son côté, de mettre le seul Coran en balance avec toute une bibliothèque : qu’elle contienne un livre, deux livres, ou plusieurs milliers, la bibliothèque d’une civilisation est toujours complète, parce que dans l’esprit des hommes elle fait toujours corps et système." (chapitre " Structuralisme et critique littéraire "). Gérard Genette concluait cette page en nous informant que si " la littérarité se définit en fonction de la non-littérarité  (…) en revanche aucune définition stable ne peut nous en être donnée ". Au sujet de ce partage qui distingue le littéraire du non littéraire, il ajoutait aussi que " seule demeure la conscience d’une limite ". Ces propos nous paraissent a posteriori particulièrement importants : ils assurent en effet un repère, et la possibilité d’une délimitation, toujours difficile mais néammoins possible à établir entre ce qui relève ou non du " littéraire ".

A ces propositions de Gérard Genette il faut opposer les paroles de Tzvetan Todorov, qu’il est convenu de classer aussi dans le mouvement " structuraliste ". Restituons intégralement la citation faite dans l’article du Monde par cet auteur, à propos de la littérature et de son enseignement à l’école : " Il n’est tout de même pas obligatoire de tenir pour dogme inébranlable le postulat fatigué de l’esthétique romantique selon lequel l’étoile de la poésie n’aurait rien de commun avec la grisaille du " reportage universel ", produit par le langage ordinaire. Et l’on n’assassine pas la littérature en renonçant à penser que " la vraie vie, c’est la littérature " ". A la lumière éclairante d’une telle proposition, voici Gérard Genette classé parmi les " romantiques "… Belle démonstration qui, mise en relation avec le titre de l’article (" La mauvaise foi de la Contre-réforme "), nous en dit long sur l’impartialité idéologique de son auteur, dès qu’il s’agit de définir l’objet de l’enseignement du français. A propos d’ailleurs d’ " idéologie ", il n’est pas sans intérêt de noter que le même Tzvetan Todorov, lors d’un séminaire national organisé par le Ministère de l’Education sur " Les perspectives actuelles de l’enseignement du français ", nous apprend que les études littéraires ayant été " inféodées ", du temps de sa jeunesse en Bulgarie, " par la propagande dogmatique ", la seule issue fut pour lui " la pure forme ", c’est à dire, la " linguistique ". Mais il faut peut-être ici se demander avec George Orwell si les formes de la contre-idéologie ne peuvent parfois nourrir une autre forme d'idéologie… Nous retraçant ensuite l’évolution subie par les études littéraires autour de 1980, il précise que l’on passe de l’étude des " méthodes littéraires " à la question de " l’utilisation de ces méthodes ", afin de procéder à " la recherche d’un sens des textes ". Il nous apprend que c’est sur cette base, en contact étroit avec la pratique scolaire, qu’il participe au Conseil National des Programmes.

Que la seule référence de Tzvetan Todorov, en matière de recherche du " sens " des œuvres littéraires, soit la  linguistique, c’est ce que nous confirme Alain Boissinot, dans la revue " Le Débat " de mai-août 2000 : " La linguistique inspirée par Jakobson dans un premier temps (…), Benveniste et la problématique de l’énonciation sont intervenus dans un second temps, et comme en dépassement de la première mouvance structuraliste. " Plus loin il précise que : " On est progressivement passé d’une approche fondée sur la description et la typologie des textes à une approche qui veut se placer dans la perspective de l’analyse et de la production du discours ", et que " cette évolution est évidemment liée à l’influence de la pragmatique ". Il poursuit : " Sur le plan des études littéraires, parallèlement s’est affirmée l’influence de l’esthétique de la réception ". De manière très schématique, on est passé, selon lui, de " l’intention de l’auteur dominante dans la première moitié du siècle (…) à l’intention de l’œuvre, dans les années 70, avec la recherche de structures immanentes du texte, puis à l’intention du lecteur, actuellement, à l’attention portée au rôle du lecteur dans la construction du sens ".

Ce cheminement qui mène de la " recherche d’un sens des textes " selon Tzvetan Todorov, " à l’attention portée au rôle du lecteur dans la construction du sens " pour Alain Boissinot est fondamental pour comprendre comment nous sommes passés de l’enseignement du français et de la littérature à celui de la " pragmatique du texte ".

2) La " pragmatique du texte " comme axe de la réforme de l’enseignement du français :

" C’est ainsi que l’étude de la langue a changé de statut : d’objet de savoir constitué qu’elle était, elle est devenue outil au service des pratiques discursives " (.l’Ecole des Lettres, " Collèges n°1 " , numéro datant de juillet 2000, distribué à la prérentrée par l’administration d’un prestigieux lycée parisien dans tous les casiers). Tout est dit ici de la manière exclusivement " pragmatique " dont l’on envisage désormais l’étude du français, orientée autour de la seule notion de " discours ", définie par les Instructions Officielles de 1996 comme " toute mise en pratique du langage dans un acte de communication à l’écrit et à l’oral ". C’est cette vision théorique tout à fait particulière de la langue qui oriente définitivement les nouveaux programmes, évacuant, par exemple, la dimension proprement textuelle, et écrite de la littérature, pour ne plus retenir comme objet d’étude que le " discours " dans sa dimension " énonciative ", ou, pour faire moderne, " communicationnelle ". L’on peut comprendre, à la lumière d’une telle orientation théorique, l’extraordinaire discrédit dont ne peut que souffrir désormais la langue littéraire dans les nouveaux programmes. Si leurs concepteurs soutiennent avec assurance qu’elle n’a jamais été aussi présente dans les programmes, c’est pour mieux occulter le fait qu’elle se trouve désormais assimilée systématiquement à du " discours ", et que comme n’importe quel " discours ", tout texte littéraire obéit d’abord à une stratégie de " communication ", où le " message " n’a jamais pour objet, nous le savons, que d’exercer sur le lecteur une certaine " pression ". N’y a-t-il pas ici risque de voir le texte littéraire ravalé au rang de la " publicité ", aux objectifs de laquelle il se conforme tout à fait, à lire ces éclairantes définitions ? De fait, il n’est plus rare de voir les nouveaux manuels de collège proposer des " séquences " autour de la publicité dès le premier chapitre, affichant ici explicitement l’idéologie du langage dans laquelle ils s’inscrivent. S’il est vrai que ce type de support est destiné le plus souvent à sensibiliser les élèves à l’utilisation de figures rhétoriques, pourquoi, préférer d’emblée faire aborder des notions de poétique à partir de tels supports, plutôt que de présenter des textes véritablement écrits ? Il n’est pas rare non plus de devoir apprendre aux élèves ce qu’est, par exemple, un texte argumentatif, à partir du mode-d’emploi, ou d’une description technique d’appareil électroménager : dans un manuel de grammaire destiné au collège, l’on nous expliquait déjà, en 1973, comment s’établissent " les grandes parties du texte raisonné "… à partir de l’observation d’un texte intitulé : " A quoi sert un four micro-ondes ? ". Là aussi, pourquoi préférer ce type de support à un extrait littéraire ?

3) Effets destructurants de la " séquence décloisonnée " :

L’auteur de l’article de L’Ecole des Lettres cité ci-dessus définit ainsi, par ailleurs, les finalités de la " séquence " : " Une séquence vise donc la mise en place d’une compétence discursive ou la mise en place de deux, voire trois compétences discursives. " Voilà pour l’orientation exclusive désormais du cours de français sur la " production d’écrit ". Sur les modalités pratiques de la mise en place des " séquences ", il est dit que " La séquence décloisonnée intègre donc les apprentissages linguistiques aux apprentissages méthodologiques et culturels ". Voilà pour la confusion savamment organisée entre les différentes approches de l’enseignement du francais, grammaire et lecture devant désormais se confondre en " grammaire de texte ". Les Instructions officielles précisent, elles, que : " le français trouve son unité autour de la notion de discours, qui permet d’articuler écrit et oral, production et réception, travail sur les textes et étude de la grammaire ". " Décloisonnement ", " discours ", " compétences discursives " constituent désormais les maîtres mots de la discipline. Cela fait plusieurs années déjà que les inspecteurs mettaient en garde les professeurs et tentaient de les dissuader de faire de l’orthographe et de la grammaire l’objet d’un enseignement spécifique, mais les professeurs " résistaient ", ne parvenant pas à saborder tout à fait ce qui avait assuré l’excellence de leur propre formation. Il fallait donc procéder autrement. Désormais, les programmes d’orthographe et de grammaire deviendraient des référentiels dans lesquels puiser en fonction des " objectifs " de la séquence, eux-mêmes déterminés par les " compétences discursives " à attendre des élèves. Ainsi, l’on réserverait par exemple l’étude de l’adjectif au travail sur le portrait et la description, celle de la voix passive à l’article de journal de type " fait divers " etc. Et pour empêcher désormais les professeurs d’inscrire leur cours dans une progression annuelle, on leur assignerait l’ordre de concevoir leurs cours par " séries d’objectifs ". La " séquence " est donc un ensemble de cours où toutes les activités doivent être liées par des objectifs d’étude de la langue, de pratique de l’oral et de l’écrit, de lecture, au service d’activités d’écriture spécifiques (les " compétences discursives "). Tout est en dernière analyse orienté par cette activité d’écriture, finalité ultime de la séquence, qui suppose, selon une pédagogie tout à fait particulière, que les apprentissages ne soient plus déterminés par une progression annuelle, mais qu’ils soient toujours intégrés dans un " projet d’écriture ". Le principe de la " séquence " rejoint, nous le voyons, celui de la " pédagogie de projet " mais en faisant l’objet d’un cadrage strict par une pédagogie des " objectifs ".

L’idée de créer du " lien " entre des apprentissages risquant sinon d’être perçus comme arbitraires par les élèves, est sans aucun doute séduisante. Ce principe, déjà présent depuis longtemps dans la pédagogie de l’enseignement du français en collège, était toutefois laissé à la libre appréciation du professeur. Fondé sur la notion structurale du lien de la " forme " et du " sens " , ce principe orientait jusqu’alors le travail de commentaire et d’explication des textes. Le professeur disposait d’outils variés empruntés à la rhétorique ou à la poétique, mais aussi à la grammaire, rien ne lui interdisant, quand le sens d’un texte s’y prêtait, de faire un commentaire précis de l’emploi de telle ou telle forme grammaticale, quand elle constituait un élément significatif de la construction du texte et de ses effets. En revanche, l’enseignement de la grammaire s’inscrivait dans un programme annuel de notions à faire acquérir aux élèves, ce qui leur permettait de posséder en fin de collège des connaissances précises dans ce domaine, et d’accéder éventuellement à l’étude littéraire de textes mettant en jeu des techniques plus complexes d’écriture.

Or, le principe des " séquences " interdit désormais cette rigueur. Ainsi, si un programme annuel continue de figurer dans les textes officiels, ce principe pédagogique, qui suppose de ne puiser dans les programmes que ce dont on a besoin pour réaliser des objectifs d’écriture spécifiques, annule de fait l’obligation pour tout enseignant d’inscrire son travail en grammaire et en orthographe dans une progression annuelle. A quoi bon d’ailleurs, puisque la " grammaire de phrase " est désormais proscrite : " L’étude de la langue (…) s’est ouverte à d’autres approches qui permettent de lire le texte dans sa cohérence d’ensemble (grammaire du texte) et dans sa dimension énonciative (grammaire du discours) ", apprend-t-on dans L’Ecole des Lettres. Mais à liquider ainsi l’apprentissage systématique de la grammaire, on contribue surtout à générer de l’échec scolaire, et il est de plus en plus fréquent de rencontrer en 3ème des élèves ne sachant repérer un sujet dans une phrase, et ignorant à peu près tout des règles de la conjugaison du présent de l’indicatif… C’est la question même des " connaissances de base " qui est dynamitée par ce système, dont les présupposés apparaissent par ailleurs comme extrêmement flous aux professeurs eux-mêmes : la seule finalité demeurant l’activité d’écriture de l’élève, toute approche est désormais légitime pour y mener… De plus, ces présupposés paraissent pédagogiquement douteux : que sert de montrer à un élève que l’utilisation de l’apposition est constitutive de l’écriture de tel texte, par exemple, si l’élève ne sait pas réellement ce qu’est une apposition ? Le décloisonnement de la grammaire et de la lecture porte en effet un nom, la " grammaire de texte ", qui permet surtout d’abandonner l’étude de la " phrase "… et de la grammaire !

A cette évacuation de l’étude rigoureuse de la grammaire, il faut ajouter un autre effet pervers des " séquences ", qui réduisent la littérature au rôle de parent pauvre du cours de français, ravalant le texte littéraire à un pré-texte, seul intéressant à étudier pour " les compétences discursives " qu’il autorise chez l’élève. Ainsi, le même extrait pourra être envisagé comme illustration d’un fait grammatical spécifique, comme point de départ d’un travail d’écriture, comme exemple caractéristique d’un travail sur le vocabulaire ; à ce titre, il servira surtout de " réservoir de formes " à l’élève, bien plus que de trace matérielle d’un " sens " à découvrir, à explorer dans toutes ses richesses. On ne voit pas comment une telle appréhension des textes pourrait inciter les élèves à aller spontanément un jour vers les œuvres dites " littéraires "… Cette instrumentalisation du texte exclusivement conçu désormais comme répertoire technique va d’ailleurs de pair avec une évacuation pure et simple de l’enseignement de la littérature, désormais présenté comme fastidieux par ceux-là mêmes qui prétendent définir nos pratiques. Dans Le Débat de mai-août 2000, Alain Boissinot émet les propos suivants : "(…) il faut souligner que les débats que nous avons évoqués se sont joués, d’une certaine façon, dans un mouchoir de poche : dans tous les cas, il était question des stratégies qu’on met en œuvre pour commenter les textes, et le plus souvent de brefs extraits de texte. On a encouragé de la sorte une sorte de myopie, un ralentissement de la lecture, une centration trop exclusive sur la lecture analytique. La réflexion didactique souligne aujourd’hui volontiers les inconvénients de cette restriction des pratiques de lectures et tend à réhabiliter la pratique de la lecture cursive : lire beaucoup, lire naïvement, lire vite, en diversifiant les manières de faire (sic), au lieu de s’enfermer uniformément dans la glose. Il nous faut réussir à ne pas nous limiter à l’exégèse, et retrouver l’art de la production des textes. " Comment mieux dire que la lecture devient, à l’instar de toutes les activités du français, l’objet d’un " zapping " superficiel dont la médiocre finalité ne serait plus que de distraire l’élève - quand l’enseignement véritable des " œuvres " a pour but de le construire -, et que le texte se transforme en prétexte pour l’activité d’écriture ? De fait, dans le numéro cité ci-dessus de L’Ecole des Lettres, l’on trouve cette phrase " Rappelons les différents modes de rencontre avec les textes que sont la lecture cursive et la lecture analytique (…). La combinaison de ces variables doit permettre la lecture analytique et/ou cursive de six œuvres dans l’année. " Il est clair à lire ces lignes que " l’explication de textes " ne fait plus guère l’objet, désormais, du programme du cours de français, puisqu’aucune norme n’est plus imposée, en matière du nombre d’œuvres à étudier par année. Faire accéder cependant tous les élèves à une lecture réellement autonome des textes fondateurs de la littérature exigerait une autre rigueur… Mais le veut-on vraiment ?

4) Le nouveau Brevet des Collèges ou la mise à mort des compétences :

Les effets destructeurs de cette méthode, en ce qui concerne les connaissances objectivement acquises par les élèves à la faveur de cette démarche, peuvent se lire dans la mise en place du nouveau Brevet des Collèges, qui ne fait, tout d’abord, que valider la disparition de l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe, désormais nulles et non avenues, les seules questions subsistantes s’avérant d’une simplicité déconcertante et accessibles à un niveau de fin de cinquième. Les questions d’explication de texte quant à elles ne permettent plus aux élèves de faire la preuve d’une compréhension de fond des textes proposés, proposant pour la plupart des relevés lexicaux ou des repérages formels ne mettant jamais en jeu le sens global du texte, et ne demandant pas à l’élève de le faire. Les consignes de correction n’exigeant plus par ailleurs une réponse rédigée, la compétence de l’élève à organiser les éléments de sa réponse ne figure donc plus comme critère d’évaluation de ses aptitudes à rendre compte du texte. Enfin l’idéologie dominante en matière d’enseignement du français, celle de la " pragmatique de l’énonciation ", y balaie tout effet de surprise possible quant au choix des sujets proposés pour le devoir de " rédaction ". Si, auparavant, l’élève avait à choisir entre un " récit " et un " sujet de réflexion ", dorénavant, un seul sujet demeure, où il s’agit toujours pour l’élève de produire le même type de texte. Tout récit doit être mis " en situation " de parole : s’il s’agit de " raconter " quelque chose, il faut toujours adresser son " message " à un " destinataire " présent dans le texte de l’élève, et la " réflexion " doit s’intégrer au récit ainsi produit sous la forme d’une discussion entre les protagonistes. C’est dire si l’on considère désormais comme inutile la connaissance des codes de la langue écrite, et si l’on valide, au niveau-même des épreuves certificatives de fin de cycle, l’échec cuisant de l’enseignement du français à permettre aux élèves de les acquérir. Bien significatif à cet égard est le sous titre de l’Ecole des Lettres " collèges, numéro 1 " consacré pour l’essentiel à des développements de séquences : " Pratique de l’oral au collège ". Selon les sources du Ministère de l’Education Nationale, en 1992, 11,5% des élèves ne maîtrisaient pas, lors des évaluations nationales, les " compétences de base ". En 1998, ils étaient 20,8 %. Etait-il pertinent, dans un tel contexte, de rendre plus improbable encore les acquisitions des élèves en matière de maîtrise de la langue, en généralisant le principe des " séquences " et du décloisonnement des disciplines qu’elles supposent, de la grammaire en particulier ?

5) Une cohérence illusoire :

D’abord expérimentées grâce en particulier à la généralisation de certaines méthodes comme celles de la " lecture globale " ou de " la pédagogie de  projet  ", les réformes de l’enseignement du français à l’école primaire se sont surtout accompagnées d’une réduction conséquente de l’horaire consacré à l’étude de la langue, cet enseignement ayant perdu deux heures hebdomaires environ pour chaque niveau depuis les années 60. Elles s’établissent ensuite en collège avec le système des " fourchettes horaires " également justifiées par une logique pédagogique du " projet " qui réduit considérablement l’offre enseignante en terme de moyens horaires : occupées à nourrir la réalisation de " projets  interdisciplinaires" dans le cadre des " parcours diversifiés ", ces heures ne servent plus à dispenser des notions cadrées par un programme et des exigences nationales. Ce système trouve naturellement son parachèvement avec le principe pédagogique de la " séquence ", officialisation dans la forme même du cours de français de la disparition de la rigueur et des exigences en terme d’étude de la langue et des textes, puisque selon ce principe pédagogique, il est désormais fortement déconseillé d’enseigner la grammaire, l’orthographe ou la lecture en tant que telles.

Il n’y avait plus par la suite qu’à adapter le niveau du lycée à celui du collège, et c’est ce que les réformes prévues pour l’Epreuve Anticipée de Français, par exemple, démontrent clairement, avec le projet d’introduction au niveau du baccalauréat du " sujet d’invention " jusqu’alors propre au collège. Loin de s’arrêter là, les effets de ce réformisme apparaissent clairement dans l’introduction du terme de " séquence " dans les programmes du lycée et dans la remise en cause des méthodes d’approche de la littérature que ce changement autorise : non plus étudiée selon une perspective d’évolution diachronique, la littérature devra dorénavant être étudiée selon un point de vue essentiellement formel, à travers les notions de " genres " et de " registres ", l’étude du texte devant, comme au collège, s’orienter vers une finalité d’écriture – invention ou imitation -, prétendant restituer les objectifs de l’ancienne " classe de rhétorique ". Il n’est pas, paradoxalement, jusqu’à l’étude de la langue, de l’orthographe et de la grammaire, que l’on demande actuellement aux professeurs de lycée d’intégrer dans les dites séquences… Cette nouvelle injonction faite aux professeurs de lycée mérite toutefois quelques commentaires. Elle prouve surtout l’échec du collège à combler les lacunes des élèves en ce domaine. Mais ce que cette injonction met par-dessus tout en avant, ce sont les contradictions auxquelles, malgré leur désir hégémonique de cohérence " de la maternelle à l’université ", les réformes sont en proie. Alors que l’on a renoncé à toute exigence en terme de compétence linguistique et d’aptitude réelle à la lecture et à la réflexion, comme nous le voyions tout à l’heure dans notre analyse du nouveau Brevet des Collèges, il est intéressant de lire les phrases suivantes, extraites de la circulaire du 14 juin 1977, et citées dans un ouvrage destiné à l’enseignement du français à l’école primaire (Enseigner le français à l’Ecole, Carole Tisset et Renée Léon, Hachette) : 

" Le seul fait vraiment nouveau dans l’histoire de l’enseignement de l’orthographe au XXe siècle, c’est qu’on en a retiré l’exclusivité à l’enseignement primaire. Depuis 1977, il est entendu que l’école élémentaire doit s’attacher plus à la qualité des acquisitions qu’à leur quantité, et que l’acquisition doit se poursuivre dans les classes du collège, lequel doit accepter de voir en sixième cet apprentissage seulement commencé et s’efforcer de le parfaire par une action appropriée. "

Lorsque l’on voit le traitement fait à l’orthographe dans les nouvelles évaluations, au nouveau Brevet des Collèges en particulier, l’on mesure toute l’efficacité de " l’action appropriée " évoquée dans ces propos. Il est vrai que plus loin, une citation des Instructions du 5 février 1987 stipule que : 

" Même le deuxième cycle du secondaire est aujourd’hui mis à contribution, puisqu’une instruction récente prévoit en classe de Seconde des éléments de maniement de la connaissance de l’orthographe lexicale et grammaticale ".

C’est cette disposition sans doute qui oblige les concepteurs des cahiers d’évaluation de Seconde à ne consacrer, sur trente et un items, que deux items à l’orthographe : puisque celle-ci n’est pas sue, et que tout est à faire au lycée… Il est vrai que ces roboratives paroles sont citées par les auteurs du manuel Enseigner le français à l’Ecole à titre de consolation : " Nous voudrions conclure ce petit chapitre consacré à l’enseignement de l’orthographe par quelques mots encourageants "… Et que le dit " petit chapitre consacré à l’enseignement de l’orthographe " s’achève sur les propos suivants, émanant d’une étude consacrée par A.Chervel et D.Manesse à La dictée, les Français et l’orthographe (Calman Lévy, 1989) :

" Mais l’orthographe fait-elle véritablement partie des disciplines fondamentales de l’école et du collège ? Lire, écrire, compter, bien sûr, mais aussi s’exprimer (oral et écrit), s’intégrer dans une culture (langue maternelle, textes, littérature), se situer, s’ouvrir au monde (histoire, géographie, sciences), à la réflexion abstraite (mathématiques, philosophie), aux arts, aux activités physiques : voilà les disciplines essentielles auxquelles tous les élèves doivent et devraient accéder.

L’orthographe n’est pas du nombre. Malgré les apparences, et en dépit de la place que lui a accordée l’enseignement du français, elle n’a pas le même caractère de nécessité que les autres. Comme pour cent choses enseignées, on doit admettre qu’une fraction de la population y résiste, ou y répugne ; et d’ailleurs on l’admet parfaitement dans la réalité(…) "

Admirons au passage la rigueur qui veut que, puisqu’à l’instar de " cent choses enseignées ", l’orthographe rencontre la résistance d’une " fraction de la population ", on renonce à la considérer comme une " discipline fondamentale " ou " essentielle ". S’il suffisait d’invoquer pour chaque discipline la fraction de ceux qui y " résistent " pour la classer dans la catégorie des disciplines " non essentielles ", cela ferait bien peu de disciplines " essentielles "… Plus sérieusement, il convient de s’interroger sur de tels propos dont la vocation principale semble être de légitimer l’échec scolaire, l’absence de maîtrise des mécanismes de sa propre langue en étant l’une des premières causes. Ces paroles ne peuvent en dernière analyse que valider un système social où la sélection professionnelle s’opère bien souvent au détriment de ceux qui ne maîtrisent pas leur langue, le moindre concours de catégorie C, par exemple, comportant bien souvent des épreuves d’orthographe.

En guise de conclusion :

L’objet du cours de français est complexe et refuse de se laisser réduire aux significations unilatérales. Réduire le travail sur la langue à une série de " savoirs-faire " et de " pratiques discursives ", pour reprendre la terminologie du discours pédagogique sur lequel s’appuient actuellement l’Inspection des Lettres et le Conseil National des Programmes, nous semble par conséquent procéder d’une dangereuse désubstantialisation de cet objet.

L’enseignement de la " langue " comme instrument de communication doit un jour aboutir à la prise de conscience plus ou moins tardive, selon le degré de maturité de l’élève, de tout ce que le texte littéraire comporte, pour évoquer Blanchot citant lui-même Descartes, de " silence " : " Le langage serait par excellence le principe de la communication, s’il était sûr que nous ne fussions que des êtres logiques. Mais Descartes lui-même ne s’est pas résolu à affirmer que tout est pensée et il s’est contenté de laisser entendre que toute pensée est langage. A la vérité, le silence existe ; " il n’est pas la mort et il n’est pas la parole " (…) " (Faux pas). Prétendre dans ce cadre, comme le préconisent actuellement les responsables de l’élaboration des programmes de français, orienter exclusivement " programmes " et " procédures d’apprentissage " autour de la seule " maîtrise des discours " nous paraît à ce titre relever d’un grave appauvrissement dans la manière de concevoir l’objet-même de l’enseignement du français. Cette finalité ultime des " savoirs-faire " fait en effet passer au second plan ce qui nous paraît justifier le cours de français tout entier : faire découvrir des " œuvres " dans cette irréductible spécificité qui les caractérise, que Gilles Deleuze nomme leur " extraterritorialité ", Maurice Blanchot plus radicalement leur " intransitivité ".

Depuis sa petite enfance c’est autant par les  récits  que l’individu s’approprie la langue, que par la recherche d’une utilisation " pragmatique " et fonctionnelle du langage. Et c’était pour mieux permettre à l’enfant de trouver en lui l’espace propre à faire à ce " silence ", pour l’aider à accéder à l’univers merveilleux de la poésie, que le maître, puis le professeur travaillaient jusqu’alors à parfaire son appropriation de l’outil linguistique. A ce titre, il y avait un " objectif " propre au cours de français, bien différent de cette vague " pragmatique des discours" qui autorise les réformateurs à considérer que l’on travaille aussi bien le français dans toutes les matières et qu’il est par conséquent inutile de consacrer trop de temps à cet enseignement - autre idée à la mode, justifiant en particulier les diminutions horaires. La réalisation de cet objectif nécessitait un travail inlassable et minutieux, rigoureux et progressif, sur les techniques d’appropriation de l’outil linguistique, de la " langue " à proprement parler, c’est à dire, sur la grammaire, l’orthographe et l’expression. Mais, ce patient travail sur la langue, pour continuer à s’effectuer dans des conditions sérieuses, eût nécessité d’importants moyens. Arguant du fait que la " population scolaire a changé ", les pédagogues tentent de justifier le sabordage généralisé de l’enseignement du français des dernières décennies, par un argument certes objectif, la " massification ", mais qui eût mérité l’application d’une logique inverse à celle de la réduction massive des horaires qui a accompagné ce grand changement, et de la baisse des exigences de l’enseignement du français qui s’en est ensuivie.

L’objet de l’enseignement du français n’est plus défini semble-t-il par un " lire ", mais par un " produire " : ce qui prime désormais, ce sont les " activités " et les " savoirs-faire ", dûment cadrés par une stricte et monotone " pédagogie des objectifs ". Si le propos des réformes est de favoriser le plaisir de lire, c’est au prix du risque de nivellement, par la pratique de la " lecture cursive " qui suppose de faire lire aux élèves des textes sur lesquels aucun travail n’est ensuite effectué, des grands textes de l’humanité avec des ouvrages sans style ni écriture propre, sans possibilité pour l’élève d’établir une connaissance sérieuse et durable des différences qui fondent ces textes. Certaine célèbre maison d’édition pour la " littérature jeunesse " comprenait à la perfection quel parti tirer de ces confusions possibles, titrant récemment l’un de ses dépliants publicitaires d’un tapageur : " Et si Mary Higgins Clark était aussi importante que Victor Hugo ? "…

Bien pire, la voix d’une dénégation parfois violente du passé et de ses œuvres, se fait parfois entendre chez les défenseurs des réformes, comme en témoigne le propos suivant émis par deux secrétaires généraux de l’Association Française des Enseignants de Français dans Libération en avril 2000, en réponse à l’article du Monde " C’est la littérature qu’on assassine rue de Grenelle " :

" Il est évident que la conception de la littérature qui sous-tend ce grief est liée à une représentation très restrictive du corpus littéraire et des activités qu’il met en jeu : pour certains, la littérature, c’est la littérature du patrimoine, celle des auteurs morts ou en bonne voie de l’être, et c’est la dissertation littéraire (…). L’école n’a pas aujourd’hui à constituer un Panthéon, cimetière de chefs-d’œuvre à admirer pour l’éternité, mais à donner à chacun les moyens de circuler à travers un univers de signes, criblé de références, de réécritures sans fin (…) Mais pourquoi identifie-t-on l’apprentissage de la pensée à un exercice codifié, rigidifié par des décennies de pratique ? Il nous semble au contraire que cet objectif capital sera d’autant mieux atteint qu’on exercera les élèves à une pluralité d’activités, dans des situations d’énonciation variée."

Difficile de ne pas voir dans ce discours une apologie directe de cette pratique permanente du " zapping " à laquelle l’enseignement du français se trouve malheureusement trop souvent soumis du fait de la réduction des horaires évoqués tout à l’heure, comme de la soumission de l’étude de la littérature aux " objectifs d’écriture " que fonde une certaine idéologie mal comprise de la " pragmatique du texte ", telle que nous en énoncions plus haut la critique. C’est cependant au prix d’un contresens dont il peut sembler pour le moins curieux qu’il soit imputable aux représentants officiels de la plus importante association de professeurs de lettres en France, que les auteurs de l’article livrent par ailleurs " œuvres " et " auteurs morts ou en passe de l’être " aux recoins poussiéreux de l’oubli : " donner à chacun les moyens de circuler à travers un univers de signes, criblé de références, de réécritures sans fin " serait reconnaître implicitement en effet la dimension du passé, si le concept de " réécriture " engageait ici, comme nous pourrions le supposer, celui d’ " intertextualité ". Il n’en est rien bien évidemment : le mot, employé dans un tel contexte, ne renvoie encore une fois qu’à cette " pragmatique du texte " à la lumière de laquelle il n’y a point de salut hors de la " production " de l’élève, à laquelle tout doit mener selon un déterminisme bien appauvrissant dans son principe puisqu’il laisse échapper toute quête approfondie d’une quelconque " substantifique moëlle " que pourraient nous livrer les  œuvres passées et contemporaines, pour peu que l’on prît le temps de les étudier.. C’est dénier au mot de " réécriture ", pourtant, sa dimension essentielle, fondée sur une perception diachronique de l’évolution des formes littéraires. Laissons à ce propos la parole à Roland Barthes, qui nous dit, dans Le Plaisir du texte, que " l’avant-garde n’est jamais que de la forme progressive, émancipée, de la culture du passé : aujourd’hui sort d’hier, Robbe-Grillet est déjà dans Flaubert, Sollers dans Rabelais, tout Nicolas de Staël dans deux cm2 de Cézanne "…

La lecture des différents propos, tous plus déroutants les uns que les autres , proférés ces temps-ci sur l’enseignement des lettres – du " la littérature sert-elle ?"  prononcé par le Doyen de l’Inspection des Lettres au cours du séminaire organisé par le ministère cité plus haut, à l’idée, émise lors du colloque de Douai par une inspectrice, que nous devions dorénavant endosser le rôle de " techniciens de la communication " -, nous fonde à nous demander si, dans une mauvaise application du structuralisme, sous prétexte de pourchasser le sujet comme instance créatrice, dans une recherche effrénée de la " structure immanente ", puis de la " pragmatique du texte ", nous n’avions pas fini par jeter bébé avec l’eau du bain, mieux, par jeter bébé pour ne finalement garder que l’eau du bain. Ainsi, d’une pragmatique textuelle bien comprise, il ne reste peut-être plus que les plates " techniques de communication ", qui rappellent à notre mémoire le mot célèbre de Jacques Lacan : " Le rituel technique s’accroît à mesure de la dégradation des objectifs ".

Eliane Thépot

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01/2001


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