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L’école entre deux idéologies

Par Jean Romain


      L’enseignement est dans la tourmente. L’ignorer ressortit à la mauvaise foi parce que l’école est une sorte de caisse de résonance du malaise social, et que ce malaise s’entend même si on ne veut pas l’écouter. Chez les Américains, ce malaise transite le plus souvent par des problématiques liées à la sexualité (avortement, pornographie, affaire Lewinski, ligues de vertu, etc.). Chez nous, c’est par l’école parce qu’elle est un des forts piliers du système républicain.

      Une nouvelle logique écrase aujourd’hui l’enseignement. Elle le conduit à une catastrophe scolaire inédite en s’appuyant sur une cohérence destructrice implacable.

      Au centre de cette logique destructrice, deux idéologies : d’un côté celle de la froide rationalité de la droite économique et de l’autre celle de la gauche émotionnelle, celle des pédagogistes.

      L’école est enserrée entre les mâchoires de cette tenaille, et le jeu des deux parties est de jeter la responsabilité sur l’autre de façon à se maintenir au pouvoir. Mais si on veut sauver l’école, il convient d’abord de saisir pourquoi la collusion entre les libéraux et les libertaires est liberticide, et pourquoi elle produit un puissant effet de pensée-gigogne qui diminue notre pouvoir de la contester.

1. La droite économique

      Le phénomène qu’il est convenu d’appeler " mondialisation " par commodité est un phénomène d’homogénéisation des comportements, des goûts, des besoins et des habitudes. En s’étendant au monde, il rétrécit les différences aussi bien sur le plan économique que culturel. Pierre Bourdieu a magnifiquement analysé ce phénomène et il en donne un résumé dans Contre-feux 2 : avec la mondialisation, la concurrence ne s’est pas diversifiée, au contraire, dit-il, elle a poussé les producteurs " à rechercher des produits omnibus, valables pour des public de tous milieux et de tous pays, parce que peu différenciés et différenciants, films hollowoodiens, televonelas, feuilletons télévisés, soap operas, séries policières, musique commerciale, théâtre de boulevard ou de Broadway, best sellers directement produits pour le marché mondial, hebdomadaires tout public. " Et cela vaut également pour la nourriture, l’habillement, l’industrie de communication, la technologie de divertissement, tant et si bien que l’appareil de production et de diffusion de ces biens est concentré entre quelques mains seulement.

      En d’autres termes, la société marchande d’aujourd’hui a fait que 20 pour cent seulement des gens sont capables de produire les biens pour toute la société. Demain, 15 pour cent suffiront. Les autres devront consommer, s’extasier, se divertir, s’éclater. Le motif est variable à l’infini. Il n’y a pas besoin d’être très futé pour acheter des baskets, aller voir Bruce Willis ou écouter de la musique stéréotypée sur une chaîne hors de prix.

      Ce qui est nouveau en revanche est que cette société marchande n’éprouve plus le besoin d’éduquer finement tous les élèves puisqu’il suffit d’un faible pourcentage, extrêmement bien préparé. L’enseignement coûte cher, surtout s’il est appliqué qualitativement à toute la masse des jeunes. Donc il va falloir opérer une sélection. Mais comme le mot est imprononçable, il faut s’appuyer sur des stratagèmes plus adroits, c’est-à-dire politiquement corrects. Si on ne peut pas sélectionner en fermant les portes, on parvient au même résultat en les ouvrant toutes grandes. Évidemment cela a un prix, cela prend plus de temps mais le jeu en vaut la chandelle parce qu’on passe du qualitatif au quantitatif. Et pour cela, on a besoin des théories des pédagogistes et de la gauche émotionnelle.

2. La gauche libertaire

      La droite économique a profité de l’antienne que les pédagogistes reprennent en cœur depuis une vingtaine d’années chez nous et depuis plus d’un demi-siècle aux États-Unis : supprimons les exigences demandées aux élèves, actionnons la spirale du toujours moins parce qu’à l’école il y a trop d’école, pour ce faire, plaçons l’élève au centre. L’idéologie des pédagogistes est anti-intellectuelle : elle organise une destruction de l’intelligence en vidant les disciplines de leur contenu et en substituant des " compétences " aux connaissances elles-mêmes. Ainsi, l’école n’instruit-elle plus qu’épisodiquement, elle communique, si possible avec du plaisir parce qu’on a décrété que les élèves étaient tristes, qu’ils s’ennuyaient en classe et qu’ils étaient en butte à la violence que les professeurs leur faisaient subir. Changeons tout : refusons la division traditionnelle des disciplines, mixons les enfants, réformons l’évaluation, et surtout empêchons les élèves d’être élevés et les professeurs d’être des professeurs, c’est-à-dire de faire leur métier.

      Il s’agira donc de juger les élèves non plus sur des critères intellectuels mais sur des critères purement sociaux. Cette dérive s’articule autour de trois éléments structuraux que les pédagogistes remâchent sans cesse :

  • Le premier élément est le suivant : la culture et les connaissances passent au deuxième plan parce qu’il est inutile de courir après un lièvre qui est toujours en avance. En effet, disent les pédagogistes, on assiste à une mutation intellectuelle parce que tout est changé, les connaissances se renouvellent plus vite que les générations. On ne peut plus enseigner comme avant : il faut apprendre à apprendre. Face à un savoir inflationnaire, il est inutile d’afficher une prétention encyclopédique mais il faut insister sur la méthode qui permet à chacun de se situer dans la forêt de la culture. Le savoir-faire devient ainsi de plus en plus important à l’école. Il faut innover, c’est-à-dire s’adapter sans cesse à un monde en proie à la mobilité infinie. Nous sommes passagers d’un train qui accélère depuis deux cents ans et qui file à toute allure dans la nuit.

      Il convient de dire que cette augmentation des connaissances est à nuancer d’abord en fonction des disciplines concernées. L’argument est radicalement faux en ce qui concerne les langues, la littérature, l’art, les mathématiques ou la philosophie. Dans ces domaines, les connaissances sont globalement stables, même si les instruments de recherche s’y sont affinés. Or ici les pédagogistes confondent les instruments de recherche et les instruments de transmission : ils entendent remplacer les seconds par les premiers.

      Dans le cas de l’histoire, de la physique ou de la biologie, il est certain que le renouvellement des connaissances est plus net, mais l’argument de mutation intellectuelle demeure pédagogiquement faux parce qu’il convient de déterminer dans chaque domaine ce qui essentiel. En effet, les découvertes récentes ne disqualifient pas nécessairement les théories classiques.

      L’argument est ensuite à nuancer en fonction de l’âge des élèves : même au degré supérieur, rien ne nous autorise à quitter le point de vue de ce qui est essentiel. L’école, très tôt, doit donner aux élèves le sentiment de la surabondance et de la variété des connaissances tout en leur apportant les outils pour établir des hiérarchies entre elles, parce tout n’est pas digne d’être étudié à l’école.

      Or ces dernières années, l’école a suivi de fausses théories scientifiques sur lesquelles elle est revenue parfois (rénovation du français, mathématiques réduites à la théorie des ensembles, l’histoire devenue melting pot pour toutes les dimensions sociales, etc.) et elle a pu s’engager dans des erreurs sous le coup d’un effet de masse : sont arrivées dans les collèges, massivement, des quantités d’élèves qui ne disposaient pas des bases élémentaires pour suivre harmonieusement ces degrés.

  • Or voilà le deuxième argument des pédagogistes : puisque sont arrivés des élèves qui ne savaient tout simplement pas parler leur propre langue maternelle, qui n’avaient d’autres références culturelles que la " culture " de masse, c’est-à-dire de la télévision, l’idée est apparue qu’au fond la culture nuisait à la démocratie. La culture est une affaire d’héritiers qui laisse en chemin bon nombre d’exclus. Être démocrate, pour les pédagogistes, c’est donc jouer la politique contre la culture. Parce que le fossé culturel est amplifié par l’école au lieu de s’y atténuer. La lecture des auteurs classiques, les monuments de la pensée n’intéressent plus personne, il faut leur apprendre ce qui leur sert immédiatement, et donc désanctuariser l’école, l’ouvrir sur la vie, c’est-à-dire sur la petite vie des élèves et sur la brutalité du monde. Le slogan de cet argument est " L’école lieu de vie ", étant donné évidemment qu’un lieu de culture c’est la mort : la mort du désir, la mort du plaisir, la mort de l’utilité, la mort de la démocratie ! Entrez dans n’importe quelle école : tout est fait pour qu’on ne sente pas qu’il s’agit d’un lieu spécial, celui où on étudie, celui où on s’élève vers la culture. Il faut étouffer la culture par la suprématie de la vie.

      Or cet argument est ridicule car on ne se saisit du monde qu’en le quittant, c’est-à-dire qu’à l’heure où on prend de la distance par rapport à ce qu’on vit tous les jours. On ne se saisit pas du monde lorsqu’on y est plongé jusqu’au cou, incarcéré dans le feu de l’action. Car pour comprendre ce qui se passe autour de soi, il faut l’étudier et non pas en être un acteur. Depuis l’antiquité on répète cela, c’est encore plus vrai aujourd’hui que le monde s’est complexifié : c’est dans l’éloignement que se trouve une des figures de la profondeur.

      Il faut donc que l’école soit construite autour de cette disponibilité pour l’étude par la distance qu’on prend sur sa propre vie quotidienne. Ce n’est pas en agissant sur le monde qu’on comprend le monde, c’est en s’élevant, c’est-à-dire en s’en éloignant. Un peu bizarrement, c’est en étudiant ce qui ne nous regarde pas au premier chef (grâce à la culture) qu’on finit par rejoindre le monde et par se retrouver soi-même. Donc l’étude d’un savoir est porteur d’universalité lorsqu’il est suffisamment éloigné de ma petite vie particulière.

  • Le troisième élément est donc logiquement articulé autour de l’incertitude de la valeur de l’universel. C’est peut-être l’argument philosophique le plus fort : les œuvres de la raison humaine, née de l’humanisme des Lumières, se sont souvent soldées par des échecs jamais égalés auparavant. En effet, l’idéal républicain pensait qu’il suffisait d’instruire rationnellement un homme pour prévenir chez lui l’erreur, le mal ou la méchanceté. Un homme bien instruit à l’universel ne peut pas faire le mal sciemment car la raison va éclairer sa volonté. Un homme cultivé a donc éradiqué le mal de son âme. Or l’histoire du XXème siècle a montré le contraire : pour être cultivé et rationnel l’homme n’en demeure pas moins un loup, une bête sauvage. La seule mention du nazisme suffit à établir que la raison n’est pas suffisante à prévenir l’horreur. Donc, la prétention de l’humanisme laïc à l’universel par la confiance en la raison est entachée et discréditée.

      Il est certain que cet argument n’est pas sans pertinence. L’histoire récente ne prouve pas que la culture nous garantit du mal. On ne dépasse jamais le relativisme et la subjectivité de chacun, peu importe qu’on soit ou non cultivé.

      Il existe en fait deux manières pour dépasser la subjectivité : soit, considérer que la raison existe comme une entité qui transcende l’histoire parce qu’il y a un mystère de la raison qui peut percer le secret de l’être, de la vérité absolue ; soit elle est inscrite à l’intérieur du monde et de l’histoire humaine et en ce sens elle ne peut qu’atteindre une vérité momentanée. Dans ce deuxième cas, une aspiration à l’universel est malgré tout une condition nécessaire. Cet universel conduit-il à une vérité absolue ? Évidemment pas ! Mais ce n’est pas une raison pour perdre toute confiance en la rationalité. Il y a en l’homme au moins autant de misère que de grandeur.

      C’est pourquoi l’école doit parier sur la grandeur de la raison, parce que la voie du sentiment, du percevoir, du pressentir, de l’émotion, du jeunisme omniprésent sous l’impulsion des pédagogistes, est encore plus dommageable pour l’esprit. Qu’il me suffise de rappeler à la mémoire des lecteurs le taux galopant d’illettrisme de nos jeunes. Ce constat n’est-il pas aussi convaincant pour illustrer l’échec du pédagogisme que la mention des horreurs du siècle pour condamner la confiance aveugle en la raison ?

3. Collusion détonante

      La collusion de cette gauche et de cette droite fait qu’on glisse de la notion d’égalité des chances à celle d’égalité des élèves, et cette dérive n’est pas sans importance : elle fait transiter de la transmission du savoir à la négociation infinie. On veut ainsi de part et d’autre changer la société en agissant sur les enfants et, pour ce faire, on met en place un processus de délégitimation des connaissances. Toutes les tyrannies du monde ont suivi cette idéologie destructrice : révolutionner la société en agissant sur les futurs asservis. Cette utopie exclusivement politique a partout abouti à des résultats identiques : une déstructuration de l’enfance et un désarroi généralisé.

      L'alliance les libertaires gauchistes et des libéraux économiques a ainsi abouti à galvauder un concept sur lequel gauche et droite tombent d'accord : le concept d'autonomie. C'est autour de lui que se joue une partie de ce qui fait que cette logique hétéroclite produit une sorte d’inconscience généralisée, de désinvolture.
      Le mouvement général de la modernité est le passage du lourd au léger. Et ce processus autotélique consiste à sacraliser la notion d'autonomie.

      En effet, la modernité se caractérise par son ambition de nier plus ou moins fondamentalement toutes les limites qui définissaient jusqu'alors la condition humaine, et elle se donne comme une promesse d'alléger la vie des hommes, leur existence, de les débarrasser de tous leurs fardeaux : la modernité a ainsi rendu la vie humaine moins lourde, moins pesante. Plus inconsciente, plus légère donc. Pour faire court, disons que pour l'école, après avoir été un bénéfice, voilà que ce processus a persuadé les élèves qu'il était inutile désormais de s'astreindre à l'étude, à la lecture, à la répétition, au travail parfois pénible pour réussir. Bref puisque nous voulons nous alléger, il est désormais inutile d'apprendre, inutile de se plier à la nécessité de répéter, de passer par tout ce qui peut limiter notre liberté. Je suis autonome, et cette autonomie je n'ai qu'à l'affirmer haut et fort. Or l'autonomie dont on parle à l'école est un but, ce qu'on atteindra à la fin du processus et cela progressivement. Elle n'est pas ce qui est donné au départ comme déjà construit. Seule une sacralisation de l'autonomie peut y faire croire. Cette sacralisation dommageable vient de gauche, (autonomie, valeur centrale de l'humanisme républicain) et de droite (autonomie, valeur centrale pour établir fermement la responsabilité de chacun), et la pince laisse peu de place entre ses ganaches. Le concept d’intensification de soi est ainsi légitimé dans son affirmation.

      Ceux qui ont compris la limite de l'autonomie sont les moins dupes de la société. Mais comment arracher les masques pour diminuer la mise en place de ces deux vitesses scolaires ? Tout répète aux jeunes et à leurs parents qu'ils sont "assez grands pour", "assez raisonnables pour", "assez mûrs pour" et cette certitude martelée jusqu'à la nausée se traduit en termes de droit : si je suis assez autonome pour... alors j'ai bien le droit de... "Laissez-moi faire de moi ce que je veux." Mais ce droit-là est un leurre, un piège superlatif, celui même qu'on refile à ceux qui sont tombés du mauvais côté de l'universel. Et il devient ainsi hallucinant de vouloir apprendre quelque chose à quelqu'un qui, par inconscience, n'est pas prêt à se battre pour l'obtenir.


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02/2001


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