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La nouvelle nouvelle EAF : analyses critiques et propositions

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Sur le site de l’académie d’Aix-Marseille, une nouvelle nouvelle mouture de l’EAF, non datée, a été installée après le récent projet d’EAF rendu public sur le site du Snes, et dont on trouvera la critique ici-même. Quelles différences voyons-nous entre les deux projets ?

 

Remarques liminaires :

La première mouture précisait : " L'écriture de dissertation consiste à composer une réflexion argumentée à partir d'une problématique fondée sur le corpus. Le candidat appuie son développement sur le corpus, sur les éléments du programme de première, sur ses lectures et sa culture personnelle. " La seconde quant à elle rectifie : " La dissertation consiste à composer une réflexion argumentée à partir d'une problématique fondée sur le programme et dont les textes du corpus sont représentatifs. " Livrons-nous, comme nous y invitent les nouveaux programmes (1), à une critique des brouillons du groupe d’ " experts " chargé de définir le nouveau baccalauréat de français.

Dans la deuxième version le " programme " revient au premier plan. La réécriture des programmes de Seconde nous avait déjà habitués à un tel revirement : c’est dans cet écart entre un premier jet et son toilettage assez peu discret, que des masques tombent. Nos " experts " rêvent de libérer l’élève des savoirs, ils rêvent de libérer les enseignants des contraintes des programmes littéraires nationaux, pour mieux enchaîner les premiers aux seules " compétences " - ce mot revient cinq fois en deux pages de texte -, les seconds à un bric-à-brac bureaucratique et managérial, composé de séquences didactiques et de " projets pédagogiques " - " L’épreuve orale (…) s’appuie sur une fiche pédagogique, renseignée par le professeur, rendant compte de l’ensemble du travail réalisé pendant l’année dans le cadre du projet pédagogique mis en œuvre dans la classe ". Faut-il aller jusqu’à dire qu’ils rêvent, en mêlant textes et documents, iconographiques ou écrits, en alignant Rousseau sur de mineurs auteurs autobiographiques contemporains, de nous affranchir de la littérature, insupportablement hiérarchisée, " élitiste " diront-ils, de la même manière que nous ont " libérés " de l’auteur  les nouveaux programmes, teintés d’un anti-humanisme d’autant plus inquiétant que la littérature se retrouve désormais grotesquement embrigadée à des fins " citoyennes ", de l’école primaire aux concours des professeurs de lettres ? Il ne survit plus, à cette mort de l’auteur, que des textes, de la textualité, du sémiotique, des genres, des " registres ", etc. Il ne s’agit donc plus de fonder un élève, de l’instituer en l’élevant grâce à la littérature.

 

La dissertation :

Que peut être l'avenir de la dissertation dans un tel cadre ? Le pire est à craindre. L'IG rêve en effet d’" épreuves évolutives " (Rennes, journée inter-académique du 23 janvier 2001) : " Epreuves considérées comme " temporairement définitives " ou épreuves évolutives ? " -, comme si le but de ce qui se joue actuellement était de définir un cadre suffisamment souple pour légitimer toutes les dérives ultérieures.

A partir de cette nouvelle version, on peut en effet construire au moins trois types de dissertations : la synthèse, si l'on donne aux élèves comme méthode de privilégier le corpus ; la dissertation de type CAPES si on leur conseille de raccrocher le sujet aux "objets d'étude"; la dissertation de culture générale de classes préparatoires si on insiste sur les "lectures et la culture personnelles". Cette manière d'ouvrir le tir correspond à la volonté de rendre possible un enseignement à plusieurs vitesses - de manière à ce que les enseignants puissent anticiper dans leurs pratiques "l'après-bac" de leurs élèves, ou au contraire à ce que l'examen puisse se modeler à la baisse sur le niveau des élèves, selon les pourcentages que l'on se fixe pour le succès au baccalauréat. Cette seconde mouture a en effet deux visées : empêcher une analyse lexicale précise qui permette de définir la nouvelle épreuve de dissertation, et sembler contenter tout le monde, en ouvrant excessivement les possibilités d'interprétation de l'exercice de dissertation, de façon à tout permettre dans les classes : la plus grande médiocrité ou la meilleure formation. Pour le baccalauréat il faudra choisir dans cet éventail. La plus grande médiocrité donnera de bons pourcentages de réussite au baccalauréat (il suffit de rédiger les sujets qui les permettront, ce qui est facile quand le sujet est national et bien contrôlable). Le bac pourra donc être médiocre. Tout le monde l'aura, les moins bons comme les meilleurs.

En revanche, si ce baccalauréat est le même pour tous, la formation qui l'aura précédé dans les classes aura pu être différente, grâce à l'élasticité de la nouvelle définition. Qui peut le plus peut le moins : dans certains lycées plus exigeants, ou où le post-bac des élèves réclame un niveau plus fort, le plus aura été fait. Ainsi, la différence de qualité de formation sera masquée, et les bons pourcentages nationaux feront croire que même dans les zones défavorisées, l'échec scolaire n'existe plus. Si en outre les mentions au bac sont supprimées, toutes les différences sembleront abolies, et certains se targueront d'un véritable succès, là où un triste tour de passe-passe aura masqué l'abandon d'une formation égale et égalitaire. Il suffisait d'y penser : casser le thermomètre.

Mais avant d'être concrétisée à l'examen, la dissertation nouvelle formule aura été testée et préparée dans les classes. C'est là que le bât blesse aussi. Comme le temps a permis à nos " experts " de rectifier que la dissertation porterait d’abord sur le programme de première, au risque que la nouvelle nouvelle mouture de l’EAF y perde sa cohérence initiale, très clairement exprimée par le doyen de l’Inspection Générale de Lettres, qui parlait d’un allègement des épreuves du baccalauréat (2), il va donc falloir préparer nos élèves à être capables de disserter sur un mouvement littéraire pris entre le XVIème siècle et le XVIIIème, sur la poésie, sur l’art de la persuasion, sur le biographique, sur le théâtre comme texte et spectacle, sur les réécritures, sur l’épistolaire, etc (3). ! Cela tient de la gageure…

(Bien que ce ne soit pas le lieu ici de critiquer la validité de certains " objets d’étude ", pour reprendre la terminologie des " nouveaux programmes ", on peut s’interroger sur la pertinence des deux derniers mentionnés : est-il raisonnable et fondé de demander à des lycéens de 16 ans, même de série littéraire, de réfléchir sur l’épistolaire ou les phénomènes de réécriture ? N’y a-t-il pas des sujets plus adaptés, plus recentrés sur des effets de sens et des valeurs, plutôt que sur une phénoménologie et une approche socio-critique des genres et des styles, qui concernent davantage des étudiants de Capes ? Nous tombons ici sur un paradoxe de ces programmes : les " réformateurs " prétendent lutter contre l’ennui dans les classes, quand leurs nouveaux programmes, élaborés par des universitaires soucieux d’asseoir leur place dans le champ de la théorie littéraire - la génétique, la socio-critique, la théorie des genres, la pragmatique conversationnelle -, ne sont guère exaltants et semblent quelque peu secs. On se plaît à rêver avec Tzvetan Todorov ( " L’Ecole des Lettres second cycle ", 2000-2001, nº4, pp.77-81 ) d’un programme où on étudierait " une tragédie grecque, une œuvre de tradition orale, un récit russe du XIXème siècle, une pièce de Shakespeare, un roman français " réaliste ", un maître de la poésie lyrique…" . )

Si l’on pose que les nouveaux programmes de lycée, qui mériteraient d’être entièrement réécrits, seront maintenus dans leur forme, avec quelques amendements, et si l’on veut garder une dissertation digne de ce nom, qui ne se réduise pas à de vagues spéculations, alors il faut exiger que tous les deux ans deux objets d’étude soient mis au programme de la dissertation : par exemple la poésie et le baroque, ou les Lumières et le biographique, ou le libertinage et le théâtre, etc. Le professeur aurait le libre choix des œuvres, en fonction du niveau de ses élèves. Bien sûr, comme à l’heure actuelle, on n’attendrait pas d’eux qu’ils maîtrisent les subtilités de la dialectique. Il s’agit d’exiger de l’élève qu’il s’initie à une réflexion littéraire argumentée, assuré qu’il sera de disposer d’un matériau d’analyse suffisant, pour peu qu’il ait été sérieux dans son année. L’Inspection et quelques autres beaux esprits pétris de " haine de soi " appellent cela du " bachotage "…

Sur le commentaire.

Plutôt que d'ennuyer l'élève à lui faire distinguer la spécificité générique d'un texte par rapport à un autre, à l'aide de questions aussi stériles que souvent oiseuses, comme en témoignent les nouveaux cahiers d'évaluation d'entrée en Seconde, qui donnent un avant-goût de ce que pourrait devenir la nouvelle épreuve évolutive anticipée de français, écartons le commentaire comparé et attachons-nous à aider l'élève à comprendre un texte littéraire en ce qu'il peut l'enrichir. On peut aussi imaginer que le texte du baccalauréat à commenter rentre dans un des objets d'étude du programme : un poème, un texte appartenant au mouvement culturel du XVIème au XVIIIème fixé nationalement, un apologue, un texte biographique, un extrait de théâtre, une lettre, etc.

On s'attachera à ce que la forme de ce commentaire reste composée, comme cette nouvelle nouvelle mouture le propose, en revenant à la définition antérieure d'un exercice qui a fait ses preuves et contraint l'élève à la fois à la rigueur d'un plan et à l'attention au sens profond d'un texte : "En séries générales, le candidat compose un commentaire qui présente avec ordre un bilan de lecture organisé de façon à donner force au jugement personnel qu'il prépare et qu'il justifie." On veillera également à ce que la définition de l'épreuve spécifie que le texte à commenter doit être littéraire, et non pas seulement d'une "qualité d'écriture (qui) justifie cet exercice", indication si vague qu'elle ne donne aucune garantie.

Sur l’écriture d’invention.

Nous ne reviendrons pas là-dessus. " Sauver les Lettres " a, à plusieurs reprises, exprimé son refus d’un sujet d’invention à l’EAF ( www.sauv.net/invention.htm, www.sauv.net/invent1.htm, www.sauv.net/invent2.htm ), ce qui ne signifie pas que nous soyons opposés à la pratique de l’écriture d’invention, en cours d’année, et dans un protocole libre qui exclut toute évaluation ( ateliers d’écriture, modules, travaux à la maison ).

 

Nous avons le souci depuis le printemps dernier d’améliorer l’EAF à partir de ce qui existe. La solution n’est pas de jeter l’anathème sur la dissertation, avec l’alibi qu’elle n’est prisée que par un peu moins de 10% des candidats, pour tout casser  - alors que nous savons tous très bien que la faute incombe en grande partie à sa mise en concurrence déloyale avec l’actuel sujet 1, et pour une moindre part, il faut l’avouer, au fait que certains concepteurs de sujets rejouaient leur dissertation de Capes sur le dos des élèves –, car il resterait pour nos " experts " à prouver qu’avec le passage en l’an 2000, la dissertation littéraire et le commentaire composé aient cessé subitement et bizarrement d’être, par excellence, ces exercices émancipateurs et formateurs pour tous, y compris pour des élèves qui ne seront pas des professeurs de lettres (4).

Enfin, puisque la nouvelle nouvelle mouture de l’EAF précise : " Les épreuves anticipées de français évaluent les compétences et connaissances suivantes: maîtrise de la langue et de l'expression orale et écrite […] ", il serait bien que 3 ou 4 points soient consacrés à la maîtrise de l’expression écrite, selon une proposition toute sensée du groupe Lettres du Snes ( www.snes.edu/observ/documents/lettres_tou_4.pdf ). A moins que l’acquisition de l’orthographe et de la syntaxe ne soit, elle aussi, considérée comme du " bachotage " dont il faudrait libérer les élèves !

" Sauver les Lettres ", 9 mai 2001

 

1. Documents d’accompagnement, fiche 4, " Production et singularité des textes " : " Cette perspective […] amène à prendre en compte les conditions de la création littéraire, les habitudes d’un public, ou les exigences d’une collection, ou encore les contraintes de la censure. "
2. Les 18 et 19 janvier 2000 lors des journées inter-académiques de Lyon.
3. Tout sujet sur un mouvement littéraire est exclu, comme le rappelait Katherine Weinland, puisque tous les élèves n’auront pas traité le même (cf. son intervention à Rennes le 23 janvier 2001).
4. On a pu entendre, dans certaines journées inter-académiques, des Inspecteurs Généraux faire remarquer que tous les élèves de Première ne se destinaient pas à enseigner la littérature ! Triste condition que celle de l’Inspecteur Général, que le pouvoir politique oblige à renier la valeur formatrice et universelle de sa discipline…

 


Sauver les lettres
www.sauv.net
 

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