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Bac de français : formation ou formatage ?

 

Plus de quatre cent mille élèves de Première viennent de passer l’épreuve anticipée de français. Beaucoup se sont précipités, comme chaque année, sur le sujet 1, appelé sujet d’argumentation. Les séries générales durent commenter un texte oratoire de Hugo, grandiloquent et boursouflé par sa forme, républicain sur le fond, comme s’il s’agissait pour les concepteurs du sujet, du moins pour ceux auxquels ils servirent de porte-parole, de se laver du soupçon persistant de liquider l’Ecole républicaine. Les séries technologiques eurent à se pencher sur un extrait intéressant des Thibault de Roger Martin du Gard, où se retrouve posé dans le contexte de l’été 1914 le conflit entre Créon et Antigone, entre la loi de la patrie, la guerre, et le devoir de résistance, le pacifisme. Mais ce qui a choqué nombre d’observateurs, élèves, parents et professeurs, ce sont les deux " travaux d’écriture " qui complétaient l’analyse des textes, car ils témoignent tous les deux d’un désir de faire réciter aux adolescents les règles d’un nouvel évangile laïc : le renoncement à la violence et l’espoir d’une terre promise.

Aux séries technologiques donc – classes réputées plus difficiles – le sujet suivant : " La seule façon d’empêcher que la violence règle le sort du monde, c’est d’abord de se refuser, soi, à toute violence. Vous défendrez cette affirmation, etc. " Le thème est au demeurant passionnant, à la croisée entre politique et morale, mais comme il était demandé aux élèves de ne pas limiter leur propos à la seule violence guerrière, c’est donc bien une repentance qu’on attendait d’eux, un retour sur eux-mêmes, sur leurs incivilités, afin de pouvoir leur donner l’absolution et une bonne note. Ce qui est gênant dans ce travail d’écriture, c’est qu’on les exhorte à renoncer à la violence sans qu’on les fasse s’interroger sur ses causes : déliquescence du milieu familial et perte de la filiation, ravages de l’ultra-libéralisme, hypocrisie de la massification de l’école, plus préoccupée de gérer les flux d’élèves au moindre coût, en les tirant au forceps jusqu’au baccalauréat, indépendamment de leur niveau et de leur rythme. Il est seulement demandé aux " jeunes " des banlieues de se tenir tranquilles, faute de quoi les marchés et autres sommets de la mondialisation risqueraient de s’enrayer.

Quant à leurs camarades des séries générales, ils étaient sommés de s’emballer sur le monde comme il va : " A l’occasion du Premier de l’An 2001, un responsable de l’Etat expose les raisons que l’on peut avoir d’espérer en un monde meilleur. Rédigez son discours. " Semonce serait faite à qui, faisant preuve d’esprit critique et d’un jugement autonome, dénoncerait les inégalités croissantes, les menaces écologiques, les dérives eugéniques de la techno-science, les risques de régression anthropologique, etc. Non, il faut seulement clamer sa foi dans le " meilleur des mondes " que nous concoctent nos dévoués gouvernants, nos managers pleins de sollicitude et tous nos prophètes techno-utopistes, qui se servent désormais du baccalauréat comme vecteur de propagande.

Mais pourquoi ne plus autoriser l’élève à confronter librement les points de vue, à les discuter de manière dialectique ? Pourquoi le cantonner à l’émission d’opinions, à l’éloge ou au blâme, comme si ces deux attitudes étaient somme toute équivalentes, quel que soit le sujet, et renvoyaient chacun à sa subjectivité, désormais autofondée. Triste conception d’une citoyenneté qui ne se conquiert plus par l’exercice d’une pensée critique mais par la récitation des dogmes du moment. Ce n’est donc pas la liberté d’opinion qui est menacée, dans le monde de la communication obligatoire, c’est celle de penser.

Faut-il alors que le cours de français collabore à ce décervelage de masse : lobotomisation des séries technologiques et injonction à la béatitude pour les séries générales ? Comme dans La Ferme des animaux de Orwell, faut-il que les élèves apprennent à bêler en cœur les slogans messianiques du nouveau catéchisme libéral - dont l’imposture est de laisser croire qu’il suffit de crier les mots " liberté ", " égalité ", " fraternité ", " paix " ou " droits de l’homme ", pour que, par on ne sait quelle magie performative du Verbe, ils s’accomplissent d’eux-mêmes ? Il est à craindre que, comme dans une ritournelle, ces mots ne se vident encore plus de leur sens. Et il y a fort à parier que les concepteurs des sujets ont, en toute inefficacité, prêché dans le désert à des élèves qui sont bien moins dupes qu’ils ne le croient. Le philosophe Alain notait en 1911 : " Je vois un progrès qui se fait et se défait d’instant en instant, qui se fait par l’individu pensant, qui se défait par le citoyen bêlant. "

 

Christophe Billon, professeur de lettres au lycée français de Lisbonne.

06/2001

 


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