L’Avenir des Langues Anciennes
sous-titre Repenser les Humanités Classiques, d’ Olivier Rimbault (préface de Joël Thomas).L’ouvrage est une réponse à celui de Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, L’Avenir des Langues, Repenser les Humanités, Paris, Le Cerf, 2004 ; Olivier Rimbault part de l’idée que ces deux auteurs ont une influence très forte sur l’enseignement des langues anciennes et souhaite proposer une approche différente. Olivier Rimbault discute l’emploi de l’expression « langues anciennes » et conteste le refus de Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann de considérer le latin comme une langue de communication. Il faut préciser qu’Olivier Rimbault est un spécialiste du néo-latin et un promoteur très actif du « latin vivant » [1]. Selon lui, le latin et le grec doivent être transmis comme un moyen d’expression en même temps qu’un moyen d’accéder à une culture. Il critique également la démarche pédagogique qui consiste à étudier directement et dès le début les textes authentiques ; bien sûr, l’étude de ces textes est également son but, mais il conteste la manière d’y parvenir telle qu’elle est préconisée actuellement dans l’enseignement secondaire. Je voudrais ici dire clairement que malgré toutes les critiques, tous les défauts agaçants (insupportables diront certains) de cet ouvrage, j’en recommande sincèrement la lecture, à laquelle j’ai pris moi-même un vif intérêt. Je pense que la démarche de l’auteur est intéressante et mérite d’être prise en compte, malgré les désaccords nombreux que j’ai pu avoir avec ce livre. |
Pour ce qui est des reproches que j’aurais à faire, ils sont importants :
Quoiqu’il s’en défende, le propos de l’auteur est fondamentalement polémique. S’il reprend le titre de l’ouvrage de Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, c’est parce qu’il veut régler avec eux des comptes philosophiques, comme l’annonce la double épigraphe jungienne. Sous cette invocation sont posées les bases d’un débat entre deux attitudes intellectuelles bien reconnaissables : l’une est accusée de surestimer la place de la conscience, émettrice de concepts et de règles ; l’autre entend réhabiliter celle de la nature dans l’activité de l’esprit, particulièrement en pédagogie, laquelle doit donc selon l’auteur privilégier la psychologie sur l’aspect théorique de la discipline.
Le paradoxe le plus voyant de cette approche est que tout le premier chapitre est consacré à la critique de la « pensée dualiste », forme réputée caractéristique d’un rationalisme simplificateur, même perfectionné par la dialectique hégélienne à laquelle se réfère explicitement Heinz Wismann. Or tout l’ouvrage s’appuie sur des oppositions idéologiques frontales, censées mettre en perspective le débat en cours ! Du côté de ses deux adversaires nous est présentée une lignée Luther- Descartes – Kant et les Lumières – Hegel – Comte, représentants d’une pensée analytique, « introvertie », valorisant la distance critique et l’objectivité, marquée par le protestantisme et gagnée par l’historicisme ; l’auteur, lui, se réfère à St Augustin - Érasme le catholique, Pascal l’homme du « cœur », puis Edgar Morin, dont le concept-clé de « pensée complexe, systémique » est placé dans la lignée de Jung (qui lie pensée et sentiment) et de Gilbert Durand (critique du rationalisme dans L’Imagination symbolique, 1984), avec une place particulière réservée à l’inattendu Henri-Irénée Marrou, célébré pour sa synthèse entre la distance critique et l’empathie caractéristique de « l’extraverti ».
Au plan pédagogique, il est inquiétant que « l’idéal éducatif introverti » attribué à Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann et accusé d’abstraction par excès de recul critique soit opposé à « la théorie et la pratique de la Communication Non-Violente » (p.33, fin), théorie « parfaitement anhistorique et pragmatique » bâtie par un psychologue américain : de telles références ont de quoi faire bondir les adversaires du « pédagogisme »…
Beaucoup de lecteurs seront agacés par l’omniprésence des références religieuses, disons même le parti pris catholique dans cet ouvrage. Qu’Olivier Rimbault fasse référence aux auteurs tardifs (donc souvent chrétiens) ou néo-latins est plutôt une preuve de sa culture élargie et présente un intérêt certain ; en revanche, ses analogies douteuses entre l’enseignement et la foi, des remarques comme « ce nouveau disciple d’Érasme, sera l’antithèse du fondamentaliste, que celui-ci soit musulman, chrétien ou laïc » sont à la fois insidieuses et malhonnêtes. De même, plus d’un réagira à sa conception de l’intégration de l’Islam en France, renvoyée p. 31 à un cheminement spirituel individuel , quand Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann proposent de faire étudier à l’école l’arabe classique comme ils recommandent de le faire pour le latin et le grec, c’est-à-dire une langue également ignorée de tous les élèves et propre pour cette raison à provoquer chez eux, quelle que soit leur origine, une prise de conscience linguistique et culturelle et donc l’appétit d’apprendre. Il est d’ailleurs curieux qu’à ce moment (p.30) Olivier Rimbault expose de façon largement tronquée et donc déformée la thèse de ses adversaires…
Olivier Rimbault constate avec raison les lacunes grammaticales des élèves, mais il semble en prendre acte, alors qu’il faudrait se battre pour inverser la tendance, qui n’a rien d’une fatalité. Il semble associer systématiquement analyse grammaticale et ennui de l’élève, ce qui ne correspond pas à la réalité ; ne lui en déplaise, les langues anciennes sont effectivement l’occasion de remédier en partie aux difficultés grammaticales des élèves, et ceux-ci en sont souvent reconnaissants.
J’ai un désaccord très profond avec lui sur la démocratisation de l’enseignement : à plusieurs reprises, de façon plus ou moins directe, Olivier Rimbault regrette la non-sélection des élèves, et aimerait qu’à l’instar des classes européennes, les langues anciennes constituent une filière sélective. Son observation sur la stratégie des parents est juste, mais pourquoi alimenter cette dérive ? D’abord, la sélection se fait de toute façon, puisque généralement, les élèves de langues anciennes sont des élèves sérieux, surtout s’ils persévèrent en lycée ; ensuite, tous les professeurs peuvent témoigner du fait que l’étude de ces langues apporte beaucoup à des élèves faibles, mais travailleurs et ouverts d’esprit. Enfin, je refuse d’encourager cette dérive actuelle qui consiste à compenser la décomposition générale du système par la création de filières-refuges pour quelques chanceux.
Olivier Rimbault reproche à Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann de ne pas tenir suffisamment compte de la réalité du système éducatif, mais on peut lui faire le même reproche : étant lui-même professeur de collège, il évoque beaucoup ce niveau, en négligeant le lycée [2], alors que le baccalauréat est un élément essentiel à prendre en compte, et que les lycéens prennent réellement plaisir à l’analyse des textes anciens. De plus, il se concentre plutôt sur le latin, alors que la question de l’apprentissage du grec est un peu différente.
Olivier Rimbault reconnaît les limites pratiques de la méthode qu’il préconise [3] (horaires, surcharge de travail pour les enseignants et les élèves), mais n’en tire pas les conséquences, alors que c’est une question essentielle, surtout dans le contexte actuel, où la charge de travail des enseignants ne cesse de s’alourdir.
Même s’il s’en défend, Olivier Rimbault donne trop de place dans le livre à la critique de Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann; ce n’est pas un choix très judicieux, car il suscite beaucoup plus l’adhésion quand il met en avant sa démarche que quand il critique celle des autres. Certes, il affirme p. 124 « Nous adhérons personnellement à l’idéal herméneutique et critique de P. Judet de La Combe et H. Wismann » et souligne en conclusion que les deux approches doivent cohabiter, que l’une n’est pas plus ou moins naturelle que l’autre, que le but doit être commun et qu’il vaut mieux s’allier ; ouf ! mais il est dommage que dans l’ensemble la critique prenne le pas sur l’alliance nécessaire. Ce déséquilibre vient de ce qu’il surestime l’influence des deux auteurs sur l’institution : en effet, s’ils bénéficient d’un fort crédit auprès des enseignants qui les connaissent, ils n’ont pas et n’ont jamais eu le pouvoir d’amener le ministère à assurer les moyens indispensables à l’existence des options de langues anciennes [4] ! Olivier Rimbault passe donc ici à côté du problème essentiel et son livre pourrait laisser croire que la désaffection à l’égard des langues anciennes vient de la méthode d’enseignement, alors qu’elle est souvent artificiellement créée par l’institution. D’ailleurs lui-même reconnaît, dans un article de La Dépêche [5], que plusieurs de ses collégiens ont abandonné l’option latin en passant au lycée, ce qui relativise le poids de la méthode choisie face aux autres paramètres. S’il a raison de critiquer la trop grande dépendance des élèves à l’égard du dictionnaire, il est absurde de l’attribuer à un excès d’analyse grammaticale !
Sa présentation critique de la CNARELA, qui serait perpétuellement dans la déploration vaine, est gratuite et caricaturale.
Malgré toutes ces critiques, il faut aussi souligner quelques éléments très positifs, qui justifient que l’on fasse une lecture attentive et bienveillante de ce livre :
Olivier Rimbault parle avec un enthousiasme communicatif des langues anciennes, et donne vraiment envie de les étudier et de les aimer. La belle expression de « langues vivaces » qu’il propose pour les désigner illustre cet enthousiasme et il affirme que la recherche d’un plaisir intellectuel rassemble tous les antiquisants, quelle que soit l’approche choisie. On partage aussi son souci de diffuser le latin et le grec au-delà du public scolaire [6]. On ne peut que le suivre quand il souligne à quel point les textes anciens nous « parlent », et quand il développe avec raison l’exemple d’Homère [7]. Il ébauche par ailleurs une réflexion féconde sur le fait que notre rapport aux textes anciens est à la fois un rapport au même et à l’autre, puisque tout en étant le produit de civilisations disparues et très différentes de nos sociétés contemporaines, ils expriment des émotions, des idées en partie universelles.
Autre qualité fondamentale : l’auteur montre une grande érudition, fait de nombreuses citations d’auteurs appartenant à des champs variés de la connaissance (littérature, mais aussi psychologie, philosophie, anthropologie...). Cet éclectisme dans les références entraîne l’usage d’un vocabulaire très varié, souvent inattendu dans ce type de réflexion ; l’auteur en est conscient et reconnaît dans sa conclusion que cela pourra dérouter les lecteurs. Sa bibliographie est fournie ; il termine l’ouvrage par quelques poèmes néo-latins de sa composition, dont certains sont assez savoureux.
Il est capable d’un regard critique sur l’approche qu’il préfère, celle du « latin vivant », dont il regrette par exemple la tendance au passéisme.
Il fait l’effort de réfléchir à la pédagogie des langues anciennes, et les contributions de ce type ne sont pas si nombreuses ; son apport en ce domaine est donc le bienvenu. Ses critiques sur l’étude trop précoce des textes authentiques, méthode qui selon son expression « met la charrue avant les bœufs » me semblent justes : il montre que des enseignants du supérieur reviennent parfois à des manuels de latin plus anciens (Gason-Lambert, chez Magnard, par exemple) reposant sur des textes « adaptés » et des exercices de manipulation.
Ses constats sur la baisse globale du niveau d’exigence et les dégâts produits par l’enseignement « en séquences » sont exacts. Pour ce qui est des méthodes d’enseignement, Olivier Rimbault ne peut être considéré comme un sectateur du pédagogisme, vu la place importante qu’il donne à la mémorisation, à l’acquisition nécessaire d’automatismes pour espérer accéder à un authentique plaisir intellectuel. On regrette cependant son manque de combativité face aux dérives du système.
La mise au jour de ses références philosophiques et de celles qu’il prête à Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, pour caricaturale (et parfois surprenante) que soit la dichotomie entretenue dans tout l’ouvrage, a le mérite de stimuler la réflexion et d’élever le débat chronique entre « républicains » et « pédagogues ».
Pour conclure, je dirais que j’attends la suite ! J’aimerais qu’Olivier Rimbault compose un ouvrage, pourquoi pas un manuel ou une méthode « tout public », où il développerait en détail sa manière d’enseigner le latin, et où il établirait des liens entre son approche et l’analyse grammaticale et textuelle traditionnelle. Comment passer de l’étude de la langue à celle des textes ? Voilà une question à laquelle je suis certaine qu’Olivier Rimbault a une réponse enrichissante à apporter. Il donne des exemples de méthodes, de sites internet et d’ouvrages, mais les outils pédagogiques de qualité, accessibles et modernes font réellement défaut. Il serait donc hautement souhaitable qu’Olivier Rimbault contribue à enrichir les choix pédagogiques possibles des professeurs.
Estelle Manceau, collectif « Sauver les Lettres »
1.
Voir son article sur le site du Café Pédagogique.
2.
Sauf pour critiquer, de manière assez juste, la réforme
du lycée.
3.
Dans la note 38 p. 96 en particulier.
4.
Rappelons qu’en octobre 2004 le ministre F. Fillon a mis fin à
la mission ministérielle sur les L.A. en France et en Europe
dont son prédécesseur Luc Ferry les avait chargés…
5.
http://www.ladepeche.fr/article/2002/05/21/112777-Olivarius-Rimbault-depoussiere-le-latin.html
6.
Même si le présent ouvrage est difficilement lisible
pour qui n’est pas professeur de lettres classiques.
7.
Il pourrait cependant nous épargner à cette occasion sa
vision figée et niaise des rapports hommes/femmes, pp. 102-103
et 104-105 ; à force de pratique le « latin
vivant », notre auteur se mettrait-il à penser
comme un auteur de l’Antiquité ?