par le collectif Sauver les lettres
Tribune parue dans L’Obs le 30 mars 2017, dont le présent texte reprend l’essentiel.
Depuis plus de quarante ans les gouvernements de droite comme de gauche précipitent notre école de
Charybde en Scylla. Si elle reste apparemment une institution dédiée à la transmission du savoir, c’est
parce que les professeurs continuent à enseigner malgré les réformes. Peut-on espérer qu'un projet
sensé et ambitieux sera enfin proposé par un prochain gouvernement pour éviter le naufrage total ou
la dénaturation de notre mission d’instruction démocratique ?
N’attendons rien de ceux pour qui les solutions seront toujours du côté du tri des élèves (tri ethnique,
social, géographique), de la concurrence et du triomphe des forts. Mais souhaitons que ceux qui se
prétendent de gauche cessent d’administrer à l’école publique les mêmes potions managériales que
la droite, déguisées en remèdes démocratiques : assez de saignées budgétaires, de diminution des
heures de cours [1] et de réduction du nombre d’enseignants ; assez d’injonctions pseudo-modernes
émanant de gourous de ministère qui, sous couleur de pédagogie innovante [2], imposent sans débat des
méthodes absurdes qui ruinent l’école et dégoûtent d’apprendre et d’enseigner [3]. Exigeons que nos
gouvernements cessent de faire semblant de lutter contre l’inégalité, semblant d’instruire, semblant
de nous consulter.
Nous, professeurs de terrain, connaissons les dégâts des précédentes réformes, qui se suivent et se
ressemblent parce que leurs promoteurs s’inscrivent, plus ou moins consciemment, dans une même
logique appauvrissante : la connaissance y est de plus en plus vidée de ses contenus et soumise à la
seule optique utilitariste de la concurrence économique ou aux récentes visées politiques autoritaires
– de la standardisation des matières à la labellisation ministérielle des manuels.
Voici donc les principes qui devraient, selon nous, présider à une politique éducative démocratique,
vraiment nouvelle.
L’institution scolaire a pour mission de donner à tous les élèves, quels que soient leur origine et leur
milieu, une véritable formation intellectuelle exigeante. Nous considérons qu’elle est défaillante
quand, au prétexte de s'adapter à un prétendu «déficit» des plus démunis culturellement, elle propose
aux jeunes un simulacre d’instruction, à coup de gadgets pédagogiques et d’activités infantilisantes.
Au contraire nous préconisons une politique ambitieuse pour tous :
Pour réaliser l’égalité d’instruction il faut défendre le collège unique et enseigner les mêmes savoirs
avec les mêmes exigences dans tous les établissements du territoire. Ce sont les méthodes qu’il faut
adapter aux élèves, non les contenus.
Cela nécessite de mettre en place toutes les mesures à même d’aider les élèves en difficulté, au lieu
de leurrer des générations entières sur l’air de « tout va très bien, madame la marquise », tandis que
s’opère un tri sournois, par classe, par établissement, par secteur. L’hypocrisie actuelle entretient les
privilèges et encourage la concurrence entre établissements, en maintenant un simulacre d’égalité,
propre, croit-on, à garantir la paix sociale.
Le développement de l’enseignement privé, aux frais de l’Etat, constitue une atteinte supplémentaire
à l’égalité républicaine des chances et à la mixité sociale, en concentrant dans ses établissements les
enfants des classes favorisées, comme le montrent les études officielles sur les catégories socioprofessionnelles
dont relèvent les élèves [5].
Nous dénonçons aussi les dispositifs trompeurs, censés remédier aux difficultés des élèves, alors
qu’ils détruisent des mesures de soutien existantes en absorbant leurs moyens et leurs horaires.
L’instauration en 2024 des « groupes de niveau », rebaptisés « de besoins » pour en cacher la véritable
nature, est en fait un dispositif de tri social et culturel des élèves, toxique psychologiquement et nocif
scolairement. Il plaque sur chaque élève une étiquette individuelle paralysante et pérenne de
« niveau » faible, moyen ou fort ; il méconnaît le processus d’assimilation des savoirs, en décourage
l’acquisition et rend l’élève seul responsable de ses échecs.
Nous dénonçons également la disparition des classes, repères psychologiques et sociaux
indispensables à des adolescents. Les réformes Blanquer du lycée, puis Attal du collège ont
déstructuré les classes, faisant de chaque élève un atome ballotté de groupe en groupe, de prof en
prof, sans qu’aucune relation pédagogique stable puisse s’installer ni la mixité sociale opérer.
Nous dénonçons enfin l’instauration inique, en 2018, de la plateforme de tri des bacheliers,
Parcoursup. Fonctionnant sur un algorithme opaque, elle classe les établissements d’origine selon des
critères obscurs qui empêchent les lycéens des zones défavorisées d’accéder à leurs choix dans le
supérieur. Dénoncé comme un « contrat sadique » [6] et managérial, il devrait être remplacé par des
procédures claires et équitables, servies par un nombre suffisant de places en université.
Nous demandons par conséquent :
Le français et les lettres ont un rôle fondamental à jouer dans la formation de la sensibilité et du
jugement des jeunes et nous déplorons l’érosion dont cet enseignement est victime depuis plus de
quarante ans (cf. note 2).
Nous dénonçons plusieurs contre-vérités nocives, mais répétées et utilisées par tous les décideurs : il
n’est pas vrai
Si nous dénonçons ces préjugés, c’est pour rendre possibles de réels apprentissages de base :
Loin de limiter la laïcité aux questions religieuses, nous pensons que l’école doit protéger de toutes
les pressions : fanatisme religieux, intolérance politique et idéologie de l’entreprise, qui menacent
chaque jour l’équilibre démocratique.
Il s’ensuit plusieurs principes :
Les professeurs, qui doivent être des intellectuels titulaires de diplômes de haut niveau, sont capables
d’inventer les parcours d’apprentissage des élèves et ne sauraient être de simples exécutants de
directives émanant d’une hiérarchie généralement ignorante des réalités concrètes de la classe.
Il faut donc en finir avec les dogmes pseudo-pédagogiques imposés dans les ESPE (ex IUFM) et
lutter contre le modèle managérial qui voudrait transformer totalement le métier et le statut des
professeurs.
Il faut également en terminer avec le recrutement effréné et parfois hasardeux de vacataires et
contractuels non formés et au statut précaire, traités comme des saisonniers et censés pallier, aux
moindres frais, le manque grandissant de professeurs.
Inversement nous défendons une haute idée de notre métier :
Les professeurs doivent non seulement bénéficier d’une formation universitaire de haut niveau dans
leur discipline, mais aussi d’une formation solide en psychologie, en histoire et en sociologie de
l’éducation, et enfin d’une initiation progressive aux pratiques du métier, à travers l’observation des
classes et les échanges entre pairs. La formation initiale et continue des professeurs doit donner un
aperçu de tous les courants pédagogiques et être nourrie de recherches scientifiques avérées.
Il est urgent de redonner espoir à ceux qui enseignent et à ceux qui espèrent tout de l’école. Dans le
domaine de l’éducation comme ailleurs, nous attendons de ceux qui briguent nos suffrages sous la
bannière de la gauche qu’ils aient le courage de transformer le réel au lieu de s’y soumettre.
[1] http://www.sauv.net/horaires.php : En 1976, un élève qui sortait du collège avait reçu 2800 heures d'enseignement du français depuis son entrée au CP. En 2024, il en a reçu environ 600 de moins. Il a donc perdu l’équivalent de deux années (2 heures par semaine pendant les 5 années de primaire, 1 heure par semaine pendant les 4 années de collège). La réforme « de gauche » du collège en 2016 a, de plus, instauré l’inégalité institutionnelle entre les élèves et les établissements, l’ « autonomie » (le vernis des coupes budgétaires) impliquant des horaires variables d’un collège à l’autre.
[2] Cf. École numérique, classe inversée, coronavirus et libéralisme scolaire, Nico Hirtt https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article323
[3] Cf. Carole Barjon, Mais qui sont les assassins de l’école ? Robert Laffont, 2016
[4] http://www.cnesco.fr/fr/dossier-baccalaureat/
[5] Cf. Dauphant F., Evain F., Guillerm M., Simon C., Rocher T., 2023, « L’indice de position sociale (IPS) : un outil statistique pour décrire les inégalités sociales entre établissements », Note d’information, n° 23.16, DEPP. https://doi.org/10.48464/ni-23-16
[6] Formule de Johan Ferber, dans « Parcoursup, c’est la maltraitance numérisée », Libération du 19/01/2023.
[7] Sait-on que le redoublement n’est plus possible du CP à la terminale (à de très rares exceptions près) ? Supprimé d’abord entre certaines classes, il a été définitivement aboli à tous les niveaux depuis un décret du 20 novembre 2014.
[8] Cf. Florence Dupont, L’Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec Pauline Colonna d’Istria et Sylvie Taussig, Albin Michel, 2013
[9] Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique, 20 et 21 avril 1792