par le collectif Sauver les lettres
Nous sommes des professeurs de lettres et d'autres disciplines, des professeurs des écoles, des
citoyens, animés par un idéal de gauche, soucieux de défendre un enseignement public et laïque
de qualité. Réunis dans un collectif fondé en 2000, au moment de la "réforme" Allègre, nous
luttons en particulier contre l'affaiblissement, le dévoiement, voire la disparition de l'enseignement
de la langue et de la littérature et contre l’abandon de l’ambition humaniste et émancipatrice de
l’école.
Depuis plus de quarante ans, tous les gouvernements, qu’ils soient de droite, du centre ou qu’ils
se prétendent de gauche, ont mené sans relâche un travail de sape contre l’école et sa mission de
formation de la pensée critique, en multipliant les réformes absurdes, en réduisant toujours plus
les coûts et en dénigrant, de façon plus ou moins directe, le travail des professeurs .
La baisse graduelle des exigences et des résultats de l'école publique, ainsi que l’explosion des
inégalités scolaires, sont la conséquence de ces politiques délétères, étroitement utilitaires et
comptables, qui considèrent l'Éducation nationale d'abord comme un « coût » à réduire et, de plus
en plus, comme une gare de triage plutôt que comme un devoir fondamental de l'État vis-à-vis
de tous ses citoyens.
Loin de vouloir idéaliser le système scolaire du passé, nous pensons néanmoins que l’évolution
actuelle est le contraire du progrès et qu’il faut inventer une école capable de hisser le plus grand
nombre au plus haut degré de connaissances et de conscience possible.
Nous voulons "sauver les lettres", et bien plus encore...
Sauver la grammaire et l'orthographe, non seulement comme des disciplines utiles à la
communication, mais aussi comme des apprentissages fondamentaux de la logique et de la rigueur
intellectuelle.
Sauver la maîtrise de la langue, non comme un formatage, mais parce qu'elle constitue la base de
tout apprentissage, la condition de la pensée et du raisonnement libres, de l'imaginaire, de
l'expression de soi et de tous les jeux de langage sociaux. Sans sa maîtrise la plus précoce et la
plus ferme, nul ne peut avoir accès à la pensée d'autrui, ni au monde symbolique, seul garant de
rapports humains sans violence.
Sauver la maîtrise de la langue pour permettre à tous l’accès aux oeuvres littéraires, de toutes
époques et de tous horizons, sources de mémoire critique, de mémoire collective, de réflexion, de
confrontation, de provocation, de surprise et de jouissance esthétique.
Sauver l'étude des oeuvres littéraires, sans les réduire à une illustration de débats contemporains,
et leur donner une place essentielle, parce qu'elles sont en elles-mêmes des leçons de liberté,
qu'elles ouvrent les esprits à une vision créatrice du monde et les entraînent à la faculté de juger.
Sauver la culture classique, non comme un bagage distinctif, mais comme un trésor d'humanité
commun.
Sauver le latin et le grec, non comme des privilèges, mais comme des ferments universels
d'émancipation et d’expérience de l’altérité.
Sauver l'idée d'un enseignement à visée humaniste, conçu pour développer toutes les capacités de
l'individu, et qui doit rester indépendant des pressions de l'économie.
Sauver l'idée que sur les bancs de l'école de la République, enfants d'ouvriers et de bourgeois,
d'immigrés et d'héritiers, des villes, des banlieues et des campagnes, doivent recevoir le même
enseignement, avec le même degré d'exigence.
Sauver une certaine idée de l'instruction du peuple, visant à son émancipation, idée ignorée depuis
toujours par la droite et trahie par les partis dits "de gauche" quand ils ont été au pouvoir.
Nous voulons enseigner, et non prêcher, fût-ce une morale "républicaine". L’étude d’une discipline
intellectuelle permet par elle-même la construction d’un citoyen capable de réflexion morale.
Nous voulons enseigner des disciplines constituées, des contenus solides et clairement définis au
niveau national, en exerçant librement nos choix pédagogiques, et non pas soumettre les élèves à
des expérimentations de hasard ou de circonstance dont les résultats ne sont jamais établis, ou
sont récupérés à des fins gestionnaires.
Nous réclamons le temps nécessaire pour enseigner de manière progressive, approfondie, et
réellement inventive, nous refusons le « zapping » auquel nous condamnent des horaires en peau
de chagrin.
Nous voulons enseigner et non animer.
Nous voulons enseigner et non classer, ficher, calibrer, formater les élèves en les asservissant à
des grilles de prétendues « compétences » ou à toute autre forme de contenus standardisés et
émiettés et à des « évaluations » chronophages incessantes, qui figent les dynamiques et
appauvrissent les contenus.
Nous voulons enseigner pour nourrir et développer la conscience de nos élèves, non pour les
enchaîner à des slogans, à des machines, à des écrans ou aux besoins immédiats du marché du
travail.
Nous voulons sauver un métier de passeur et d'éveilleur, confisqué aux professeurs par les faux
experts, les faux pédagogues, les idéologues, les techniciens et les comptables.
Nous voulons sauver les lettres pour offrir à tous nos élèves ce qu’y trouvait Proust : la possibilité
de « sortir de nous, [de] savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le
nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la
lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier ».