Nous sommes des enseignants de lettres et d'autres disciplines, des professeurs des écoles, des citoyens, animés par un idéal scolaire de gauche, porté depuis la Révolution française par Condorcet, Jules Ferry, Jean Zay, Langevin-Wallon, etc., et abandonné depuis quelques décennies par la gauche de gouvernement. Réunis dans un collectif fondé en 2000, nous sommes en lutte, depuis la "réforme" Allègre, contre l'affaiblissement, le dévoiement, voire la disparition de l'enseignement de la langue et de la littérature et contre une série de transformations, menées avec une cohérence paradoxale et un acharnement sans relâche par tous les gouvernements, qu’ils soient de droite (Ferry, Fillon, Darcos, Chatel) ou qu’ils se prétendent de gauche (Lang, Peillon, Vallaud-Belkacem), et qui ont pour conséquence une baisse graduelle des exigences et des résultats de l'école publique. Nous dénonçons cette convergence délétère de politiques qui délaissent peu à peu la visée humaniste de l'enseignement au profit d'orientations étroitement utilitaires, et considèrent d'abord l'Éducation nationale comme un « coût » à réduire plutôt qu'un devoir fondamental de l'État vis-àvis de ses citoyens.
Loin de vouloir idéaliser le système scolaire de nos grands-parents, nous pensons néanmoins que l’évolution actuelle est le contraire du progrès et qu’il faut inventer une école publique qui n'a jamais existé encore, une école capable de hisser le plus grand nombre au plus haut degré de connaissances et de conscience possible.
Nous voulons "sauver les lettres", et bien plus encore...
Sauver la grammaire et l'orthographe, non comme une discipline cosmétique utile à la communication, mais comme un exercice quotidien, intime, de rigueur intellectuelle.
Sauver la maîtrise de la langue, non comme un formatage, mais parce qu'elle constitue la base de tout apprentissage, la forme nécessaire de la pensée et du raisonnement libres, de l'imaginaire et de l'expression de soi, et la condition de tous les jeux de langage sociaux. Sans sa maîtrise la plus précoce et la plus ferme, l’homme ne peut avoir accès à la pensée d'autrui, ni au monde symbolique, seul garant de rapports humains sans violence.
Sauver la maîtrise de la langue pour permettre à tous d'entrer dans le patrimoine littéraire, source de mémoire critique, de mémoire collective, de réflexion, de confrontation, de provocation, et de jouissance esthétique.
Sauver l'étude des oeuvres littéraires et leur donner une place essentielle, parce qu'elles sont en elles-mêmes des leçons de liberté et de partage et qu'elles ouvrent les esprits à une vision créatrice du monde
Sauver la culture classique, non comme un bagage distinctif, mais comme un trésor d'humanité à faire partager à tous.
Sauver le latin et le grec, non comme des privilèges, mais comme des ferments universels d'émancipation.
Sauver l'idée d'un enseignement à visée humaniste, conçu pour développer toutes les capacités de l'individu, et qui reste indépendant des pressions de l'économie.
Sauver l'idée que sur les bancs de l'école de la République, enfants d'ouvriers et de bourgeois, d'immigrés et d'héritiers, des villes, des banlieues et des campagnes, doivent recevoir le même enseignement, avec le même degré d'exigence.
Sauver une certaine idée de l'instruction du peuple, visant à son émancipation, idée ignorée depuis toujours par la droite et trahie par les partis dits "de gauche" au pouvoir.
Sauver l'idée d'un "enseignement élitaire pour tous", comme horizon à atteindre.
Sauver les mots, le mot "élève", le mot "instruction", le mot "professeur", le mot "transmettre", le mot "humanités", au sens dévoyé, oublié, ringardisé.
Nous voulons enseigner, et non prêcher, fût-ce une morale "républicaine".
Nous voulons enseigner des disciplines constituées, que nous aimons et maîtrisons, et non les remplacer, auprès de nos jeunes élèves, par une inter-trans-disciplinarité indigente, car bricolée à moindres frais et introduite prématurément.
Nous voulons enseigner des contenus solides et clairement définis au niveau national, en exerçant librement nos choix pédagogiques, et non pas soumettre les élèves à des expérimentations pseudo-innovantes de hasard ou de circonstance dont les résultats ne sont jamais établis, ou sont récupérés à des fins gestionnaires.
Nous réclamons le temps nécessaire pour enseigner de manière progressive, approfondie, et réellement inventive, nous refusons le « zapping » auquel nous condamnent des horaires en peau de chagrin.
Nous voulons enseigner et non animer.
Nous voulons enseigner et non classer, ficher, calibrer, formater les élèves en les asservissant à des grilles de prétendues
« compétences ».
Enseigner pour nourrir et développer la conscience de nos élèves, non pour les enchaîner à des slogans, à des machines,
ou aux besoins immédiats du marché du travail.
Nous voulons sauver un métier de passeur et d'éveilleur, confisqué aux professeurs par les faux experts, les faux pédagogues, les idéologues.
Nous voulons sauver les lettres pour honorer, comme l'écrit Paul Ricoeur, « les promesses non tenues du passé ».