Pauvre Poucette
Malraux s'est trompé. Le XXIe siècle ne sera pas spirituel, il sera High-Tech. C'est Michel Serres, philosophe, académicien et grand officier de la légion d'honneur qui nous le dit dans un texte au titre délicieux : " Petite Poucette ". Pour fixer le cadre de sa composition, l'auteur annonce d'entrée " qu'avant d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître ". Je suppose que ce " le " fait référence à " l'apprenant ". Si tel est bien le cas, sans doute aurait-il été bon de préciser aussi qu'avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, il faut connaitre son sujet, il faut l'étudier, le dépecer et pour cela il faut évidemment au sens premier " se cogner " la littérature existante, qu'elle soit académique, institutionnelle ou scientifique. Cette étape, malheureusement, il semble que Michel Serres l'ait un peu sacrifiée. C'est sans doute pour cela que son texte, dégoulinant de pesantes platitudes, s'avère aussi désespérément creux. Dans cet hymne verbeux à notre formidable jeunesse, pas la moindre trace des centaines de travaux publiés depuis vingt ans sur les effets du multitasking, des nouvelles technologies, de la généralisation des écrans, etc. Rien, que dalle, nada ; juste l'éther insaisissable d'un axiome brumeux dont la flagrance supposée devrait commander l'aveugle assentiment. On me dit que la philosophie est le royaume de la pensée. Je le crois volontiers tant cette matière est belle et noble. Pourtant, quand la pensée se nourrit uniquement de lieux communs et qu'elle n'a que le cliché pour ancrage, elle finit inéluctablement par se mordre la queue.
" Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques et la moisson d’été, dix conflits, blessés, morts et affamés, cimetières, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir expérimenté dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale ", se demande d'abord Michel Serres dans son texte. Celle que l'on voudra bien leur enseigner ai-je envie de lui répondre. Est-il besoin d'avoir connu l'horreur de l'Holocauste pour en saisir toute l'infamie ? Ne peut-on comprendre que ce qu'on a vécu ? N'est-ce pas l'honneur de la culture littéraire, artistique, philosophique, historique ou scientifique, justement, que de nous ouvrir à des mondes inconnus ? Par ailleurs, en quoi la barrière de Planck rend-elle obsolète l'enseignement de la préhistoire, des tablettes cunéiformes, de la Bible juive ou de l’Antiquité gréco-latine ? Et franchement, pour que la barrière de Planck et l'accrétion de la planète influencent un tant soit peu les représentations de nos enfants, encore faudrait-il que ces derniers aient la moindre idée de l'existence de ces concepts. Un rapide sondage sur une trentaine d'étudiants en biologie ne m'a offert aucune identification positive. Michel Serres doit côtoyer des jeunes infiniment plus brillants que ceux qui fréquentent nos universités (je me joins d'ailleurs à ces derniers et avoue humblement que le concept d'accrétion planétaire m'était, hier encore, totalement inconnu).
Michel Serres nous dit ensuite que les médias ont détruit les facultés d'attention des enfants. Sur ce point, il a raison [1] (même si j'aimerais bien connaitre la source de ces curieux " chiffres officiels " évoqués dans le texte). Suit une apparente critique de ces nouveaux médias qui " se sont saisis depuis longtemps de la fonction d’enseignement " et " éclipsent l'école et l'université ". Une critique fort brève qui nous amène au cœur du débat " les jeunes habitent désormais le virtuel " (les données objectives montrant qu'ils y passent moins de temps que les adultes ne semblent pas perturber Michel Serres [2]). C'est là qu'apparait un argument absolument stupéfiant, digne d'être nobélisé (c'est la saison) : quand un ado consulte une page facebook, il ne recrute pas les mêmes circuits cérébraux que quand il lit un livre... quand il se gratte le nez, fait du vélo, joue du clairon ou dessine un éléphant non plus ! Cet appel aux " sciences cognitives " est simplement absurde. Lire sur wikipédia (ou facebook) ce n'est pas lire un livre. L'organisation spatiale est différente, il y a des photos sur lesquelles cliquer, il faut aussi se demander tous les dix ou vingt mots si l'on va suivre tel lien hypertexte ou pas. A cela il convient d'ajouter la présence éventuelle d'une messagerie qui bip à chaque fois qu'un email arrive, de réseaux sociaux qui vous abreuvent continuellement de messages, de systèmes d'alerte pour vous signaler en temps réel une promo commerciale ou la dernière cabriole de votre star favorite, etc. Il n'est dès lors pas étonnant que le cerveau traite les objets " livre " et " internet " différemment. Ce qui est intéressant ici, ce n'est pas que l'activité cérébrale soit différente (évidemment qu'elle l'est !), ce sont les études qui démontrent de manière récurrente que (du fait de tous ces facteurs de perturbation) les lecteurs retiennent moins bien un même texte quand il est lu sur internet plutôt que dans un livre.
Ces éléments nous amènent au mythe fondateur du multitasking. " Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois " nous dit Michel Serres. Soyons clair, le multitasking n'existe pas. Il est antinomique de notre fonctionnement cérébral. Placé en demeure de faire plusieurs choses à la fois, le cerveau se contente de passer d’une activité à l’autre, séquentiellement. Chaque transition coûte des erreurs et du temps. Par ailleurs, une bonne partie des ressources cognitives est alors happée par la gestion du processus de multitasking (il faut garder les infos en mémoire, arbitrer entre les tâches, ramener les données pertinentes en mémoire de travail, etc.). Il n'est dès lors pas étonnant que les mécanismes d’apprentissage et de mémorisation soient altérés, au niveau neuronal le plus basique, lorsqu’un sujet doit jongler entre deux tâches [3]. Au plan comportemental, nos brillants " multitaskeurs " développent à long terme de sérieux troubles de l’attention, une grande distractibilité et, c'est plus inattendu, une moindre capacité à administrer de concert plusieurs tâches cognitives (en raison d'une capacité altérée à filtrer les interférences endo- et exogènes) [4]. Michel Serres a raison quand il dit au sujet de nos net-boomers " qu'ils ne connaissent ni n’intègrent ni ne synthétisent comme leurs ascendants ". Malheureusement, cette différence ne tient pas du génie mais de l'absence. Ils ne peuvent synthétiser comme leurs prédécesseurs pour la simple raison qu'ils ne synthétisent pas ! Nombre d'études ont montré que l’aptitude de la nouvelle génération à trouver de l’information sur la Toile était passablement limitée. Croire que les jeunes sont experts en ce domaine serait même selon les conclusions d'une étude exhaustive de la British Library un " mythe dangereux ". Un travail mené récemment sur les jeunes qui accèdent à l’enseignement supérieur en Belgique a livré sur ce point des résultats tout à fait effarants en montrant que ces gamins avaient le plus grand mal à trouver des mots clés pertinents et à faire la différence entre les opérateurs booléens (OU versus ET) situés au cœur du processus de recherche documentaire.
Tout cela n'empêche pas Michel Serres de poursuivre. " Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. Avec l’accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l’accès en tous lieux, par le GPS, l’accès au savoir est désormais ouvert. D’une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis ". Etrange logique. D'abord, que le savoir soit disponible ne veut pas dire qu'il puisse être extrait aisément des boyaux de la bête (cf ci-dessus). Et même s'il est extrait, cela ne veut pas dire qu'il pourra être compris, synthétisé et absorbé. Croire que la disponibilité est la clé du savoir, c'est nier le caractère cumulatif de ce dernier. C'est comme dire que tous les jeunes sont devenus astronomes à l'époque de Galilée du seul fait que ce dernier avait inventé le télescope rendant ainsi le savoir stellaire " visible " à tous. Pour utiliser le savoir disponible sur internet, il faut de nombreux savoirs préalables. Il faut a minima savoir lire, il faut un lexique, une solide capacité à structurer l'information, un important potentiel de concentration, des connaissances disciplinaires (je suggère à ceux qui douteraient de ce point de tenter, par exemple, l'article de wikipédia sur les intégrales paramétriques), etc., autant de choses qui s'acquièrent hors du champ d'internet. Comme l’écrivait Félicité de La Mennais il y a presque deux siècles, " il y a des choses qui ne peuvent être dites ni comprises si vite, et ce sont là les plus importantes pour l’homme. Cette accélération du mouvement qui ne permet de rien enchaîner, de rien méditer suffirait seule pour affaiblir et à la longue détruire entièrement la raison humaine ".
A un niveau plus pragmatique, Michel Serres et ses homologues confondent ce que pourrait être internet avec ce qu'il est vraiment. Les études d'usage montrent que les Poucets et Poucettes ne s'intéressent guère au savoir du monde virtuel. Leur cyber-activité se résume principalement à envoyer des e-mails, jouer à des jeux en ligne, chatter via les messageries instantanées, télécharger et écouter de la musique ou des vidéos, nourrir d'affligeantes banalités des blogs accessibles aux seuls virtuoses de la phonétique et visiter des sites marchands, sportifs ou de divertissement. D'ailleurs, comme le demande Mark Bauerlein, professeur d'anglais à l'université d'Emory (Atlanta) dans son dernier ouvrage [5] : si internet est un outil didactique aussi magique et révolutionnaire où sont les génies ? Comment se fait-il que les études nationales et internationales montrent toutes depuis des années aux Etats-Unis (comme en France) un net fléchissement des savoirs académiques et culturels des gosses ? Ceux-ci ont, nous dit-on, d'autres savoirs. " Ils connaissent autrement ", proclame Michel Serres. Ce qui est dommage, c'est que cet " autrement " est constamment mentionné sur un air d'évidence, mais jamais détaillé. Que connaissent donc ces jeunes qu'ignorent leurs ainés à part cette prodigieuse compétence apparemment illustrative de " l'une des plus immenses ruptures de l’histoire, depuis le néolithique " (rien de moins !) : " envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces ". Si c'est là, en dehors de la chimère du multitasking, l'intelligence promise à nos " petits poucets ", je crois que l'humanité n'est pas sortie de l'auberge.
Une dernière chose. Alors que nos décideurs rivalisent de surenchères pour " équiper " les écoles en matériel informatique hors de prix (et les vider de leurs enseignants), les études tombent les unes après les autres aux Etats-Unis pour montrer (au mieux !) l'absence d'effet de cette débauche technologique sur les résultats scolaires [6]. Un travail de grande envergure réalisée sur les données PISA conclut par exemple que : " Bivariate analyses show a positive correlation between achievement and computer availability both at home and at school. However, once we control extensively for family background and school characteristics, the relationship gets negative for home computers and insignificant for school computers. Thus, mere availability of computers at home seems to distract students from effective learning. " (Les analyses bivariées montrent une corrélation positive entre la réussite [scolaire] et l'accès à un ordinateur à la maison et à l'école. Toutefois, lorsque l'on contrôle de manière extensive pour les caractéristiques familiales et les caractéristiques de l'école, la relation devient négative pour les ordinateurs domestiques et non significative pour les ordinateurs scolaires. Ainsi, la simple disponibilité d'ordinateurs à la maison semble détourner les étudiants d'un apprentissage efficace [7]). C'est sans doute pour cela que de plus en plus d'écoles américaines se " déconnectent " [8]... et que dans le même temps le conseil général de Corrèze vient de dilapider 1,5 millions d'Euros pour acheter un Ipad à chacun de ses collégiens... ou que notre ministre de l'enseignement supérieur n'a pas de chantier plus pressant à défendre que celui de la tablette à un euro pour les étudiants " sans aucune restriction, ni d'âge ni de ressources ". Comme le disait il y a peu Bill Joy cofondateur de Sun Microsystem :" if I was competing with the United States, I would love to have the students I'm competing with spending their time on this kind of crap (cité in [5]) " (Si j'étais en compétition avec les Etats-Unis, j'adorerais que les étudiants avec lesquels je suis en compétition passent leur temps avec ce genre de merde). Un peu rugueux sur la forme, mais limpide quant au fond.
Michel Desmurget
1. Pour une revue : Desmurget M., TV Lobotomie, Max Milo, 2011 ; voir aussi le dossier spécial dans le magazine " Cerveau et Psycho ", 47, Sept-Oct 2011.
2. How Teens Use Media. A Nielsen report on the myths and realities of teen media trends, The Nielsen Compagny, juin 2009, http://blog.nielsen.com/nielsenwire/reports/nielsen_howteensusemedia_june09.pdf .
3. Foerde et al., Modulation of competing memory systems by distraction, Proc.Natl.Acad.Sci.U.S.A, 103, 2006.
4. Ophir et al. Cognitive control in media multitaskers, Proc.Natl.Acad.Sci.U.S.A, 106, 2009.
5. Bauerlein M., The Dumbest Generation, Tarcher/Penguin 2008.
6. Revue in The Dumbest Generation, Tarcher/Penguin 2008 ; voir aussi “ In classrooms of future, stagnant scores “, New York Times, 2011, http://www.nytimes.com/2011/09/04/technology/technology-in-schools-faces-questions-on-value.html.
7. Fuchs et Woessmann, Computers and Student Learning, CESifo Working paper #1321, 2004, http://www.cesifo-group.de/portal/pls/portal/docs/1/1188938.PDF.
8. New York Times, “Seeing no progress, some schools drop laptops”, 2007,
http://www.nytimes.com/2007/05/04/education/04laptop.html.