De Lagauche à droite toute !


Introduction

Un rapport de sénateurs du PS, sous la responsabilité de Serge Lagauche, sénateur PS du Val-de-Marne, a été rendu public en Juillet 2010, sous le titre « Egalité des chances dans l'enseignement primaire et secondaire ». Il faisait suite à une question de ce même sénateur au ministre Luc Chatel. Le PS cherchait ainsi à montrer qu'il avait une réflexion, et des propositions politiques, sur la question scolaire. Certes, Monsieur Lagauche a tenu à préciser que les propositions du rapport ne sont pas nécessairement celles du PS, mais cela signifie tout aussi bien qu'elles peuvent l'être (cf. la conclusion). On remarquera d'ailleurs à quel point elles semblent s'inspirer des projets de Ségolène Royal aux présidentielles ratées de 2007. Projets dont la révélation sur internet avait valu au PS de perdre les voix d'une partie importante du corps enseignant.

Ce texte affiche, dès l'entrée, sa soumission à la politique de l'Union européenne : « la réduction de l'échec scolaire est un objectif majeur de l'Ue ». On pourrait souscrire à première vue à un objectif aussi général. Qui pourrait bien vouloir s'y opposer ? Sauf que cette notion a-sociologique n'est rien d'autre qu'une antienne mille fois formulée par les tenants du libéralisme économique appliqué au champ scolaire et selon laquelle l'Ecole produirait son propre échec. Or, il n'y a pas, et ne peut y avoir, d'échec scolaire à proprement parler. Mais des élèves en échec, ce qui est très différent. Echec qui repose sur des causes sociologiques (milieux sociaux « défavorisés », mais par la société et non par l'Ecole en tant que telle) et/ou personnelle (élève paresseux et ne travaillant pas par exemple). Cette dernière évidence est devenue politiquement incorrecte, tous les élèves étant supposés travailler, ou capables de réussir, par le discours dominant. Affirmer le contraire vous fait aussitôt passer pour un dangereux réactionnaire. D'autre part, ce rapport s'inscrit clairement dans une perspective libérale, multipliant à tout bout de champ les références à la « mesure », « l'évaluation », les « résultats », ceux-ci n'étant jamais définis d'un point de vue scolaire, mais d'un point de vue économique. Et, comme indiqué ci-dessus, les résultats sont forcément ceux de l'Ecole, d'un établissement, ou des professeurs, mais jamais ceux des élèves ! L'idée est aussi de faire reposer une réforme globale de l'Education Nationale sur le tryptique : « Déconcentration, personnalisation, ouverture ». C'est-à- dire que l'Education cesserait concrètement d'être nationale. Bref, c'est la politique souhaité, et les directives imposées, par cette machine à détruire les droits des peuples et leur souveraineté qu'est l'Union européenne !

Est-ce assez indiquer qu'entre la politique actuelle du gouvernement en place, et celle proposée par ces sénateurs du PS, il n'y a guère plus que l'épaisseur d'un papier à cigarette ? Seule une contribution se prononçant pour un moratoire de la fermeture des écoles rurales fait entendre une voix discordante. Mais on se demande s'il ne s'agit pas d'un alibi pour faire passer le reste.

Voyons ce qu'il en est de plus près.

Toutes les références qui suivent sont extraites de ce rapport. Afin de simplifier la lecture, toutes les citations sont en italique, ce qui permet de les dégager de nos commentaires.

Compétences contre qualifications et connaissances

« Les postes d'affectation sur profil (…) voire même le recrutement par cooptation (…) permettraient enfin l'adéquation entre les compétences des enseignants et les exigences du poste (…) la valorisation des compétences des enseignants (…) évaluation transdisciplinaire de l’enseignant, prenant en compte son adaptabilité, la qualité de sa formation initiale, et continue, son adhésion à un projet collectif, et pour l'établissement, la courbe de progression des élèves (...) s'attacherait à donner plus de poids au mérite des enseignants et aux résultats, à l'implication dans la gestion collective de l'établissement qu'à l'ancienneté (…) pour préserver le souffle de l'engagement, les inspections pourraient avoir la possibilité d'inviter, tous les 4 ou 5 ans les enseignants à participer au mouvement (…)

Ce premier « paquet » mérite qu'on s'y arrête un peu longuement. La volonté paraît claire. Il s'agit de transformer en profondeur le mode de recrutement des enseignants du primaire et du secondaire. En lieu et place du concours qui assure l'égalité républicaine, et évite favoritisme et copinage, on mettrait en place des modes de recrutement inspirés du secteur privé, et en grande partie soumis aux desiderata locaux, puisque ce sont les chefs d'établissement qui pourraient recruter tout ou partie de « leurs » personnels (c'est déjà la politique actuelle avec les CLAIR). En même temps, les propositions restent assez floues pour qu'on ignore si l'entrée dans la fonction publique passerait encore par le concours, et l'affectation par le copinage, ou s'il s'agit de supprimer totalement le statut de fonctionnaire. Dans tous les cas, cela reviendrait à placer les enseignants à la totale merci de leur hiérarchie locale, et à les opposer entre eux, car les conditions de recrutement pourraient être extrêmement variées.

La protection relative qui existe aujourd'hui du fait de la double hiérarchie corps d'inspection et chef d'établissement, sauterait de fait avec les pouvoirs exorbitants conférés au directeur d'école  « Les directeurs d'école ne dirigent pas leur établissement (…) », au principal ou au proviseur. Et l'inspection n'aurait alors plus d'autre rôle que celui de contraindre à la mobilité (tous les 4 ou 5 ans dit le rapport), « afin de préserver le souffle de l'engagement » ! Qu'en termes élégants ces choses là sont dites... En clair, comprenez : organisation de la menace d'éjection pour celles et ceux qui ne se plieraient pas assez vite aux injonctions de la hiérarchie de proximité. Reste un problème lourd, que ces propositions ne peuvent manquer d'amplifier si elles étaient appliquées : le choix des candidats les « meilleurs » par le local, ne peut qu'entraîner la concurrence des établissements entre eux. Il y a fort à parier que les établissements les plus difficiles, ou les plus isolés, auront le plus de mal à recruter, et devront se « contenter » des candidats dont les autres ne veulent pas. Bref, c'est l'organisation de la concurrence, destructrice du cadre républicain, et de l'égalité qui en découle. En outre, une telle mobilité ne peut que déstabiliser les équipes, alors que leur pérennité est essentielle pour le suivi des élèves et constitue même, en milieu rural, une condition de la survie des établissements, dans un environnement très marqué encore par l'interconnaissance (expression de Robert Mendras à propos des sociétés rurales, et destinée à souligner la force des liens interpersonnels dans l'ensemble des relations sociales).

Contradiction qui a, semble t-il, totalement échappé à certains des auteurs du rapport qui prétendent pourtant défendre le milieu rural dont ils sont les élus. Au moins eussent-ils été bien inspirés de ne point se commettre en une telle compagnie.

On constate aussi que l'évaluation des enseignants ne serait plus fondée sur des critères relativement objectifs comme actuellement, mais sur les fameuses compétences qui sont devenues l'alpha et l'oméga des DRH. Cette thématique - portée par l'Ue et tous les organismes internationaux dont le travail consiste à diffuser les nouvelles évangiles du patronat de droit divin - n'est rien d'autre, derrière les oripaux de la modernité gestionnaire, que l'arbitraire des puissants face à la soumission des faibles. Compétences s'oppose à qualifications. Les premières résultent d'une appréciation souveraine de la hiérarchie, les secondes sont inscrites dans des textes, des diplômes, et sont mesurées par des épreuves en général anonymes, donc protectrices de l'individu. Mesurer les compétences d'un professeur reviendra, pour un chef d'établissement, à évaluer la plus ou moins grande soumission de celui-ci aux objectifs qu'il aura lui-même fixé. Objectifs imposés d'ailleurs d'en haut par sa propre hiérarchie : « le principal ne dispose pas d'une lettre de mission (…) » nous dit le sénateur avec regret. Ce en quoi il se trompe d'ailleurs car cette lettre existe déjà.

L'avantage (si l'on peut dire) de la compétence par rapport au système des qualifications (et/ou de l'ancienneté) éclate ici aux yeux : l'implication étant un critère absolument subjectif, il place les salariés en concurrence entre eux et ne connait aucune limite quant à ses exigences. Chacun devient donc corvéable à merci. Et les plus soumis exercent une pression de plus en plus forte sur les plus rétifs, ou sur les plus faibles (ou les plus vieux, puisqu'il faudra travailler de plus en plus tard selon les objectifs patronaux défendus par l'Ue avec les « réformes » des retraites) qui, ne pouvant supporter le rythme imposé craquent. Il devient alors possible de pointer leur insuffisance professionnelle, et de les chasser (licencier ?). Le rapport ne dit d'ailleurs rien du sort des « incompétents ».

Mais croit-on réellement qu'une telle ambiance dans les établissements scolaires sera de nature à favoriser le travail des élèves ? Il est vrai que là n'est sans doute pas le but réel des thuriféraires du management par les compétences en milieu scolaire.

Ce dernier point ressort de l'aspect « transdisciplinaire » de l'évaluation requise. En effet, il existe depuis longtemps un courant de pensée en matière pédagogique, qui porte consubstantiellement en lui la haine du découpage du savoir en disciplines. Courant de pensée pédago-constructiviste, c'est-à-dire selon lequel l'élève construit lui-même ses savoirs, le professeur n'étant qu'un « facilitateur », dans la logique de l' »apprendre à apprendre ». Poussée dans sa logique ultime, cette conception n'a que faire des disciplines, ni même des contenus du savoir. Seule vaudrait la démarche. C'est alors la rencontre avec d'autres acteurs, moins désintéressés : les libéraux en matière économique, soucieux d'appliquer à l'Ecole publique les recettes de l'entreprise capitaliste. Les élèves - ou plutôt la majorité d'entre eux dans la perspective de la nouvelle économie - n'auraient nul besoin de connaissances, ou de véritable culture générale, de celles qui fonde la femme ou l'homme, citoyen libre et émancipé, parce que conscients des enjeux sociaux. Cet aspect de l'instruction serait réservé à une « élite ». Pour la masse suffiraient des capacités d'adaptation au système social tel qu'il est, c'est-à-dire inégal ! Ces capacités d'adaptation sont les terribles « compétences », véritable outil de démantèlement de tout système d'instruction véritable. Fondée non plus sur la reconnaissance des savoirs mais sur l'appréciation, par l'autorité hiérarchique (celle du patron dans l'entreprise, du chef d'établissement dans l'Ecole), de l'adaptabilité du salarié. Appliquée à l'élève, cette logorrhée revient (cf plus haut) à vouloir créer chez l'élève l'habitus du futur salarié (peu importe que le but recherché soit à peu près hors d'atteinte avec de telles méthodes, seule la force de l'idéologie comptant ici). A l'empêcher de comprendre quels sont ses droits faute de critère objectif de mesure. Mais une telle conversion de l'Education Nationale - tant est grande la force de l'idée qu'on ne peut, et ne doit, dans le cadre de l'instruction (« Concilier un socle commun de connaissances et de compétences (…) et un pôle différencié de savoir, savoir-faire, savoir-être pour chaque élève en fonction de ses aspirations naturelles et de ses besoins personnels (…) »), évaluer que des savoirs - ne peut se faire qu'au nom de l'intérêt des élèves. Le rapport ne manque jamais de brandir cet oriflamme éculé, à la manière des réactionnaires stigmatisés par le grand Hugo, lorsqu'il s'écriait «  vous parlez de liberté et vous forgez des chaînes » ! Le renvoi aux « aspirations naturelles et (…) besoins personnels », véritable déni de sociologie, n'est là que pour cela. Chacun enfermé dans sa condition : aux pauvres le smic culturel, aux riches les délices un peu surannés de la culture « bourgeoise », ou, plutôt, de la culture tout court. Faut-il souligner encore avec Alain qu' à tous on se doit d'enseigner la même chose car c'est seulement ainsi qu'éclosent les « talents » ? Et que par conséquent toute différenciation de masse au sein de l'instruction est une hérésie ? C'est pourtant ce qu'en permanence assène le rapport comme une évidence : « Une formation continue non plus facultative mais obligatoire, mettant l'accent sur les méthodes de pédagogie différenciée (…) les enseignants doivent développer la pédagogie de projet (…) formation des maîtres trop souvent dans une logique d'objectifs disciplinaires et non de compétences (…) Adopter les bonnes pratiques (…)». Et, en plus, il s'agit, bien entendu, faisant fi de la liberté pédagogique des professeurs (vieille lune pour les pédago-constructivistes qui cherchent, toujours et partout, à imposer leurs oukases comme la doxa de la religion révélée) de contraindre le corps enseignant à se plier à l'impossible exercice : « remises en cause permanentes (…) ». Mais le fait qu'il soit impossible est sans conséquence pour nos libéraux en instruction ; les compétences tant vantées permettront de démontrer indéfiniment l'incompétence de la majorité des professeurs. Voilà donc les enseignants condamnés, à la manière de Sisyphe, à tenter d'instruire leurs élèves sans jamais disposer des moyens de le faire. Le tout sous le contrôle vigilant des familles : « Dialogue permanent avec les familles (…) joindre à tout moment un professeur référent ou un professeur tuteur de leur enfant (…) » ou de toutes sortes de « partenaires extérieurs », chacun dictant sa loi à ce qui, bien loin d'être une école, ressemblerait de plus en plus à une maison de passe ou à une auberge espagnole : « ouvrir l'école sur les autres et sur le monde (… faire sortir l'école de l'école (…) C'est un sujet important que la présence des parents dans l'école tout autant que le droit de regard des élus. Une école n'est pas un état dans l'état, (elle) doit s'intégrer dans un projet de développement et de rénovation communale et y participer (…) ». Et, pour les enseignants, ou pour les équipes qui n'y arrivent pas assez bien - ou qui y arriveront plus mal encore que les autres, puisqu'au royaume des aveugles les borgnes sont rois - la sanction tombe : « une répartition nettement différenciée des moyens entre les établissements (…) ».

Mais, sur la question du travail des élèves - après tout le fond du problème de l'actuel système d'enseignement français, avec toutes ses imperfections, est en partie là, même s'il est devenu politiquement incorrect (on l'a dit plus haut) de le poser - le rapport ne dit rien. Ou plutôt, bien dans la ligne du pédago-constructivisme, il le renvoie à une question de technique pédagogisante : « le problème du contenu (des connaissances NDLR !) pourrait être résolu par le travail par projets et la pluridisciplinarité (…) Projet pédagogique de groupe, (...) projet personnel de réussite (...) » . Ce qui revient en clair à rejeter la difficulté sur l'incompétence des enseignants. Où à des questions d'organisations des rythmes scolaires : « Rythmes scolaires : une réflexion globale s'impose ! (… )». Ou encore à l'utilisation magique de technologies informatiques : « Les nouvelles technologies peuvent sauver l'école rurale (…) », etc... Rien de très nouveau non plus là-dedans, ni de très différent avec les projets de la droite actuellement au pouvoir. Et c'est bien ce qui est le plus inquiétant quant au devenir de l'instruction dans notre pays, et donc de son déclin inéluctable si l'on poursuit dans cette voie. La vision gestionnaire des libéraux ne vise qu'à réaliser des économies toujours plus grandes et celles-ci peuvent aller - sans le dire ouvertement ici non plus bien entendu - jusqu'à remettre en cause le droit à l'instruction : « Le redoublement doit être proscrit (...) le collège est le maillon faible (...) il ne doit pas être considéré comme le premier cycle du lycée mais comme le prolongement de l'école élémentaire (…) ». Cela ne fait-il pas penser au retour à la situation antérieure aux années 1950, avec les deux ordres d'enseignement ? Aux classes populaires le premier degré, et aux classes aisées ou dominantes l'accès au lycée.

Conclusion provisoire

Au total, un rapport inquiétant, dont une bonne partie des idées se retrouvent dans les propositions du PS annoncées en octobre 2010, en plein conflit des retraites. Certes, le rapport « officiel » du parti prend soin d'indiquer que tout se fera en concertation avec les enseignants et leurs organisations syndicales, que l'éducation sera une priorité absolue, et en particulier la petite enfance et l'éducation prioritaire. Mais tout cela cache mal d'autres impatiences qui, sourdement, se frayent une voie au fur et à mesure que la perspective de revenir au pouvoir est plus probable.

S'il fait peu de doutes que le PS reviendra en partie (mais en partie seulement, contexte libéral de l'Ue exige) sur les suppressions massives de postes dans l'Education (et cela seul justifierait de renvoyer le clan actuellement au pouvoir à ses affaires), il y a semble t-il peu à attendre en revanche pour la profession et les progrès de l'instruction. D'ailleurs le rapport des sénateurs ne faisait pas mystère d'une certaine volonté de « casser du prof » : « raccourcir les vacances d 'été (…) », c'est bien connu, les profs ont un insupportable privilège, leurs vacances ! « retour à la bivalence de certains enseignants afin de ne pas perturber les élèves (…) »  : la haine du prof touche plus le secondaire que le primaire, sans doute parce que les ravages du pédago-constructivisme sont beaucoup plus grands dans le primaire que dans le secondaire. Mais comme il ne faut pas mécontenter la secte alliée du libéralisme en matière scolaire, on se doit de crier haro sur le baudet du collège et du lycée, lieux dans lesquels éclate pourtant en permanence le criant échec de la transmission des connaissances de base qui rend tout travail disciplinaire impossible ensuite. Mais au lieu de réclamer le rétablissement des conditions de l'instruction en primaire, on se précipite pour appliquer au secondaire les méthodes et pratiques qui ont si brillamment détruit l'enseignement primaire. Ce qui permet de poser l'exigence de la redéfinition des conditions d'exercice du métier : « travail en équipe, accompagnement personnalisé, conseil en orientation (devraient être) intégrés dans le service des enseignants... » ! Le tout, on le voit, n'est pas exempt d'arrières pensées sur le plan des économies budgétaires réalisables puisque les personnels n'ont au fond pas vraiment besoin d'être payés : « plus que d'une indemnité les personnels ont besoin de temps pour travailler en équipe (…) ». Roule carrosse; les professeurs, c'est bien connu, sont des nantis !

N'y a t-il pas urgence à dénoncer ce nouvel avatar de la pensée dominante et de la vulgate libérale ?

Ou faudrait-il, sous prétexte qu'il vient de la gauche, passer sous silence le forfait qui se prépare ?


Jean de Rohan-Chabot

11/2010