L'école (des bons sentiments) a-t-elle favorisé le repli communautaire ?


      J’ai grandi avec Charlie dont je suis une fidèle lectrice. Chaque mercredi acheter Charlie, découvrir les dessins des uns et des autres, lire l’éditorial de Val puis de Maris font partie des petites joies de ma vie quotidienne. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir perdu des amis, une partie de ma famille. Je n’ai jamais versé autant de larmes depuis bien longtemps. Je pleurais mercredi, à la République, puis le soir dans mon lit, je pleure ce matin, je n’arrive pas à m’arrêter, tout en déplorant mon impuissance. Mais quelle contribution puis-je apporter, simple citoyenne anonyme, petit professeur en fin de carrière, avec pour seul public des dizaines d’adolescents de toutes origines… Justement, de toutes origines… J’ai pensé : les assassins des Charlie auraient pu être mes élèves… ils ont été mes voisins puisque j’habite depuis 30 ans dans le 19e arrondissement. J’ai regardé leur photo : en effet des voisins, des camarades d’école de mes enfants, d’anciens élèves….

      Les assassins, bien entendu, doivent être arrêtés et jugés [1]. Mais ce n’est pas tout. Si l’on veut que cette horreur cesse, si l’on veut combattre l’intégrisme religieux à l’origine de ces morts, il faut aussi s’interroger sur la politique d’intégration de la France pour y déceler ce qui peut favoriser ces dérives intégristes. En tant que professeur, la question que je me pose est : l’école remplit-elle l’une de ses missions qui est d’intégrer les jeunes issus de l’immigration ? Attention, je ne pense pas que l’école porte seule la responsabilité de l’échec de l’intégration mais, en tant que professeur, c’est elle que je peux et dois interroger.

      Je pourrais raconter une infinité d’anecdotes illustrant les erreurs d’une école pleine de bonnes intentions à l’égard des enfants d’immigrés, mais les renvoyant au contraire à leurs origines, leur « communauté », au lieu de contribuer à les intégrer. Toutes ces anecdotes sont liées à cette idée qui part d’un bon sentiment : « le droit à la différence ». J’en rapporterai ici quelques-unes :

      Ma fille, en CE1, est revenue un jour à la maison avec un livre intitulé : Espace, temps et Education civique (Hatier, 2000). A la page 44 on trouve ceci :

      Les enfants devaient donc, dans le premier exercice, après avoir dessiné leur portrait et celui de leur « meilleur ami », répondre à ces questions : « Etes-vous pareils ?» « En quoi êtes-vous différents ? »

      Ma fille, qui n’est pas Blanche, est venue me demander : « Maman, c’est quoi la couleur de ma peau ?» J’ai été très choquée par cet exercice : pourquoi leur mettre à toute force le nez dans leurs différences alors que, à cet âge, les enfants ne se posent pas forcément la question de leurs origines et qu’ils n’ont qu’une envie, être comme les autres ?

      Il ne s’agit pas de nier la culture de leur famille, mais celle-ci concerne la sphère privée. L’école doit considérer les enfants, non en tant que Blancs, Noirs, Juifs ou Musulmans etc., mais en tant qu’élèves français auxquels elle doit transmettre un patrimoine commun.

      L’exercice 5 quant à lui, enfreint carrément le principe de laïcité en ne laissant aux élèves d’autre choix que celui de la religion...

      Membre d’une association de parents adoptifs, j’ai lu un jour sur son forum le message d’une maman qui racontait que, à l’occasion d’une fête déguisée dans l’école de son fils de 5 ans, l’institutrice avait insisté pour que le petit garçon, d’origine colombienne, vienne déguisé en Colombien… L’enfant ne voulait pas, il a tenu tête à la maîtresse et s’est rendu à la fête déguisé en… Tyrolien… (Il faut lire à ce sujet le livre « Je suis Noir et je n’aime pas de manioc » de Gaston Kelman).

      Dans le collège de banlieue où j’ai enseigné pendant 10 ans, un CPE avait eu l’idée d’un « projet » intitulé : « Vivre ensemble POUR le droit à la différence » (c’est moi qui souligne) : même pas DANS mais POUR ! Comme si le but ultime du « vivre-ensemble » était d’être – de se sentir – tous différents… Encore une fois, les ados n’ont pas envie qu’on les renvoie à leurs différences. Moi-même, fille d’un immigré juif russe, « cela m’aurait fait bizarre » à l’école qu’on me demande de venir déguisée en Juive, en Russe, ou d’apporter un plat du pays de mes ancêtres… et mon père qui jouait à fond la carte de l’intégration n’aurait sans doute pas apprécié...

      Plus récemment, dans le lycée où j’enseigne, de belles affiches se sont étalées pour le projet Comenius, un projet éducatif et artistique européen. Initiative louable, certes, mais pourquoi avoir choisi ce slogan : « Nous sommes tous étrangers » ? Les photos montrant des jeunes de toutes origines, n’eût-il pas été plus pertinent d’affirmer : « Nous sommes tous Européens » pour au contraire insister sur ce qui nous rassemble, nous qui venons tous d’ailleurs ?

      Mais non, chaque occasion est bonne à l’école pour renvoyer les élèves à leur origine, leur « communauté » (réelle ou fantasmée). Pas étonnant, dès lors, de voir un beau jour apparaître des filles voilées… (L’école, bien heureusement a interdit le port du voile, mais après l’avoir indirectement… favorisé.)

      Cependant la responsabilité de l’école dans l’échec de l’intégration tient aussi à d’autres facteurs : depuis plus de 30 ans l’école s’est massifiée mais elle ne s’est pas démocratisée : au contraire, au gré des méthodes et des programmes imposés par des réformes successives, elle a empêché les enfants des classes défavorisées (dont font partie la plupart des immigrés) d’être correctement instruits. Tout commence du reste au CP (voire à la maternelle) où la méthode semi-globale d’apprentissage de la lecture (toujours en vigueur…) a empêché des milliers d’enfants de lire et d’écrire correctement. Pour les enfants qui ne peuvent être aidés à la maison, c’est une véritable catastrophe : ils vont traîner ce handicap tout le long de leur scolarité, handicap aggravé par un zapping continu là où il faudrait une progression structurée, par des programmes délirants où l’élève est sommé de « construire son propre savoir ». Bref, seuls les « héritiers », que ces réformes ont voulu combattre, peuvent aujourd’hui s’en sortir. (Je ne m’en serais moi-même pas « sortie » si, au lieu de l’école des années 1960-70, j’avais subi celle d’aujourd’hui.)

      L’école fabrique donc toute une catégorie de jeunes à moitié illettrés et dont on a favorisé le repli communautaire. Ajoutez à cela la vie en cité, le racisme ambiant, la difficulté de trouver un travail ou un logement si l’on a un nom ou une tête d’étranger, le manque de repères familiaux pour certains… vous avez là un cocktail potentiellement explosif prêt à l’emploi pour racoleurs en tout genre, fanatiques de tout bord, exploiteurs de la misère humaine...

      Il est donc urgent de réformer l’école, non en pratiquant le nivellement par le bas, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’indigent « socle commun » qui entend s’appuyer sur des « compétences » – et non sur le savoir –, mais en dispensant un enseignement de qualité pour tous, progressif et structuré, fondé sur la transmission des connaissances et sans « différentialisme ».

Joëlle Fanger
Professeur d’espagnol

1. A l’heure où j’ai écrit ces lignes ils n’avaient pas encore été tués.

01/2015