Lettre ouverte sur les projets d'informatisation généralisée
Lettre
ouverte aux responsables de l'Éducation
Nationale
Depuis
quelques années, les décideurs de l'EN ont lancé
l'école dans une course généralisée à
la technologie. Bien entendu, absolument rien ni personne n'a
démontré que les élèves apprenaient mieux
ni ne réussissaient mieux leurs devoirs et examens grâce
à l'informatique. En revanche, la pratique du copier-coller va
bon train. Mais ce n'est qu'un aspect du problème. Pour
quoi l'informatisation ? Eh
bien, on se le demande... Cherchons donc : Nécessité
d'écouler des stocks de matériel électronique,
l'EN devenant un gros acheteur ? Donner
aux élèves l'impression d'apprendre en piochant des
informations sur internet ou des logiciels ? Donner
aux élèves l'impression d'écrire de vrais
textes joliment présentés en traitement de textes,
quand ces productions, manuscrites, seraient médiocres ? Corriger
les fautes d'orthographe avec les correcteurs automatiques ? Rendre
interactif l'enseignement : il est évident que l'enseignement
d'un prof devant une classe n'a absolument rien d'interactif ? Faire
par l'informatisation de l'apprentissage un jeu, une pratique
ludique connectée (c'est le cas de le dire) aux enjeux de la
vie sociale, domestique, professionnelle (future), etc. ? Pourquoi
l'informatisation ? La
course à l'informatisation a pris d'assaut une école
qui n'est décidément plus pensée ni plus
défendue, en tant que telle, par personne. Sinon, quelqu'un
(au moins !), de l'EN, aurait fait l'effort de démontrer
l'utilité de l'informatique pour l'enseignement scolaire. En
1999, MD Pierrelée propose de restructurer radicalement
l'enseignement en France, supprimant les classes, détruisant
le rôle traditionnel du professeur, généralisant
l'informatique : il s'agit de changer la définition même
de l'école, de l'apprentissage, de l'enseignant. On y arrive,
peu à peu, voilà qui semble désormais tristement
évident. On veut une tabula
rasa
sur laquelle on (im)pose maintenant l'ordinateur comme panacée
pédagogique. Alors, répétons-le, que personne
n'a jamais démontré que l'enseignement par ordinateur
fonctionnait mieux que l'enseignement traditionnel pour lequel sont
formés les professeurs durant leurs années
universitaires. Les arguments qui révèlent que
l'informatique n'a pas sa place dans l'école sont infinis,
précisément parce que l'informatique n'est pas
compatible avec la notion même d'école. Quand
l'informatique aurait complètement rempli son office, il n'y
aurait plus d'école à proprement parler.
Il
y a dix ans, lors de la parution d'un ouvrage de MD Pierrelée
qui fit date, les fameux Lurçat s'insurgeaient déjà
contre ces idées informatophiles (nouvelle perversion
sexuelle) :
http://pagesperso-orange.fr/claude.rochet/ecole/docs/lurcat.pdf.
Les idées qui y sont exposées pourraient elles-mêmes
faire l'objet d'un ouvrage d'ampleur redéfinissant l'école
face aux enjeux de la modernité technologique.
Quand
les élèves auront appris à se servir de
matériels et de logiciels actuels, ceux qui seront en vigueur
à leur entrée réelle dans le monde du travail
ne seront déjà plus du même type, étant
donné le progrès perpétuel et des hardwares
(matériels) et softwares (logiciels). On se demande donc à
quoi servirait d'apprendre à les utiliser à l'école
puisque de toutes façon les élèves devront
réapprendre les nouveautés par eux-mêmes et
s'adapter aux changements plus ou moins importants. Il est même
possible que les principes d'utilisation acquis à l'école
les freinent dans leur utilisation ultérieure de
l'informatique, les bases assimilées en contexte
d'apprentissage s'avérant peu ou prou invalides au moment où
ils les mettront en pratique dans leur contexte professionnel !
Sanctuariser
l'école par des portiques de détection, par
l'encerclement policier, etc. ; puis la désanctuariser en
l'ouvrant tout grand aux autoroutes anarchiques de l'information
d'Internet. Il y a bien un moment où quelqu'un doté
d'un minimum de cellules grises se rendra compte de l'incohérence
absolue qui réside dans une telle schizophrénie, ou
plutôt une double inconséquence : celle de la
militarisation autoritaire des enceintes scolaires, et celle de
l'ouverture démagogique à la cyber-jungle. Cette
schizophrénie implique un ensemble de contradictions qui
minent, sapent et détruisent la mission propre de l'école
(par exemple celle de rendre le monde un peu plus cohérent) Un
parc informatique coûte extrêmement cher en
investissement, en maintenance, et en formation pour les
utilisateurs non directs (qui n'en ont pas une utilité, une
rentabilité professionnelle réelle). Pendant
qu'on achète des ordinateurs, des tableaux interactifs, des
vidéo-projecteurs, on peine à embaucher quelques
surveillants, et on supprime des postes pour faire des économies.
Pourquoi ne pas investir plus dans l'humain plutôt que dans le
technologique ? Un jour on se rendra compte que cette spéculation
technologique a été une erreur d'investissement, un
contre-sens éducatif : on éduque par l'humain et non
par la machine.
Le
statut du professeur en contexte informatisé est hautement
problématique, pour le moins. L'informatique rapproche
l'élève de l'information et de la communication comme
actes de consultation par un médiat d'image (écran
d'ordinateur). Elle l'éloigne d'autant du professeur. Le
matériel technologique est chargé d'une mission dont
est, logiquement, d'autant déchargé le professeur. Le
professeur enseigne et transmet, l'ordinateur informe et communique.
Connaissance stable et transmission fiable sont remplacées
par information diverse et communication flottante.
L'école
est fondée sur l'autorité d'un savoir à
enseigner, de la part d'un État responsable qui veut des
citoyens instruits et raisonnés. Le passage de l'incarnation
de l'autorité du maître à l'autorité
mécanique (informatique comme machine) ou même
virtuelle (Internet comme dématérialisation de
l'information) de l'ordinateur (ou d'un autre matériel
électronique) signifie un changement
fondamental de paradigme.
Le maître n'est plus porteur d'une légitimité de
savoir, désormais confiée à l'immense capacité
d'information des ordinateurs (p.e. logiciels encyclopédiques)
et d'Internet (p.e. encyclopédies en ligne). Le maître
n'est plus, non plus, chargé d'une mission d'explication ou
de transmission de méthodes de réflexion, désormais
négociée avec la puissance de communication des
médiats récents, notamment Internet. Au mieux, le
statut du professeur sera une légitimité parmi tant
d'autres trouvées dans le monde informatique ou numérique.
Quel sera l'intérêt pour l'élève d'obéir
au professeur et de lui reconnaître la moindre autorité
sur lui, si le maître n'est qu'un pion noyé dans un
océan technologique d'informations et de communications
(c'est bien ce que devient le Web) qui n'ont plus besoin de lui ? L'écran
change, le livre ne change pas. Le rapport de l'individu au manuel
scolaire ou au livre, et même au journal papier, permettait
une relation saine de stabilisation
de la connaissance et de la réflexion sur un sujet, dans une
discipline.
Par là, elle permettait une cohérence sereine sur
laquelle pouvait se fonder l'esprit en formation des élèves
pour construire méthodiquement leur perception raisonnée
du monde. La base de l'apprentissage d'un élève, c'est
l'acquisition
de repères fixes, même s'ils ne sont fixes que
momentanément ou conventionnellement.
Le médiat papier traditionnel permettait cette base, commune
de surcroit, lorsque les matériels informatiques nous
annoncent une éducation individualiste, chaque élève
ayant son poste informatique, la relation du maître à
la classe unifiée dans l'apprentissage disparaissant.
L'informatique change la donne : tout est changeant, mouvant,
variable, supprimable, et rapide. Plus rien n'est permanent : ainsi
le rôle du professeur est-il finalement nié, réfuté,
détruit. Puisqu'il n'y a plus rien de permanent, puisque plus
aucun substrat, plus aucun invariant réel n'est reconnu à
l'enseignement disciplinaire du professeur (ce pour quoi il est
formé à l'université et donc intellectuellement
compétent)... le professeur n'est plus nécessaire aux
maisons de formation (ne les appelons plus écoles) qui se
préparent par l'informatisation généralisée.
Par
quoi seront remplacés les professeurs, donc ? Car ils seront
remplacés : il faut bien des agents assermentés qui
cadreront les activités informatiques et électroniques
des élèves et veilleront à ce que nos chères
têtes multicolores ne vandalisent pas ni ne piratent le
matériel fourni. Nul besoin d'être Einstein ni même
Bill Gates pour le deviner : on voudra des animateurs, des
formateurs, des agents scolaires, principalement informaticiens,
secondairement pédagogues, et éventuellement (petite
cerise sur le gâteau) ayant quelques connaissances
disciplinaires et sans doute transdisciplinaires (puisque
l'informatique remplace la connaissance disciplinaire, quelle
utilité pour un professeur mono-disciplinaire ?). On
pourrait continuer longtemps ainsi, découvrant de nouvelles
calamités impliquées dans l'informatisation de
l'école. Mais on en développera une dernière
qui nous tient à cœur, et qui est d'ailleurs à
raison emblématique des enjeux cognitifs et culturels du
problème : l'usage du correcteur orthographique. Il n'y aura
plus d'erreur d'orthographe dans les textes qu'écriront les
élèves. Cette idée fausse restera fausse : il y
a toujours des cas où la machine ne comprend pas une
orthographe tandis que l'esprit humain la conçoit très
bien. Les élèves n'auront tout simplement plus besoin
d'écrire correctement par eux-mêmes : si la machine les
corrige, ils n'ont plus besoin de leur cerveau pour faire cet effort
de critique, de ré-flexion, d'auto-correction qui est un des
fondements de l'apprentissage scolaire. Les élèves, en
outre, n'apprendront plus, par le fait, la cause, l'origine de
l'orthographe, de la graphie des mots français. Ils écriront
en mode SMS et l'ordinateur adaptera. Certes, l'élève
verra là la différence, constatant que son langage
barbare a été traduit en langue correcte par la
machine. Mais ce
rapport à la langue normée sera désormais
totalement passif
(voilà qui va à l'encontre de l'activité que
totémisent les pédagogistes), faute d'un apprentissage
mental des raisons historiques, linguistiques, culturelles, et
logiques (grammaticales) de la graphie du lexique. L'élève
perdra la notion de caractéristique identitaire du lexique
français. Puisqu'on peut écrire n'importe comment,
rien (ou de moins en moins de choses, pour le moins) ne permettra
d'établir ni de cultiver l'identité de la langue
française. L'idée donc d'identité française
par la langue se perdra. Tout cela sans parler de la grammaire
syntaxique qui n'est absolument pas corrigée par les
correcteurs informatiques (qui la feront oublier cependant, avec de
la poudre aux yeux), et souffre chez les élèves
d'erreurs de pensée et d'expression bien plus graves. On
répondra enfin à une objection probable : il restera
des cours magistraux ou traditionnels, à côté
d'activités informatiques, les deux types de cours seront
complémentaires. Mes amis, un peu de bon sens permet de
pressentir de manière certaine que (d'une manière ou
d'une autre, à un moment ou à un autre) l'un dominera,
aspirera, phagocytera finalement l'autre. Lequel, d'après
vous, a cette capacité à tout s'agréger, tout
remplacer, tout changer ? Il
y a déjà des didacticiels (automatiques) qui
remplaceront avantageusement le professeur dans chacune de ses
tâches (ne lui laissant que des tâches
comportementalistes : vérifier que les élèves
utilisent bien les postes informatiques et ne font que cela).
Puisque l'image, c'est mieux que le professeur, il y aura toujours
possibilité d'inventer une fonctionnalité en image
pour remplacer une fonction incarnée du professeur, jusqu'à
disparition effective de ce dernier.
Un professeur de lettres inquiet des dérives graves et
inquiétantes de l'Éducation
Nationale
1
http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/02/15/les-douze-priorites-de-la-cyber-education_1305809_3224.html 02/2010
suite
à l'article du Monde (15/02/2010)1
rapportant
les
projets d'informatisation généralisée dans les
établissements scolaires
Lire aussi sur ce site : NTIC à l'école : un pas de plus dans l’enseignement taylorisé d’une pensée taylorisée ?