L'Art de faire des histoires


      Vous aimez l'art ? Alors, vous allez adorer détester l'histoire de l'art (ou "des arts", c'est selon... Depuis les TIC, les TUIC et les TICE [1], l'urgence de la création d'un service "choix de dénominations définitives" au sein de l'EN se fait chaque jour plus pressante...). C'est le nouveau gloubi-boulga qu'on va servir à vos enfants, et, par la même occasion, à leurs enseignants. Pour les plus nostalgiques de l'interdisciplinarité forcée, cela leur rappellera les merveilleux itinéraires de découverte, où, sous prétexte d'ouvrir les élèves au monde pluridisciplinaire des projets proactifs, on leur faisait façonner des haches préhistoriques ou organiser défilés de mode et banquets médiévaux.

      Les enseignants vont donc devoir s'y coller, puisque la chose va être évaluée dans le cadre du brevet (dès cette année de façon facultative, et l'année prochaine de façon moins facultative), au milieu du niveau A2, du B2i, du socle commun et de la note de vie scolaire.... On me fait signe que les matières scolaires (vous savez, le français, les maths, tout ça...) font encore partie de cette validation, mais ce doit être une coquille du BO qui sera, sans nul doute, vite corrigée ! Evaluée comment ? Pourquoi ? Alors là, ma bonne amie, nous n'en savons rien, puisque pour le moment, nous ne savons même pas comment l'enseigner. Remarquez, même mon inspectrice n'avait pas non plus l'air vraiment de savoir comment ça allait s'enseigner, cette bête-là, ce qui paradoxalement me rassure.

      En tous les cas, nous avons de belles thématiques telles que "Arts ,Etats et pouvoir", "Arts, mythes et religions" ou encore "Arts, espace, temps" (désolé, on n'a pas trouvé plus vague... si ce n'est "Arts, rupture, continuités", peut-être...), et nous avons aussi un magnifique site de l'académie de Versailles [2] qui nous propose de superbes fiches permettant la mise en œuvre – vous vous en doutiez – de fabuleux projets interdisciplinaires. Le tout – j'avais oublié de le dire, mais cela allait de soi – sur nos heures de cours, sans moyens supplémentaires, sans heures de concertation, sans rien quoi. De l'art minimaliste, en somme.

      Par exemple, on nous propose une fiche pour nos p'tits 6ème au titre alléchant : L'Odyssée d'Homère à nos jours. À monter avec vos amis prof de techno, musique, histoire-géo et arts plastiques (et étonnamment sans celui de français, mais bon, il pourra quand même se greffer sur la chose, l'heureux veinard !). Les élèves décrypteront un clip de Ridan [3] en zizique (le premier vers du poème de du Bellay servant d'alibi thématique), créeront une jolie frise chronologique en techno (c'est le prof d'histoire-géo qui va être jaloux !), pourront réaliser (je vous jure que c'est sérieux !) un "film d'animation de cailloux" en Arts plastiques (y compris sur les 12 travaux d'Heraklès, et là on a perdu L'Odyssée, je crois...) et comparer (vengeance du prof d'histégé sur celui de techno) un temple grec avec l'Eglise de la Madeleine puisque cette dernière a "l'aspect d'un temple grec périptère" (rappelons que les temples grecs en pierres dits "doriques" sont apparus environ deux siècle après la période décrite par Homère dans son ouvrage, mais bon, rien de choquant pour un prof d'histoire, n'est-ce pas ?). N'oublions pas que tout cela sera évalué, par exemple sous forme d'une "évaluation écrite à partir d'extraits vidéos". C'est la fête du multimédia !

      Les autres niveaux ne sont pas délaissés : à nous la Mise en scène du pouvoir en 5ème, où les élèves organiseront une "confrontation entre la musique baroque et la danse contemporaine" en E.P.S. avant de travailler sur "la symétrie dans la décoration" en maths. Le tout évalué grâce à une "réprésentation chogréphique et théâtrale" (heureusement, seul l'investissement des élèves sera pris en compte ; la qualité de la chose, elle, ne sera pas critère d'évaluation, vous vous en doutiez). À moins que vous ne souhaitiez travailler sur La Représentation du mal au Moyen Âge, évaluant vos élèves d'un savant questionnaire en 3 parties sur le film Le Nom de la rose, qui est – rappelons-le – interdit aux moins de 16 ans... Oui oui, vous êtes bien en 5ème ! C'est beau, tant de réalisme et de connaissance du terrain...

      En 4ème, on traitera sans pouffer (du moins on essaiera de se retenir) La Reproduction sexuée dans les arts (cette dernière "rentrant" apparemment dans la catégorie "Arts, espace, temps", décidément bien pratique pour y mettre ce qu'on veut). On n'a malheureusement pas prévu de visionner un film crypté de Canal + en SVT, mais on se rattrapera avec l'étude de la super sexy suite de Fibonacci en maths. Enfin, en 3e, on plongera dans l'histoire d'un art majeur, la publicité (waouh !) avec "création personnelle d'un produit commercial" en arts plastiques, étude d'une musique de pub pour barre chocolatée en zizique et – mon préféré – "création d'une chorégraphie sur la Valse n°2 de Chostakovitch avec pour but fictif de l'inclure dans une publicité télévisuelle" en E.P.S. (on va bien rire). Après une petite visite au musée de la contrefaçon, les élèves pourront être évalués sur la réalisation d'une pub sur un grand panneau ou, mieux, en utilisant les inénarrables TICE.

"Regardez, m'sieur ! Elle est trop belle, ma barre chocolatée en 3D !"

"M'sieur, m'sieur ! Si le logo de mon shampoing est rose, ça me donnera un point de + ?"

"M'sieur, m'sieur ! SI je me mets nue pendant la chorégraphie, on vendra davantage de mon rouge à lèvres, non ?"

      Je suis atterré. Moi qui – à ma manière – fais ce que je peux pour élever mes élèves à l'art, le vrai, le beau, le grand, par l'étude de textes immortels que nous essayons toujours de replacer dans un contexte, une époque, un mouvement, une chronologie (de la vraie "histoire de l'art", en fait), voilà que l'on me demande d'évaluer en interdiscipline des affiches de pub et des films animés de cailloux... Voilà que l'on me demande de consacrer mes heures de loisir à d'éternelles réunions interdisciplinaires ; et mes précieuses heures de cours, déjà trop rares, à des projets, encore des projets, toujours des projets, bâtis sur du vent, fondés sur du rien, prétextes à la mise en activité décérébrante de nos élèves. Comme le disait fort justement un collègue : "mon projet, c'est d'enseigner." Ce n'est semble-t-il pas celui de l'histoire des arts appliquée au collège...

J.-R. G., académie de Versailles


1. Respectivement Technologies de l'Information et de la Communication, Technologies Usuelles de l'Information et de la Communication et Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Enseignement.
2. http://www.hda.ac-versailles.fr/
3. http://www.youtube.com/watch?v=mOT5UjfMmQA

09/2009