Enseigner la littérature, mission impossible ?


Communication de Françoise Guichard lors du colloque "Enseigner la littérature à l'Université aujourd'hui", Université de Provence, 10-12 mars 2011


Je voudrais tout d’abord remercier les organisateurs de ce colloque, et à double titre : non solum pour avoir invité le professeur de CPGE que je suis à intervenir dans un cadre universitaire, sed etiam pour avoir accepté de donner la parole au Collectif « Sauver Les Lettres », un collectif militant, un collectif de militants, pour qui la question d’ « enseigner la littérature » constitue, effectivement, un des chevaux de bataille. Depuis la création de notre Collectif, émanation des « comités anti-Allègre », dès l’année 2000, nous n’avons dévié ni de notre ligne ni de nos objectifs, qui sont de « sauver », certes, les lettres, mais dans une attitude offensive, c'est-à-dire de défendre et de promouvoir la littérature et les humanités.

Je vais donc intervenir avec deux casquettes, mais qui en fait n’en font qu’une, au sens où ma pratique professionnelle se nourrit de mon engagement à « Sauver les lettres », tout comme la réflexion du Collectif s’enrichit du travail fait dans les classes par ses adhérents.

Lorsque M. Pérez m’a demandé, voici quelques mois, quel serait le titre de mon intervention, j’ai répondu, un peu au débotté : « Enseigner la littérature, mission impossible ? ». J’aurais pu aussi bien l’intituler, pour filer la métaphore télévisuelle, « Les Coulisses de l’exploit », « Lost » ou « Portés disparus », tant il devient compliqué, dans ma pratique quotidienne devant mes étudiants, de proposer un enseignement littéraire qui puisse satisfaire à la fois aux exigences du concours auquel je prépare, c'est-à-dire celui de l’ENS-LSH (Lyon), et au souci d’intégrité, d’éthique même, qui doit animer toute personne qui se mêle d’être professeur, sauf à tomber dans le cynisme le plus éhonté.

En clair et sans langue de bois : un professeur de lettres en CPGE a deux ans – trois dans le cas des khubes – pour préparer, à un concours qui est bientôt aussi difficile que l’agrégation, des étudiants dont il n’est pas exagéré de dire qu’ils nous arrivent, pour la plupart, fort dépourvus en sortant du lycée. Et je sais bien que les soucis que nous avons en 1ère année sont également ceux des universitaires ; il existe désormais un fossé quasi infranchissable entre les « exigences » du Bac et celles des prépas — et même celles de la 1ère année d'université : 50% d’échec en L1, en moyenne (30% pour les étudiants qui arrivent de S, 50% pour L et ES, 70% pour STI / STG, 97% pour les Bac pro). En CPGE, de moins en moins d’étudiants intègrent en kharrés à cause de ce fossé — il leur faut au moins trois ans. D'où l'émergence des CPES, Classes Préparatoires aux Études Supérieures, qui espèrent combler une part du fossé en amont —sous forme de propédeutique, ces propédeutiques qui existaient en Fac dans les années 60 et qu'il faudrait peut-être ressusciter et systématiser.

Du reste, soyons lucides : certains de nos étudiants n’ont candidaté en hypokhâgne que pour y profiter d’une grande année de « remédiation », diraient les khuistres, -- remédiation en français, philosophie, histoire, géographie, langues vivantes et anciennes. Assez conscients pour comprendre qu’ils n’ont pas « le niveau », comme il ne faut plus dire (et pourtant…) ils viennent chercher en prépa de quoi combler leurs lacunes à tout point de vue, et nous quittent ensuite pour de nouvelles aventures...


Comprenez-moi bien : je ne dis pas que mes collègues, en amont, ne font pas leur travail. Je vois, au contraire, les professeurs du secondaire – secondaire où j’ai exercé pendant vingt et un ans, et pas dans des lycées « chic », croyez-moi – exercer leur métier avec une conscience, une patience et un dévouement absolument admirables. Mais je les vois aussi s’user et se décourager, même et parfois surtout quand ils exercent en filière L, filière qui devrait plutôt regrouper les profils littéraires, et dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle est en crise depuis quelques lurettes.

Bref, chaque année, à la fin du mois de septembre, lorsque je lis les premières dissertations de mes sympathiques hypokhâgneux, je fais le même constat, avec la même désolation : ils sont intéressés, intéressants, curieux, passionnés … mais, à quelques exceptions près, ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la littérature. J’ai même parfois la déconcertante impression que certains n’ont jamais « fait de français », au sens de « lire un texte de manière littéraire ». Leurs khopies sont truffées de « l’auteur dit que », « l’auteur nous fait passer un message », « l’auteur dénonce », « l’auteur critique », « la thèse du poème est que… » et autres aberrations. On y évoque, sans frémir, « la critique de la bourgeoisie dans la Princesse de Clèves », -- roman où personne, pas même le bijoutier, n’est bourgeois. Cette fixette idéologique, fruit d’un apprentissage réducteur de la lecture des romans, conduit les mêmes étudiants à qualifier la marquise de Merteuil de « bourgeoise », alors que « Madame DE Bovary », elle, est une ci-devant, cela va de soi.


Là encore, comprenez-moi bien : je ne suis pas en train de m’amuser à dresser un bêtisier, d’autant que ces erreurs n’ont rien de comique. Mais elles se généralisent à un tel point que je suis obligée de m’interroger sur les raisons qui font que mes étudiants, au sortir du lycée, n’ont, pour la majorité d’entre eux, aucune idée de ce qu’est la littérature, réduite pour les uns à de la « comm’ » qui fait « passer un message », pour les autres à un alibi vaguement esthétique dont se pare l’idéologie bourgeoise pour mieux aliéner le pauvre peuple, et pour d’autres enfin à une pathétique « occupation des oisifs » qui n’aurait de sens que pour quelques initiés coupés de la vraie vie et des réalités de leur temps.

Bref, l’idée que la littérature est d’abord UN ART DU LANGAGE leur échappe, en général, totalement.


Par conséquent, la question pour moi n’est pas de savoir POURQUOI enseigner la littérature (j’ai devant moi 55 étudiants que je dois préparer à un concours exigeant avec un programme précis), ni SI C’EST « UTILE », vu que c’est mon travail de le faire dans l’optique concours ; la question n’est pas non plus de savoir QUELLE LITTERATURE il me faut enseigner, ni si une révision du canon s’impose – ce n’est pas moi qui conçois le programme de l’ENS-LSH, sur lequel il y aurait sans doute beaucoup de choses à dire, mais pas ici, naturellement.

Mon problème, c’est de trouver COMMENT l’enseigner à des jeunes gens qui m’arrivent, la plupart du temps, dans un état d’impréparation assez sidérant, au sens où ils ne savent pas LIRE les textes de manière LITTERAIRE, et où la littérarité, même dans son sens le plus élémentaire, semble souvent leur échapper. A partir du moment où je considère qu’enseigner la littérature à des hypokhâgneux, c’est enseigner à la fois une histoire, une culture, des usages complexes de la langue, une rhétorique, des herméneutiques, tout ceci, in fine, se tressant dans quelque chose qui relève à la fois de l’esthétique, de l’éthique et du plaisir, je me trouve devant un abîme d’interrogations.

Bref, comme disait Vladimir Ilitch, QUE FAIRE ? Par où commencer ? Si je veux faire progresser ces jeunes gens, c'est-à-dire à la fois leur faire découvrir la littérature comme « art du langage » et les amener à aborder le programme du concours dans les meilleures conditions possibles, je suis obligée de me demander comment nous en sommes arrivés là, et donc, quitte à être lourde, de mettre les pieds dans le plat – activité dont le Collectif Sauver Les Lettres se fait souvent une spécialité.



Je vais donc lancer, courtoisement mais d’un bras ferme, le pavé de l’ours.

Pourquoi ces étudiants en lettres nous arrivent-ils sans la moindre idée de ce qu’est la littérature ? Sans doute parce qu’on n’en a pas fait des littéraires, parce qu’on ne leur a pas donné les outils pour DEVENIR des littéraires. Car, -- à moins de croire à l’innéité des aptitudes et des appétences – on ne naît pas littéraire, on le devient. Peut-être naît-on sensible, avec l’oreille absolue ou le geste sûr, mais des aptitudes littéraires, un « profil littéraire » susceptible à la fois de bien réussir et de s’épanouir dans la filière, c’est quelque chose qui se construit, bref, quelque chose de culturel.

C’est quelque chose qui se construit, certes, dans la famille mais aussi à l’école, et ce dès le primaire. Et c’est là que le bât blesse : il y a de moins en moins d’élèves à profil littéraire parce que l’enseignement du français, de la littérature, des langues anciennes et des humanités en général, a été littéralement saboté depuis des années.

Les programmes de 1999 pour le lycée (publiés dans le BO hors série N°6 du 12 août 1999), dits programmes « genres et registres » ou encore « programmes Viala », visaient, dans le discours de leurs concepteurs, à permettre aux lycéens de « rencontrer une culture » [1]. Dans la réalité, additionnés aux restrictions d'horaires, ils ont propulsé au premier rang les héritiers— ceux qui ont des parents avec du langage et une bibliothèque.

Je ne dis pas qu’il existe un « complot » ourdi par les forces du Mal (les scientifiques, les économistes, le professeur Viala, Philippe Meirieu, l’Europe, le grand capital international… quoique…  ? ) pour anéantir l’enseignement de la littérature. Il n’y a pas de « plan concerté »… mais c’est peut-être pire : toute une succession de mesures aveugles ou à courte vue, inappropriées, parfois bêtement gestionnaires, ont abouti à faire en sorte que nos étudiants, après des années de collège et de lycée, n’ont en général aucun sens de la littérature – j’entends par là ni compétences ni même goût pour le littéraire.


C’est donc en amont qu’il faut regarder, dès le collège et même l’école primaire, c'est-à-dire là où se forme le rapport à la lecture, à l’écrit, aux textes, au langage, et par conséquent à la littérature.


On a assisté depuis des années, et plus encore à partir de la mise en place des programmes Viala (dont le collectif SLL a observé avec une certaine satisfaction la disparition) à ce que l’on pourrait appeler l’abandon de l’enseignement du français.

Tout est parti de l’idée selon laquelle le français ne conviendrait plus aux lycéens d’aujourd’hui et aux « nouveaux publics », dépourvus d’une « connivence importante avec les œuvres et les textes patrimoniaux » et d’une « bonne maîtrise de la langue » -- On pourrait tout aussi bien dire que les mathématiques sont nocives faute d’être en connivence avec les théorèmes patrimoniaux de Pythagore ou de Thalès !!! Résultat des opérations : un enseignement du français qui a méprisé la maîtrise de la langue et débouché sur ces fameux programmes « genres et registres », tellement nuisibles au goût pour la littérature.

En quelques années, l’enseignement du français a été sacrifié et détruit. Un rapport de l’Inspection Générale des lettres [2] (référence 2006-044, juillet 2006) déplore justement, je le cite, « le niveau socioculturel et linguistique des adolescents ». Mais n’était-ce pas précisément à l’Ecole de le leur fournir, au lieu de le leur refuser DE FAIT, quelles qu’aient été par ailleurs les bonnes intentions d’Alain Viala et du groupe d’experts – bonnes intentions dont l’Enfer est pavé ! Si l’Ecole n’instruit plus, mais seulement les familles, elle contribue à reproduire et à perpétuer toutes les inégalités sociales et culturelles. Si les élèves n’apprennent pas à l’école ce qu’est la littérature, où la découvriront-ils ? Si l’école ne leur donne pas le goût des livres, qui le fera ? Si la « connivence culturelle » ne se met pas en place à travers les programmes scolaires, comment y parviendra-t-on ? Si le patrimoine littéraire n’est pas transmis par l’école, il restera l’apanage des « héritiers » : on ne peut cracher sur la conception patrimoniale de la littérature que si on y est soi-même tombé quand on était petit.


Alors oui, les jeunes gens et jeunes filles qui nous arrivent en CPGE ont bien des lacunes : mais ils n’en sont absolument pas responsables, et leurs anciens professeurs non plus. On ne peut bien savoir que ce qu’on vous a enseigné, sous peine de se retrouver dans une sorte d’insécurité linguistique et culturelle qui vous paralyse. Or le rapport à la littérature des étudiants ne peut se construire que sur la confiance, confiance d’abord en leurs propres capacités langagières : ce n’est pas médire que de constater que certains de mes hypokhâgneux ne savent pas écrire correctement en français, sont incapables d’orthographier, de coordonner, de subordonner, de ponctuer, se perdent dans leurs phrases et y perdent leurs correcteurs.

Je le répète, ni mes étudiants ni leurs enseignants des années antérieures ne sont responsables de cette situation, mais des directives aberrantes et des programmes calamiteux que le Collectif SLL, dans une brochure parue chez Textuel en 2006, proposait malicieusement de mettre « au piquet »…

Quelques exemples susceptibles d’éclairer mon propos, à commencer par le plus important, sans quoi il n’est même pas la peine de parler d’enseigner la littérature : la maîtrise de la langue. Même si l’on en revient vaguement, elle a été, des années durant, rangée DE FAIT au rayon des souvenirs, et ce dès les petites classes, où les méthodes les plus hasardeuses, prétendant se fonder sur le constructivisme en gage de scientificité, ont fait de tels dégâts qu’on n’est plus étonné de voir un hypokhâgneux ânonner en lisant à haute voix, ou buter sur les mots…, ou une khâgneuse, dans un commentaire de texte assez convenable par ailleurs, évoquer à plusieurs reprises « le pronom possessif ‘mon’ ».

Car l’enseignement systématique de la grammaire a été remplacé par l’observation réfléchie de la langue, l’ « ORL », comme si l’élève, tel Pascal redécouvrant tout seul la géométrie euclidienne, était capable de réinventer sua sponte l’accord des participes passés et la conjugaison du passé simple… comme si l’activité grammaticale était par essence non « réfléchie » ! Topos libertaire de la grammaire normative imposée au pauvre peuple par la bourgeoisie discriminante, si l’on suit les propos de certains enseignants qui se croient progressistes, et qui ne font, quoi qu’ils disent, qu’enfoncer leurs élèves dans leur ignorance…

Les écoliers, puis les collégiens, n’ont plus été mis en état de s’approprier leur langue et ses mécanismes. Et jetons un voile pudique sur le refus quasi constant d’enseigner l’orthographe, le vocabulaire par famille étymologique, qui pue le latin-grec, et sur celui, tout aussi délibéré, de recourir à la dictée, même comme exercice de langue. Bref, comment veut-on qu’un texte ait un sens et ses mots un rapport logique, quand, depuis le primaire, le malheureux élève n’a jamais appris à maîtriser les accords ni les conjugaisons ?

Le « décloisonnement » porte également sa part de responsabilités : en interdisant la pratique d ’un cours de grammaire autonome et progressif, indépendant de l’étude des textes, il a laissé les apprentissages linguistiques se faire au petit bonheur, au hasard des « rencontres » avec tel ou tel texte – et au hasard de la répétition (ou de la non-répétition) de la rencontre avec ces faits de langue. En somme, comme rien n’est jamais vraiment nommé ni expliqué, tout reste opaque et le texte demeure un maquis.

Ajoutons également la baisse régulière des contenus réellement enseignés, et celle des exigences, considérées comme cruellement « élitistes » dès qu’elles diffuseraient des connaissances. Et le « socle commun » est venu couronner le tout : le BOEN d’avril 2007, qui en définit les exigences pour le primaire, en supprime l’apprentissage du conditionnel et du subjonctif, sans doute jugés trop difficiles pour les petites têtes brunes rousses et blondes des « nouveaux publics »…

En somme, comment voulez-vous que nos étudiants ne soient pas en difficulté (doux euphémisme) dans leur maîtrise de la langue, à partir du moment où tout s’est mis en place pour les empêcher de l’acquérir ? Et, du coup, comment voulez-vous qu’ils puissent aborder la littérature autrement que comme une chose « incompréhensible » au sens strict, c'est-à-dire sur laquelle ils ne se sentent aucune prise, dont ils ne peuvent pas s’emparer, un objet radicalement étranger, -- mais dont l’étrangeté, au lieu de créer un sentiment exaltant de vertige où le texte se fait jouissance, comme l’expliquait Barthes, suscite un découragement a priori et une inappétence contre laquelle il est ensuite très difficile de lutter.


A partir du moment où le lycéen lambda ne comprend plus « spontanément » les textes littéraires, tout travail d’explication tourne à la paraphrase, à la recherche angoissée du fameux « message » que « l’auteur a fait passer », message forcément dissimulé sous tout un indigeste fatras de procédés d’écriture destinés à noyer le poisson -- le poisson étant ce que « dit l’auteur », qui aurait tout de même pu « s’exprimer » (ah, l’expression, ils adorent, aussi) plus simplement. Voilà où nous en sommes arrivés : la littérature, c’est de l’idéologie cachée sous des métaphores comme l’arbre de Noël l’est sous les guirlandes. Expliquer un texte, c’est donc enlever les guirlandes et mettre à nu le sacro-saint « message ». Ce message est soit « bourgeois », soit « critique » lorsque « l’auteur dénonce », le texte étant alors, forcément, un « apologue » plein d’ironie et de deuxième degré. Et c’est ainsi qu’on en arrive à des absurdités comme celle que je vous évoquais tout à l’heure, « la critique de la bourgeoisie dans La Princesse de Clèves ». En début d’hypokhâgne, on voit des bourgeois partout, surtout où il n’y en a pas d’ailleurs… Car « bourge(oi)s » = nobles = richards = gens de la haute pas comme nous. Le reste n’est qu’histoire et littérature…

Même chose pour « la fonction citoyenne des fables de La Fontaine », ou « la critique sociale chez La Bruyère ». Il ne s’agit pas d’ignorer la question sociale dans les textes : la littérature « dit » quelque chose de sa société, et la rhétorique pour la rhétorique ne mènerait qu'à un catalogue absurde. Etudier L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut en oubliant que l'héroïne est du peuple et que le roman est l'histoire d'une liaison « exogène », est évidemment une absurdité. Mais quand cette grille de lecture devient la seule valide pour des élèves rattrapés à la fois par leur inculture historique et une absence de politisation entretenue par le catéchisme citoyennisant inculqué en ECJS, on en arrive à un « Madame DE Bovary » qui prend alors toute son absence de sens : les élèves n'ont rien appris d'idéologiquement sérieux, mais juste appliqué un calque sur l’œuvre, sans la lire vraiment. Alors, même si je me refuse à entrer dans la théorie du complot, il n’en reste pas moins que je me demande parfois si ces étudiants sans conscience de classe, sans autre goût imposé que la sous-culture de télévisions ineptes ou d’un internet sans discernement, tout cela doit bien arranger quelqu'un — ne serait-ce que ceux qui veulent du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola. La question qui se pose est donc celle de l’acquisition d’un esprit critique, inséparable du sens littéraire et de repères historiques et sociaux.


Bref, pense-t-on VRAIMENT faire acquérir aux lycéens cet esprit critique et ce sens littéraire en les incitant à lire d’une manière tellement réductrice ? Ni la Révolution mondiale ni la sociocritique ne se retrouvent dans cette salade idéologico-littéraire… et, pour ce qui me concerne, j’en suis réduite à faire dans la provocation, en suggérant à mes louveteaux d’aller pendre les bourgeois, haut et court, dans la vie réelle, et de les oublier temporairement dans la littérature !


En somme, il me faut donc, chaque année, consacrer quelques semaines ou quelques mois à faire perdre à mes étudiants des réflexes aberrants, qui les empêchent, précisément, d’accéder au littéraire. C’est une sorte de décapage, pas toujours facile, car les bêtises acquises ont été bien intégrées, malheureusement.

Alors, quand vous commencez à expliquer que l’auteur ne « dit » rien, mais qu’il ECRIT, les yeux s’ouvrent (la surprise, n’est-ce pas …) et parfois s’éclairent. Quand vous parvenez à faire comprendre que la question du « que dire » et du « vouloir dire » ne se comprend qu’à la lumière du « comment dire », vous avez gagné : ils ont alors saisi que la littérature, c’est un art, et non de la comm’. Mais il faut aller contre de mauvais réflexes, et parfois, pour cela, remuer les montagnes afin de défaire ce qui a été (mal) fait.


Car – désolée d’insister -- le coup de grâce à l’enseignement du français a été donné par les programmes « genres et registres » de 1999, enfin passés à la trappe (mieux vaut tard que jamais…), mais qui pendant plus de dix ans ont, pour nombre de lycéens, surtout les moins soutenus par leur milieu, rendu opaque l’étude du français, quand ils ne les en ont pas carrément dégoûtés.

En prônant une approche purement technique de la littérature, ces programmes ont détruit chez beaucoup de lycéens jusqu’à l’envie de lire : omniprésence des « genres et registres », tout-argumentatif, absence de l’histoire littéraire … tout ceci donne des élèves à la fois privés de tout repère et submergés de catégories orientant la « lecture » de textes qu’ils ne comprennent même plus, faute de maîtrise linguistique et historique. Dans ces conditions, pour le professeur, développer les aptitudes littéraires de ses élèves relève carrément, je le répète, de la « mission impossible » et des « coulisses de l’exploit ».


Là encore, comprenez-moi bien : « Sauver Les Lettres » ne prône pas le retour au Lagarde et Michard et à la pénible critique pseudo-sainte-beuvienne de ma jeunesse (j’ai 57 ans, et inauguré l’EAF en 1969). Cela dit, si le Lag’-Mich’ était daté côté Sainte-Beuve, il donnait des cadres historico-littéraires qui manquent aujourd’hui cruellement à nos étudiants. Comment vais-je faire, dans deux mois, pour expliquer Racine à des jeunes gens qui n'ont jamais vu le XVIIème en Histoire ? Est-il vraiment impossible, au lycée, d’articuler les deux programmes ? Quant aux outils de la stylistique, de la linguistique, de la philologie, de l’histoire littéraire, sont évidemment indispensables. Il y a quelques années, en rangeant mes archives, je suis re-tombée sur de vieux cours de français remontant à ma seconde, donc à l’année scolaire 67-68 : c’était de la critique psychologisante, de la paraphrase élégante, bref, quelque chose qui, sans être totalement nul, ne présentait pas grand intérêt. Il n’est évidemment pas question d’en revenir à ce type d’enseignement de la littérature.

Mais l’approche technique, ou plutôt techniciste, qui a trop longtemps été celle des programmes de lycée, a fait paradoxalement perdre de vue la dimension artistique de la littérature. À propos de la linguistique, dont personne à SLL ne conteste évidemment l’intérêt, toute une génération de professeurs, d’inspecteurs et de didacticiens du français s'est enfermée dans une illusion de scientificité acquise en fac dans les années 60-70, et (comme en Histoire avec les Annales, ou en Mathématiques avec la théorie des ensembles et Bourbaki) a cru qu'on pouvait impunément importer dans le secondaire des sciences et des méthodes qui présupposaient des cadres acquis (grammaire « traditionnelle », orthographe, histoire littéraire… ) , dont on s'est désormais dispensé, avec les résultats que l’on constate : le malaise dans l’enseignement de la littérature, du côté des étudiants comme de celui des professeurs…


Je m’explique : à partir du moment où l’on considère, ce qui est mon cas, que la littérature est d’abord un « art du langage », il est logique d’enseigner les procédures qui vont permettre aux élèves de mettre des mots sur leurs émotions esthétiques, et de ne pas en rester au « c’est génial » ou « c’est nul » qui leur vient spontanément à la lecture d’un texte. Le problème, c’est que ces procédures semblent enseignées pour elles-mêmes, le schéma actanciel pour le schéma actanciel, le découpage sommaire/scène pour le découpage sommaire/scène, le champ lexical pour le champ lexical, etc. On peut parfaitement identifier une ellipse narrative ou une isotopie, et être incapable de saisir en quoi tel ou tel texte est de la littérature, quand tel autre « est bon à mettre au cabinet », comme disait le Misanthrope…

« Enseigner la littérature » réclame donc, dans ce sens-là, un dosage assez délicat entre la découverte des textes, ce qui suppose de ma part de laisser parler les enthousiasmes de mes étudiants, emballés par « La Prose du transsibérien » ou le Voyage au bout de la nuit, -- et le travail d’explication de ces textes, où intervient forcément la technique, et où le professeur va rendre accessible ce qui est opaque pour permettre à ses étudiants, en leur donnant les armes de la critique, de mettre des mots sur leurs émotions esthétiques.


Certes, les programmes « genréregistres » sont aujourd’hui relégués aux oubliettes, la tendance s’inverse et c’est un point positif : personne à SLL ne versera une larme sur eux ! Mais ne nous réjouissons pas pour autant, car la tendance qui ne s’inverse pas, c’est celle de la baisse des horaires : un lycéen qui entre aujourd’hui en 2nde a reçu, depuis les débuts de sa scolarité en primaire, 800 heures de français en moins que son homologue de 1976 [3]; autrement dit, il entre au lycée avec le niveau de fin de 5eme de son père !! En une génération, un enseignement a été sacrifié ! Et la réforme Chatel du lycée ne fait qu’aggraver la situation : elle retire de fait aux lycéens de 2nde 1 h 30 de français par semaine (30 mn de demi-groupe-module et 1 h d’aide individualisée) et aux lycéens de Terminale L la moitié de leur horaire hebdomadaire (2 h au lieu de 4 h). La perte totale d’horaires de français en trois ans de cursus littéraire au lycée atteindra 126 heures… Et ce n’est certainement pas le malheureux enseignement d’exploration « littérature et société » qui va compenser ces pertes… Comment, dans ces conditions, parler d’enseigner la littérature au lycée, même avec de meilleurs programmes ? C’est une plaisanterie !

Quant à la tâche du professeur de CPGE qui devra bientôt, après trois ans de lycée Chatel, conduire ses étudiants au concours de l’ENS, je n’ose pas l’imaginer, sous peine de fuir tout de suite, dans un désert, le reste des humains ! Il serait donc logique qu’à moyen terme les épreuves changeassent ou disparussent (et le concours avec)… En fait, on peut déjà parier que le concours restera en l’état, peut-être même encore plus difficile, et que seuls les « meilleurs » intègreront – comprendre les plus héritiers des héritiers ! Et MM. Descoings et Zabeg de déplorer l’absence, dans les grandes écoles, d’élèves venus de milieux populaires : cherchez l’erreur !


ALORS … QUE FAIRE ?


« Les fossoyeurs de l’instruction formulent toujours à leurs détracteurs une demande de propositions, comme si leurs opposants leur devaient réparation d’un désastre dans lequel ils ne sont pour rien, comme si les responsables ministériels n’étaient pas eux-mêmes à l’origine d’une destruction qu’aucun professeur ne leur a réclamée » [4].

On se pliera ici à l’exercice, non pour eux mais pour les collègues, pour les élèves, par égard envers les organisateurs qui ont eu l’amabilité de nous inviter, et, si je puis oser le clin d’œil, pour l’amour des Humanités…


Le collectif Sauver les Lettres entend se placer dans une position d’humanisme progressiste et donc une optique positive de maintien, pour le second cycle, d’un enseignement formateur et exigeant, que n’appelleront « élitiste » que ceux qui refusent de le transmettre et de développer les aptitudes de tous les élèves.

On s’appuiera sur la valeur inégalée des disciplines pour transmettre aux lycéens des « bases » solides, un patrimoine commun de connaissances étayées, éprouvées et organisées et de savoirs créateurs à la portée universelle, vivifiés par une intelligence critique. Je le répète, ne condamnent l’approche « patrimoniale » que ceux qui ont eu la chance de tomber dans ce patrimoine quand ils étaient petits…

C’est dire que « la conviction et le constat quotidien, par la pratique des classes, que les études littéraires intéressent les élèves et sont favorables à leur avenir professionnel et personnel [5]», animent ces propositions, qui sont, je le rappelle, le fruit de la réflexion du Collectif.


LES PROPOSITIONS DE SLL POUR L’ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE :


LE RÉTABLISSEMENT DES HORAIRES DE FRANÇAIS, DÈS L’ÉCOLE PRIMAIRE ET LE COLLÈGE.

Les horaires considérés jusqu’en 1969 nécessaires à un apprentissage et à une pratique indispensables du français doivent être rétablis, comme le demande l’Appel pour le rétablissement des horaires de français [6].


LA PRIORITÉ DES ENSEIGNEMENTS DISCIPLINAIRES SUR LES DISPOSITIFS INTERDISCIPLINAIRES

Les horaires affectés aux «  thèmes de convergence » ou« itinéraires de découverte » en collège ou à la « découverte professionnelle » de 3ème, ou autres trouvailles du même genre, ne peuvent servir de prétexte à la suppression de poursuite ou de choix d’un enseignement disciplinaire, en général le latin et le grec.


LA PRIORITÉ DES ENSEIGNEMENTS DISCIPLINAIRES SUR LES DISPOSITIFS DIVERS VOTÉS DANS LE CADRE DE L’AUTONOMIE

(décision d’ouverture de tel ou tel dispositif choisi par les CA, notamment en collège).

Tous les projets qui nuisent aux enseignements dispensés ou conduisent à leur désaffection ne seront pas autorisés dans le cadre scolaire


DE MEILLEURS PROGRAMMES DE FRANÇAIS EN COLLÈGE ET LYCÉE.

Les dernières propositions de programmes constituent certes une avancée, mais condamnée d’avance par la baisse des horaires. Le ministère doit opter pour des programmes fondés sur le contenu, adapté à chaque cycle, de la matière : maîtrise de la langue et connaissance des œuvres (voir par exemple sur le site de SLL notre Projet de programme de français – pour les classes de seconde et première, http://www.sauv.net/projetproglycee.php)


NE PLACER DEVANT LES ELEVES QUE DES PROFESSEURS AYANT UNE SOLIDE FORMATION DISCIPLINAIRE


et formés pour la discipline qu'ils enseignent : dans ce sens, non seulement la mastérisation n’apporte rien, mais encore les nouvelles maquettes du CAPES de lettres (en particulier de lettres classiques), ont tout pour inquiéter, surtout quand on pense que de véritables épreuves de langue ancienne, portant sur de vrais savoirs,sont remplacées par le lamentable « agir en fonctionnaire éthique et responsable », qui semble avant tout viser à évaluer le coefficient de servilité de l’impétrant face aux dogmes idéologiques et pédagogiques en vigueur.


      C’est dire que le collectif SLL, tout en prenant acte d’un mieux pour ce qui concerne les nouveaux programmes de français, ne se satisfait aucunement de la réforme Chatel, et tiendra toute sa place dans la protestation qui ne manquera pas, du moins nous l’espérons, -- et nous y pousserons -- de s’organiser au fur et à mesure que le lycée sera détruit.


Cela dit, je voudrais, pour ce qui me concerne – et c’est ici d’abord le professeur de CPGE qui parle – conclure sur une note d’espoir et d’optimisme.

Je ne vais pas vous dresser la liste de tous ceux qui, à cause de moi ou plutôt par ma faute, ont décidé dès l’hypokhâgne de devenir professeurs de lettres – d’autant que je ne suis pas sûre, quand je vois ce que devient le métier, que cette voie de l’enseignement, qu’ils ont choisie par vocation comme je l’avais choisie moi-même en passant l’agrégation en 1976, soit vraiment le bon sentier…

J’irai même plus loin : si le fait d’ « enseigner la littérature » ne servait qu’à former des professeurs de lettres, il ne se justifierait pas de façon très convaincante !

Je préfère évoquer des étudiant-e-s que je revois, cinq ou dix ans après, d’anciens hypokhâgneux et khâgneux qui font tout autre chose que des lettres (je pense à ce trentenaire passé par Sciences-po Paris et devenu spécialiste des questions de Défense nationale), et qui me disent que leur expérience de la littérature leur sert tous les jours, non pas pour rédiger sans fautes d’orthographe, -- même si cela compte --, mais parce que les milieux qu’ils fréquentent sont peuplés de Rastignac, de Vautrin, de Nucingen, de Sorel ou de Rougon ; ou ceux qui me racontent, comme tel autre, également passé par l’IEP Paris et devenu fonctionnaire international, qu’ils ont fait le tour du monde avec Blaise Cendrars dans leur Samsonite… Je me dis alors , toute modestie mise à part, que je leur ai transmis, de la littérature, quelque chose qui a enrichi leur compréhension du monde, et qui les éclaire encore sur ce qu’ils sont et sur ce qu’ils font, parce qu’elle a nourri non seulement leur sens esthétique mais aussi leur compréhension de l’ordre des choses, en faisant en sorte que « rien de ce qui est humain ne (leur) soit étranger » – ce qui, dans une époque où les princes qui croient nous gouverner se sentent tenus de ricaner sur Madame de Lafayette, constitue tout de même un très grand réconfort et une ouverture rassurante sur l’avenir. Car, et ce sera le mot de la fin, n’oublions pas que les vrais enjeux de l'enseignement de la littérature sont politiques, au sens le plus large du terme.


Françoise Guichard
Professeur de lettres classiques en CPGE littéraire, Lycée Paul Cézanne, Aix en Pce
Collectif « Sauver Les Lettres »


1. Entretien accordé par Alain Viala, président du Groupe technique disciplinaire (GTD) lettres, aux collaborateurs de l’Ecole des Lettres, http://www.sauv.net/gtd.htm, publié dans le N°2 de la revue (août 1999).
2. http://media.education.gouv.fr/file/63/8/3638.pdf
3. Voir http://www.sauv.net/horaires.php et http://www.sauv.net/horcomp.php
4. Agnès Joste, «Contre-rapport sur la filière littéraire », http://www.sauv.net/filiereLcr.php
5.Ibid.
6. http://www.sauv.net/horaires.php En 1998, Jean Ferrier, Inspecteur Général, publiait un rapport, « Améliorer les performances de l’école primaire » qui indiquait : « la qualité des apprentissages et les progrès des élèves sont en relation directe avec le temps consacré aux apprentissages, diverses études en attestent en France et à l’étranger » 

03/2011