ÉAF 2002 - Sujets de l'épreuve écrite

Centres étrangers G.1 - Série L

Objet d'étude : les réécritures.

Textes :
Texte A : Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, Livre X, chapitre IV, 1807.
Texte B : Chateaubriand, Lettre à Julie Récamier, texte cité par Jean d'Ormesson dans Mon dernier rêve sera pour vous, 1998.
Texte C : Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, III, 1848-1850.
Annexe : Gérard Genette, « La littérature au second degré » , Palimpsestes, 1982.

I Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points)
Quels sont les éléments purement informatifs concernant le Miserere ?

II Vous traiterez ensuite un de ces trois sujets (16 points)
1. Commentaire

Vous commenterez l'extrait des Mémoires d'outre-tombe (texte C).
2. Dissertation
En vous appuyant sur les textes du corpus, les oeuvres que vous avez étudiées en classe et vos lectures personnelles, vous vous demanderez dans quelle mesure les oeuvres littéraires ou artistiques sont des « oeuvres dérivées d'une oeuvre antérieure par transformation ou par imitation ». (Texte en annexe, lignes 3 et 4).
3. Écriture d'invention
Vous avez assisté à un concert ou à un spectacle qui vous a profondément marqué. Vous en faites le compte rendu pour un journal local en insistant sur les circonstances de l'événement, sur son déroulement et sur l'effet qu'il a produit sur vous.

 

TEXTE A : Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, Livre X, chapitre IV.

A Rome, Oswald fait la connaissance de Corinne. lis visitent ensemble la ville et se rendent, au moment de la Semaine Sainte, à la chapelle Sixtine pour y entendre le Miserere(1) d'Allegri.

Oswald se rendit à la chapelle Sixtine pour entendre le fameux Miserere vanté dans toute l'Europe. Il arriva de jour encore, et vit ces peintures célèbres de Michel-Ange, qui représentent le jugement dernier, avec toute la force effrayante de ce sujet, et du talent qui l'a traité. Michel-Ange s'était pénétré de la lecture du Dante ; et le peintre comme le poète représente des êtres mythologiques en présence de Jésus-christ ; mais il fait presque toujours du paganisme le mauvais principe, et c'est sous la forme des démons qu'il caractérise les fables païennes. On aperçoit sur la voûte de la chapelle les Prophètes et les Sibylles appelées en témoignage par les chrétiens ; une foule d'anges les entourent, et toute cette voûte ainsi peinte semble rapprocher le ciel de nous ; mais ce ciel est sombre et redoutable ; le jour perce à peine à travers les vitraux qui jettent sur les tableaux plutôt des ombres que des lumières ; l'obscurité agrandit encore les figures déjà si imposantes que Michel-Ange a tracées ; l'encens, dont le parfum a quelque chose de funéraire, remplit l'air dans cette enceinte, et toutes les sensations préparent à la plus profonde de toutes, celle que la musique doit produire. Pendant qu'Oswald était absorbé par les réflexions que faisaient naître tous les objets qui 'environnaient, il vit entrer dans la tribune des femmes, derrière la grille qui les sépare des hommes, Corinne qu'il n'espérait pas encore, Corinne vêtue de noir, toute pâle de l'abstinence, et si tremblante dès qu'elle aperçut Oswald, qu'elle fut obligée de s'appuyer sur la balustrade pour avancer : en ce moment, le miserere commença. Les voix, parfaitement exercées à ce chant antique et pur, partent d'une tribune au commencement de la voûte ; on ne voit point ceux qui chantent ; la musique semble planer dans les airs ; à chaque instant la chute du jour rend la chapelle plus sombre. [...] C'était une musique toute religieuse qui conseillait le renoncement à la terre. Corinne se jeta à genoux devant la grille et resta plongée dans la plus profonde méditation ; Oswald lui-même disparut à ses yeux. Il lui semblait que c'était dans un tel moment d'exaltation qu'on aimerait à mourir, si la séparation de l'âme d'avec le corps ne s'accomplissait point par la douleur ; si tout à coup un ange venait enlever sur ses ailes le sentiment et la pensée, étincelles divines qui retourneraient vers leur source : la mort ne serait pour ainsi dire alors qu'un acte spontané du coeur, qu'une prière plus ardente et mieux exaucée. Le miserere, c'est-à-dire ayez pitié de nous, est un psaume composé de versets qui se chantent alternativement d'une manière très différente. Tour à tour une musique céleste se fait entendre, et le verset suivant, dit en récitatif, est murmuré d'un ton sourd et presque rauque ; on dirait que c'est la réponse des caractères durs aux coeurs sensibles, que c'est le réel de la vie qui vient flétrir et repousser les voeux des âmes généreuses ; et quand ce choeur si doux reprend, on renaît à l'espérance ; mais lorsque le verset récité recommence, une sensation de froid saisit de nouveau ; ce n'est pas la terreur qui la cause, mais le découragement de l'enthousiasme. Enfin le dernier morceau, plus noble et plus touchant encore que tous les autres, laisse au fond de l'âme une impression douce et pure : Dieu nous accorde cette même impression avant de mourir. On éteint les flambeaux ; la nuit s'avance ; les figures des Prophètes et des Sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule. Le silence est profond, la parole ferait un mal insupportable dans cet état de l'âme où tout est intime et intérieur ; et quand le dernier son s'éteint, chacun s'en va lentement et sans bruit; chacun semble craindre de rentrer dans les intérêts vulgaires de ce monde.

1. Miserere : pièce de musique chantée d'inspiration religieuse.


TEXTE B : Chateaubriand, Lettre à Julie Récamier, texte cité par Jean d'Ormesson dans Mon dernier rêve sera pour vous.

Rome, mercredi 15 avril 1829.
Je commence cette lettre le mercredi saint au soir, au sortir de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres (1) et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette belle cérémonie, et j'en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. C'est vraiment incomparable. Cette clarté qui meurt par degrés, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange ; tous ces cardinaux à genoux; ce nouveau pape prosterné lui-même au pied de l'autel où, quelques jours avant, j'avais vu son prédécesseur; cet admirable chant de souffrance et de miséricorde s'élevant par intervalles dans le silence et la nuit ; l'idée d'un Dieu mourant sur la croix pour expier les crimes et les faiblesses des hommes, Rome et tous ses souvenirs sous la voûte du Vatican. Que n'étiez-vous là avec moi ! J'aime jusqu'à ces cierges dont la lumière étouffée laisse échapper une fumée blanche, image d'une vie subitement éteinte. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, pour mépriser tout et pour mourir. Au lieu de cela, le courrier demain m'apportera des lettres, des journaux, des inquiétudes. II faudra vous parler de politique. Quand aurai-je fini de mon avenir et quand n'aurai-je plus à faire dans le monde qu'à vous aimer et à vous consacrer mes derniers jours ?

1. Ténèbres : office du soir célébré pendant la semaine sainte.

 

TEXTE C : Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, livre III.

Mercredi saint, 15 avril.
Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette cérémonie et j'en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. Le jour s'affaiblissait, les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l'on n'apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l'Écriture compare à une petite vapeur. Les cardinaux étaient à genoux, le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j'avais vu son prédécesseur ; l'admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait succédé aux lamentations du prophète, s'élevait par intervalles dans le silence et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d'un Dieu mourant pour effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines était là avec tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l'Église sans éclat, annonçaient la fin d'une puissance qui civilisa le monde moderne. Les chefs-d'oeuvre des arts disparaissaient avec elle, s'effaçaient sur les murs et sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. Des étrangers curieux, séparés de l'unité de l'Église, assistaient en passant à la cérémonie et remplaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s'emparait du coeur. Rome chrétienne en commémorant l'agonie de Jésus-Christ avait l'air de célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémie1 adressait à l'ancienne. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir.

1. Jérémie : prophète biblique qui fut témoin de la chute de Jérusalem.

Annexe : Gérard Genette, « La littérature au second degré », Palimpsestes.

Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu'on peut y lire, par transparence, l'ancien sous le nouveau. On entendra donc, au figuré, par palimpsestes (plus littéralement : hypertextes), toutes les oeuvres dérivées d'une oeuvre antérieure, par transformation ou par imitation. De cette littérature au second degré, qui s'écrit en lisant, la place et l'action dans le champ littéraire sont généralement, et fâcheusement, méconnues. On entreprend ici d'explorer ce territoire. Un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite jusqu'à la fin des textes. Celui-ci n'échappe pas à la règle : il l'expose et s'y expose. Lira bien qui lira le dernier.