Il n'est effectivement écrit nulle part sous une forme officielle
qu'il est officiellement inutile de savoir compter et calculer pour faire
des mathématiques. On trouve même des phrases sur la nécessité
de "la maîtrise du calcul" mais qui sont vidées de leur sens
par les pratiques qui sont recommandées et par le contenu même
du sens donné à cette expression (par exemple en excluant,
en ne recommandant pas expressément, ou ne mentionnant pas comme
critères d'évaluation fondamental, tout ce qui est "par coeur",
automatisme et pratique opératoire). En effet, on peut constater
que sont favorisées toute argumentation et toute pratique qui minimise
l'importance du calcul. Par exemple :
1) Les pratiques et les conseils "éclairés" des différents spécialistes de la pédagogie (IPR, formateurs, animateurs de journées pédagogiques) sur les 25 dernières années vont toutes dans le sens d'une minimisation de l'importance du calcul : ceux-ci, pendant ces mêmes années m'ont systématiquement fait remarquer de manière acerbe et condescendante qu'en insistant sur le calcul, je ne mettais pas en avant ce qui était le plus important :- dans les années 70, les structures : il était aussi important de connaître le calcul en base deux qu'en base 10, puisque le "sens" du calcul était indépendant de la base (l'apprentissage dans les différentes bases est encore officiellement en vigueur au Canada, ce qui n'est pas indépendant du rôle "d'avant-garde" de ce pays dans les SDE).Gardant pour mon for intérieur la remarque que c'étaient souvent les mêmes (ceci est peut-être une explication de la continuité entre les âneries modernistes et les âneries post-modernistes) qui trouvaient successivement que c'était à chaque fois une autre chose qui était la plus importante sans expliquer d'ailleurs pourquoi la position avait changé, j'en suis resté à ma position non structuraliste, inintelligente, obtuse, "insensée" et réactionnaire : il faut savoir calculer. Mais je m'appuyais sur une conviction intime que ne partagent justement ni les tenants des maths modernes ni les tenants de la contre-réforme suivante : les méthodes qui ont réussi au niveau mondial une "massification" réussie – terme à la mode qui induit par lui-même une problématique justificatrice – puisqu'elles ont permis à des continents entiers d'apprendre à lire, écrire, compter et calculer en se basant sur une expérience millénaire devaient bien avoir quelques bonnes raisons de l'avoir accompli. En tout cas beaucoup plus de raisons que les conclusions, basées sur une problématique globalement fausse, tirées par les SDE ou les "Sciences Cognitives" d'interprétations douteuses de statistiques elles-mêmes aussi douteuses tirées d'expérimentations très partielles portant sur quelques dizaines – ou même centaines – d'individus choisis on ne sait comment et le plus souvent dans des "écoles d'application" ou leurs équivalentes à l'étranger.Il faut d'autre part remarquer que la disparition "du calcul" est, d'après ce que dit G. Glaeser lui-même, un phénomène pratique et que la théorisation qui en existe est aussi une théorisation de cette pratique.
Il est à remarquer qu'en France, on n'a jamais à ma connaissance critiqué – chaque fois que je l'ai fait on m'a ri au nez – les maths modernes du point de vue de la baisse des capacités des élèves en calcul. Ce qui n'a pas du tout été le cas aux USA ou la baisse de niveau en calcul due aux maths modernes était tellement connuea) qu'elle a inspiré le chanteur Tom Lehrer dès 1962 qui présentait ainsi sa chanson "New Math" :- depuis quelques années « le sens » ( ou même le plaisir du sens) et l'intelligence . Il est à remarquer que cette mise en avant du sens n'est justement pas opposée à la période des maths modernes où "l'important est de comprendre ce que l'on fait plutôt que de donner la bonne réponse"
"Consider the following subtraction problem, which I will put up here : 342 minus 173. Now, remember how we used to do that : But in the new approach, as you know, the important thing is to understand what you're doing, rather than to get the right answer."
b) que la critique la plus ferme des maths modernes fut celle de Morris Kline* qui eut même un succès de librairie en publiant dés 1973 "Why Johnny Can't Add" (NY, St. Martins Press 1973)
* Il a organisé dès 62 avec Polya, H. Weyl, Wu Hu et 75 autres mathématiciens américains de premier plan la première lettre pouverte contre les maths modernes [in : Kline, Morris, et al, Letter of 75 mathematicians, American Math Monthly 69 (1962), 189-193.]2) Marc Ferrant, bonimenteur de chez Casio, théorise effectivement le fait que "faire des mathématiques" est indépendant de "savoir calculer", non seulement pour le calcul arithmétique mais également pour le calcul algébrique. Or, si nous pouvons comprendre que M. Ferrant, en tant que chefs de vendeurs de bidules prétend que son bidule est capable de remplacer intégralement – et en mieux – les fonctions humaines correspondantes qui deviennent par là même obsolètes, il est beaucoup plus "troublant" de constater que les autorités en charge de la pédagogie – et à priori non pas du commerce – ait une prose convergente avec celle du chef des ventes de Casio. On peut trouver encore plus troublant que la prose du sieur Ferrant – convergente avec les théories dominantes des Sciences de l'Éducation – soit distribuée dans tous les établissements et ceci sans réaction d'aucune autorité "compétente" tandis que le même Ferrant organise des tournées Casio dans les établissements avec l'accord des mêmes autorités.
3) Il est bien évident que s'il y avait une réelle volonté de montrer l'importance du calcul – et du calcul mental – de la part des concepteurs des programmes et de ceux qui sont chargés de vérifier leur applications, il y aurait eu une insistance particulière sur le sujet aussi bien dans les textes que dans les diverses réunions pédagogiques et les recommandations qui en sortent. Actuellement, en collège, toutes les réunions pédagogiques expliquent qu'il est nécessaire de participer aux parcours diversifiés ou "donner du sens" aux "activités mathématiques". Or, je n'ai jamais connu depuis que j'enseigne – 1972 – une seule réunion ou l'on mette en place des modalités d'enseignement traduisant l'importance de la maîtrise du calcul et en particulier du calcul mental – à part sous la forme de conseils sans conséquences. Ce qui n'empêche pas d'affirmer l'importance – qui est par ailleurs tout à fait réelle – des "fondamentaux" ainsi vidée d'une partie « fondamentale » de leurs contenus. Le ministère met donc en avant les « fondamentaux » en maths... mais en faisant les divisions à la machine !
"L'ultime preuve de sincérité pour un mathématicien est son consentement à renoncer à un peu de ses mathématiques, sans parler de son argent, afin d'adhérer à son propre code de morale (en supposant qu'il en ait un, et qu'il ne se réduit pas à placer les mathématiques au dessus de tout le reste)".
Cet aspect devait être traité en partie dans la série MR (Mon Résumé) dont les 4 premiers numéros MR1 à 4 sont publiés, dont j'ai abandonné l'écriture pour écrire ce texte et qui devait traiter du sens des opérations et en particulier du fait que le sens de la multiplication ne peut être compris que si l'on saisit qu'il faut l'aborder à partir de différentes multiplications "sociales et historiques" dont aucune n'est commutative (cela revient aussi à intégrer de manière harmonieuse ce que Platon appelait les arithmetikoi et les somatikoi et à dépasser l'opposition entre logistique et arithmétique) : il est compréhensible en ce sens que toute référence dans une perspective pédagogique à l'idée purement mathématique – et qui plus est "math moderne" – de commutativité n'est pas seulement un "obstacle épistémologique" à la compréhension du sens mais l'équivalent de l'interdiction de la compréhension pour les élèves, interdiction aggravée par l'importation dans leurs capacités cognitives de procédures formelles qui agissent comme un parasite qui les empêche de penser.De toutes façons, l'optique moderniste en vigueur depuis 30 ans ne permet en aucune manière de poser la question du sens en mathématiques puisqu'elle a liquidé ce qui en était la base, c'est-à-dire la dualité de la notion de nombre (nombre abstrait/nombre concret) ou, ce qui revient au même, elle a réduit les nombres aux nombres abstraits en liquidant la notion de grandeur, ce qui transforme même les nombres "mathématiques actuels" en quelque chose de plus abstrait que les nombres abstraits des progressions des années 20 puisqu'ils pouvaient être conçus comme rapports de deux quantités de même nature.
Je donnerais un seul exemple lié à la "commutativité"
:
Un conducteur conduit une voiture pendant 3600 s. à la vitesse
de 80 Km/h. Si l'on "commute" 3600 et 80
1) en 80 s., le conducteur n'a même pas le temps d'allumer le
préchauffage de son diesel et de démarrer
2) même en Allemagne, coeur de l'Europe et paradis des bolides,
il est difficile de rouler à 3600 km/h.
Je sais que des didacticiens ont du écrire le même genre
d'exemples mais aucun, à ma connaissance,
- n'a montré que les progressions et méthodes pédagogiques
en place en France (et dans toutes les autres grandes nations) en gros
de 1890 à 1930/60 – mais qui concentraient
une expérience humaine pluri-millénaire –
permettaient à l'élève de "ne pas commuter"
- n'a été capable de montrer l'enchaînement historique
qui a abouti aux maths modernes et le fait que nous –
pas moi qui n'y ait jamais été –
sommes toujours dans cette problématique qui n'est pas seulement
celle des maths modernes mais celles d'une mathématique
- qui s'autonomise par rapport au réel dans la représentation qu'elle se fait de sa propre activité en cultivant un regard nombriliste qui a l'avantage d'être protecteur : cela évite d'avoir à répondre à la question "Mathématicien : à quoi sert ce que tu fais ?". Ceci est d'autant plus vrai chez les mathématiciens "appliqués" qui n'hésitent pas à participer à la mise en place de sondages dont la précision des résultats est présentée comme nettement supérieure à leur réel intervalle de confiance ou plus généralement à participer au fétichisme scientiste et "physicaliste", au sens de François Lurçat, du nombre et du calcul. Activité peut-être pas "scientifique" mais sûrement rémunératrice.
- qui, simultanément, est de plus en plus dépendante des activités de ce monde et ne peut qu'en subir des modifications structurelles à moins d'admettre que la pratique des mathématiques dans une société n'a pas d'effet sur le développement de l'activité de mathématiciens. Et aussi bien les théoriciens de la mathématique moderne "Les maths sont partout" que les adeptes actuels des "maths vivantes" ne me contrediront pas puisqu'ils prétendent de plus tous – ce qui n'est pas un constat en ce cas mais une volonté qui est une pure ânerie – que ces "maths vivantes qui sont partout" doivent de plus influencer et même "irriguer" l'enseignement primaire. Ils doivent donc également admettre en ce cas qu'il est justifié de se poser des questions sur l'utilité sociale et le contenu même de ces mathématiques. Je ne donnerai pas de réponse mais citerai simplement ce que disait René THOM il y a une vingtaine d'années :
"Cette dégénérescence relativement rapide des possibilités de l'outil mathématique lorsqu'on va de la physique vers la biologie est certes connue des spécialistes, mais il en est fait fort peu mention aux yeux du grand public. Il y a à cela, je crois, trois raisons liées à la sociologie même de la science
a) Étant donné que les grands succès pragmatiques de la mécanique et de la physique fondamentale ont donné à ces sciences l'immense prestige que l'on sait, il importe que les disciplines moins précises, et moins achevées, puissent bénéficier du même prestige. On taira donc les difficultés et les imprécisions dont ces disciplines sont affligées.
b) A l'usage interne, ces difficultés et ces imprécisions deviennent au contraire des avantages. Car les techniques de mathématisation approchée (approximation) permettent l'éclosion d'une production « scientifique » considérable. Toute tentative de modélisation quantitative, qu'elle soit fondée, peu fondée ou mal fondée, peut donner lieu à publication scientifique.
c) A cela s'ajoute l'influence de l'industrie des ordinateurs. Tout laboratoire, si modeste soit-il, se doit d'avoir son ordinateur ; comment ne pas vouloir rentabiliser cet investissement, même dans des conditions où, à priori, aucune quantification du problème n'est concevable ? L'industrie informatique a évidemment tout intérêt à laisser croire qu’aucune partie du réel n'échappe à la modélisation quantitative...A la décharge des praticiens ainsi mis en cause, mais dont on ne peut guère suspecter la bonne foi – au moins dans la grande majorité des cas –, il faut observer ce qui suit la perte d'efficacité du formalisme mathématique en science n'est pas abrupte".
René THOM "Mathématiques et théorisation scientifique" in SCIENTIA Numéro Spécial "La culture scientifique dans le monde contemporain" 1979
On ne peut pas dire que la situation se soit réellement améliorée et il faudra s'interroger à ce que signifie l'application – réelle celle-ci – d'un modèle mathématique d'une situation qui n'est pas mathématisable à cette même situation : il suffit de regarder là aussi l'utilisation de la moyenne ou la prétention mathématique de représenter les capacités cognitives de l'enfant par des structures ensemblistes : le bilan essentiel n'est pas mathématique (on s'est trompé; ça ne s'appliquait pas, activité "purement mathématique" base d'une attitude irresponsable), mais :
- Pourquoi a-t-on "appliqué" si "ça ne s'appliquait pas" même si ça rapporte ?
- Quel a été l'effet de cette application ?
Il est vrai que René THOM était peut-être d'une autre trempe que les médailles Fields qui, selon Bill Gates, ont été embauchés par Microsoft pour élaborer "nouvelle théorie du calcul qui nous permettrait de mettre le monde en équations". Sans commentaire si ce n'est qu'il est toujours possible de sortir une "nouvelle théorie du calcul" et de "nouvelles équations".
Ceci n'a pas que des inconvénients pour la corporation des
spécialistes bornés qui théorisent ainsi leur autonomie
car elle est source de crédits.
D'autre part
- une limite de ce texte beaucoup plus importante est qu'il se présente
comme critique de conceptions des mathématiques, de la pédagogie,
mais sans montrer la genèse de ces conceptions autrement que sous
la forme réductrice d'une "histoire des idées".
- la critique des mathématiques –
et ceci est aussi valable pour"l'informatique" –
vise à défendre ces outils ce qui ne peut se faire qu'en
montrant leurs limites. La défense du cure-dents n'est pas obligatoirement
assurée lorsque l'on prétend, sous prétexte qu'il
permet de nettoyer des trous, qu'il permet aussi de curer des puits. Mais
il y a de plus en plus de bonimenteurs – qui
sont actuellement en vogue et qui s'appellent les ingénieurs commerciaux
puisque personne ne peut se passer d'une caution scientifique pour vendre
sa camelote – pour vendre des cure dents pour
curer les puits.
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