Déliquescence de l'Éducation nationale


TRIBUNE LIBRE
DELIQUESCENCE DE L'EDUCATION NATIONALE

CHRISTINE MULLER

Le brillant essai de Marc Le Bris, instituteur et directeur d'école courageux en Ille-et-Vilaine fait songer avec nostalgie à l'éducation antédiluvienne que nous autres quadras avons eue dans nos écoles publiques. alsaciennes: nous ânonnions tous les matins dans notre syllabaire, nous apprenions l'orthographe et la grammaire, le calcul mental, la lecture à haute voix, la chronologie exacte des rois de France, la taille de nos fleuves, nos départements et chefs-lieux, le chant, la danse, la natation et le dessin. Et tout cela en cinq ans! Cité en exemple, Jean Orieux, ci-devant inspecteur de l'Éducation nationale, écrivain et pourfendeur de la nouvelle méthode globale de lecture: "Nous nous accordions même la douce satisfaction de lire à haute voix, pour notre récompense, les exquises petites compositions françaises de nos jeunes lauréats. Ça vous fait sourire ? Pas moi. J'ai la larme à l'œil ".

À lire la terrifiante analyse de cet instituteur-modèle; notre éducation scolaire vue par les instances du jour a été digne de la préhistoire. Pourtant, nous savons tous lire, écrire et compter. Nous n'en dirons pas autant des enfants de la nouvelle génération, malheureux cobayes, d'un système éducatif provoquant dès dégâts irréparables'! Et vos enfants ne sauront pas lire ... ni compter! dresse le constat amer, que dis-je, désespéré d'un bon enseignant aux prises avec le système éducatif du troisième millénaire, camp de transit où se forgent les citoyens incultes et corvéables à merci de demain.

Marc Le Bris s'indigne d'emblée des nouvelles méthodes de lecture: le syllabaire*, jugé rétrograde, n'est plus en usage dans nos écoles primaires car, est-il décrété en haut lieu sans avoir vérifié " dans les années 1960 un certain pourcentage d'élèves savaient déchiffrer, mais ne devenaient pas dés lecteurs courants, sans doute parce qu'ils ne comprenaient pas ce qu'ils lisaient ". Aujourd'hui, il est de bon ton de mettre l'enfant au centre de son éducation scolaire ; on appelle ça sans rire " rendre l'enfant acteur de sa propre éducation ", ce qui revient à dire que le savoir lui vient par la voie du Saint-Esprit... Les chantres de la méthode " globale-naturelle-phonétique-à-hypothèses "sont aussi les fossoyeurs des exercices répétitifs (apprendre par cœur, mémoriser les règles grammaticales, faire une dictée par semaine, le goulag, vous dis-je.!) et les zélés propagateurs d'un illettrisme galopant. Les " modernes " s'acharnent à retourner chaque pierre de l'édifice prestigieux instauré par Jules Ferry (il a donné ses cancres, mais quel système en est dépourvu ?) et "prétendent construire l'intelligence des enfants en les amenant à considérer eux-mêmes les " métaconnaissances " qu'ils seraient en train d'installer dans leurs propres cerveaux. C'est l'histoire du cycliste qui descend de vélo pour se regarder pédaler ".

L'enfant décide aujourd'hui de ce qu'il veut apprendre. On imagine ce que cela donne du côté de l'instituteur démis de son pouvoir, dépossédé de son savoir au profit de la science infuse de ces pseudo-petits génies: " Si les enfants nous apportent plus que nous ne leur apportons, nous ne servons à rien " remarque Marc Le Bris. L'autonomie de l'enfant, autre hérésie prônée par l'Éducation nationale, ne tient pas la route face à des gamins en bandes, livrés à eux-mêmes pendant 24 heures sans surveillance: " il y aura un blessé le soir et un mort le lendemain. (...) L'autonomie de l'enfant est un mensonge. Ce mensonge est un crime. " Puis, plus loin L'autonomie de l'enfant est un contresens. S'il est autonome, il n'est plus un enfant".

Cette déliquescence est visible à tous les niveaux: de notre temps, nous étions propres dès dix-huit mois. Aujourd'hui, il n'est pas rare de rencontrer des bambins de cinq ans en couches-culottes ! Les préceptes et sanctions de nos respectables institutrices étaient autant de paroles d'évangile dont il ne fallait surtout pas se plaindre auprès de nos parents. À l'heure actuelle, l'enfant " acteur de son éducation " peut contester le contenu de ses cours et éventuellement traîner son maître devant les tribunaux pour une tape sur les fesses.

La sagesse, l'érudition d'un instituteur sont raillées par les instances supérieures de l'Éducation: "Les dirigeants pédagogiques actuels se battent contre Diderot et contre les Lumières. L'un d'eux me l'a dit en face: il m'a reproché mon encyclopédisme et j'ai trouvé qu'il faisait siffler le mot comme une insulte. "

Comble de l'horreur, les visites médicales annuelles dans les écoles sont abolies, soucis budgétaires obligent. Et la tuberculose, contre laquelle nous autres Mathusalem de l'instruction publique étions prémunis via moult vaccins et contrôles, reprend de la vigueur dans les écoles. Les enfants maltraités passent au travers des mailles du filet scolaire dépourvu de tout centre médical. Les bons élèves se font tabasser, on harcèle les filles pudiques, les profs encaissent sans broncher les gifles administrées par des monstres à dents de lait et les caïds étalent leur culture de haut niveau "je déterre ta mère et je l'encule " sur les murs des établissements. Voilà à quoi a mené le nouveau système scolaire où l'enfant s'épanouit de façon " autonome ". Non contents du résultat - près de 20 % d'illettrés en sixième! - les inspecteurs en rajoutent quand il s'agit de noter un enseignant récalcitrant au " néoglobalisme " : " La lecture de l'emploi du temps fait apparaître " dictée hebdomadaire ", est-ce une note nostalgique d'un passé révolu ? " De vrais instituteurs, dans le droit fil de Marc Le Bris ripostent, en dépit des sanctions (baisses de traitement) que leur coûtent leurs démarches osées: "Bien des philosophes ont déjà largement débattu du fait que plus un État s'appliquait à régenter les pensées, les attitudes, les comportements (…), et plus les libertés et les droits de l'individu se réduisaient. " Dans l'ombre, des parents préoccupés par l'avenir de leurs enfants achètent de bons vieux syllabaires* et font réviser le B.A BA aux petits en cachette de l'Éducation nationale féroce.

Dans le fond, je suis bien contente d'avoir fait partie des tyrannosaures ânonnant des syllabes, à qui on disait que le COD se trouvait en posant la question " qui " ou " quoi " (maintenant, la règle est si complexe qu'un adulte d'intelligence normale aurait du mal à comprendre...), à qui une enseignante préhistorique faisait décliner de façon ludique les conjonctions de coordination (mais ou et donc or-ni-car ?) ou qui situait la bataille de Lépante bien avant celle de Trafalgar (aujourd'hui, haro sur la chronologie !) Alors, vive Marc Le Bris, que son ouvrage soit lu par le plus grand nombre et que chaque parent se le dise: le gouvernement en place veut tout bonnement enterrer l'école. Dans sa version d'excellence, elle est trop chère!

*M.Boscher, J. Chapron, M.J. Carré, La journée des tout-petits, Méthode Boscher (Belin 1984)

*M. Sommer, T. Cuche - Lire avec Léo et Léa (Belin, 2004)

Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter ! Marc Le Bris-403 P. Éditions Stock (20,99 €)

Le Moniteur – 20/04/2004