« Ta saleté de chat, dans mes bégonias, a encore fait pipi ».
De la « manipulation » comme méthode erratique

Par Véronique Marchais
Réflexions sur « la grammaire du français » officielle à l’occasion de la parution des nouveaux programmes de français du cycle 3 (CM1, CM2, 6e), 3 décembre 2024.

(Ressources d'accompagnement du programme de français au cycle 3, téléchargeables sur le site Eduscol)

NB : Le texte qui suit a été suscité par de nombreux échanges entre professeurs en activité dans des classes de collège.

Il y a peu de changements dans le volet littérature en Sixième, seulement à la marge : les Fables sont passées en CM2, à part ça, pas grand chose à signaler.

En grammaire, c'est plus insidieux. Si les changements paraissent minimes (le conditionnel fait son grand retour, et change encore de mode, et on est censés ajouter l'épithète aux fonctions étudiées en Sixième), la vraie catastrophe se trouve là, avec l'adoption officielle de la nouvelle nomenclature Eduscol et la tentative d'imposer le passage par les manipulations pour étudier les fonctions. Il faut être prêt à enseigner que dans "Zoé est dans sa voiture", "dans sa voiture" serait COI (complément d’objet indirect) du verbe être. C'est ça, la vraie nouveauté de ces programmes. C'est à s'arracher les cheveux. Ça ne marche jamais bien, ces trucs-là, cela détourne les élèves de l'attention essentielle au sens des mots, et on finit par y perdre son latin.

Les subtilités entre "Dans la cour (où elle se trouve), Lucie lance la balle", où "dans la cour" serait CCL (complément circonstanciel de lieu), et "Lucie lance la balle dans la cour", où "dans la cour" serait COI (autant d'exemples empruntés à cette nomenclature) ne me paraissent pas inintéressantes à analyser entre nous, mais totalement lunaires avec des élèves qui, en Troisième, n'identifient toujours pas un sujet inversé (je n'exagère pas beaucoup).

Moi-même, qui ne pense pas être totalement bredine en grammaire, même quand j'essaye d'entrer dans la logique de cette analyse, très vite, je m'y perds.

Je suppose que pour les tenants de cette analyse, si je dis : "J'habite à Paris", "à Paris" est un COI puisque l'on ne peut dire ni *J'habite, ni *À Paris, j'habite. Mais si j'ajoute un COD (complément d’objet indirect) à la phrase : J'habite un grand duplex à Paris (ouais, chuis pas prof), je peux très bien, cette fois, supprimer ou déplacer "à Paris" : J'habite un grand duplex. J'habite, à Paris, un grand duplex. Donc, si j'enrichis la phrase, certains groupes changent de fonction ? Depuis quand c'est possible, ça ?

Ne voulant à aucun prix enseigner que "dans sa voiture" serait un COI, j'ai commencé à reprendre toutes mes fiches de grammaire pour traquer les exemples litigieux, et ne donner à l'analyse que des CC qui sont vraiment des CC même pour les fous furieux qui ont rédigé cette nomenclature. Eh bien vous savez quoi ? Parfois, même moi, je ne sais plus. Alors des gosses de 11 à 15 ans, vous imaginez ?

Je me suis retrouvée toute bête face à une pauvre phrase : Je travaille à Lyon. Je travaille, point, c'est correct. Mais Je mange, point, aussi, alors que dans Je mange des frites, "des frites" est bien COD. La suppression toute seule, cela ne veut rien dire : un verbe transitif est un verbe qui PEUT avoir un COD - rien n'oblige à exprimer ce COD si cela n'a aucun intérêt. Donc j'essaie le critère de déplacement. À Lyon, je travaille, c'est bizarre, tout de même. Cela relèverait au moins de la mise en relief. Peut-on dire que le sens soit vraiment le même que dans Je travaille à Lyon ? Ne serionsnous pas dans le même cas qu'avec la balle et la cour, où les rédacteurs de la nomenclature verraient un COI ?

Quand je passe au crible les phrases tout à fait basiques de mes exercices de grammaire (je ne vous raconte pas si on passe à des phrases vraiment littéraires !), je me rends compte du nombre incalculable de fois où moi, l'agrégée de Lettres, nourrie de grammaire, presque autant d'expérience que Nutella, je n'arrive pas à m'en sortir de ces critères à la noix, je n'arrive pas à décider si la phrase est incorrecte ou juste bizarre, hors de toute réalité linguistique (en vrai, personne ne dirait ça, syntaxiquement correct ou pas), alors des mômes qui doivent construire leurs concepts grammaticaux, et qui n'ont pas toujours conscience de ce qui se dit ou ne se dit pas, vous imaginez ?

Nous avons un beau désastre en perspective.

Qu'il faille batailler, argumenter contre une terminologie ravageuse, cela me paraît une évidence. Mais croire que, dans cette bataille, la majorité des linguistes seraient nos alliés, c'est, je crois, une erreur.

Un collègue qui s'est fendu de rien moins qu'une agrégation de grammaire pour pouvoir parler sur un pied d'égalité avec ces gens-là, pourra dire combien il leur est difficile d'entrer dans une vision différente de la leur. Ils se font une très haute opinion de leur discipline (et une bien piètre de la nôtre), avec ses spécificités, et refusent de voir les problèmes que pose son introduction dans les petites classes. En fait, rares sont les universitaires qui défendent une grammaire scolaire, avec ses limites, sans doute, mais aussi sa capacité à faire accéder à des concepts solides et opératoires.

La résistance ne peut venir que de nous, de notre capacité à freiner des quatre fers quand une réforme heurte nos convictions, et à convaincre, en particulier les jeunes collègues souvent mal formés et plus perméables à ces analyses.

Nous pouvons partager les arguments contre les analyses qu'on veut nous imposer. J'en ai déjà une belle collection.

Reprenons.

Zoé est dans sa voiture : Dans sa voiture, COI.

Mais si je me contente de préciser vaguement : Zoé est là-bas : le COI devient un COD ?

Et si Zoé n'est plus dans sa voiture, mais en cours, dans l'amphithéâtre 3, au premier étage, derrière la cafétéria, nous sommes bien d'accord que tous les groupes prépositionnels ont le même statut ? Chacun peut être déplacé, supprimé, mais pas tous en même temps. Donc ce sont tous des COI ? On a un verbe avec 4 COI ? Déjà que l'introduction du COS (complément d’objet second) avait fait jaser, là, je vous dis pas...

À votre bon coeur, pour déployer l'argumentaire.

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Une collègue pointe certains problèmes posés par cette terminologie et renvoie à des articles critiques sur le sujet, ce dont je la remercie. Mais elle conclut dans un esprit de conciliation.

Je ne serai pas aussi conciliante, et j'affirme même que nous touchons là à la racine du problème, qui réside précisément dans cette obsession des manipulations, appelée tantôt ORL (Observation Raisonnée de la Langue, NDLR), tantôt "gestes du grammairien", qui sévit depuis quelques décennies et s'est accompagnée d'un naufrage continu dans la maîtrise de la langue (même si je n'aurai pas la mauvaise foi d'imputer ce naufrage à cette cause unique).

Nous parlons d'une nomenclature censée s'appliquer dès l'école primaire, c'est-à-dire qui s'adresse à des enfants dès l'âge de 6 ou 7 ans. Ces enfants-là ne sont pas des grammairiens, pas plus que des électriciens, ou des philosophes, ou des biologistes. Non, ce sont des enfants, qui ont à construire les premiers éléments d'un long apprentissage. Vouloir à toute force qu'ils se comportent en professionnels, cela montre à quel point on prend le problème à l'envers. On veut faire commencer les enfants par là où ont abouti les spécialistes - eux-mêmes formés de façon très classique, soit dit en passant, comme quoi cela n'empêche rien. Et cela ne heurte personne ? Commençons par le point d'arrivée, tout se passera bien... nous le voyons tous les jours en classe...

Les manipulations sont totalement impropres à permettre à des enfants de forger des concepts opératoires aisément transposables dans l'orthographe, l'écriture, ou même l'élaboration de la compréhension.

Pour plusieurs raisons.

D'abord, tout bêtement, parce qu'elles ne marchent pas bien. Nous savons tous parfaitement que le complément d'objet peut très souvent être supprimé d'une phrase - tout dépend du sens du verbe (Je t'écris une lettre, Je t'écris, J'écris). Et l'ordre des mots est régi par des règles si nombreuses et si subtiles (progression thématique, mise en relief...) que le déplacement génère souvent davantage de confusion que de certitudes.

Au commencement était le Verbe.

Je peux modifier l'ordre des mots : Le Verbe était au commencement.

Mais personne ne parle comme ça. Le seul intérêt d'écrire cette phrase, c'est de mettre au commencement "Au commencement", d'où un résultat peu naturel, étrange à l'oreille.

Et je peux supprimer "au commencement", si, si, le Verbe, c'est celui qui est, point, si ce n'est lui, c'est donc son frère (ou son Père, ou le Saint-Esprit).

Dans cette forêt vivait une sorcière.

*Vivait une sorcière.

Une sorcière vivait ?

Une sorcière vivait dans cette forêt, c'est correct, mais très bizarre du point de vue de la progression thématique. En réalité, la probabilité de trouver réellement cette phrase quelque part (à part dans une copie d'élève maladroit) est à peu près nulle.

Peut-être que nos néo-nomenclaturistes voient dans "dans cette forêt" ou dans "au commencement" un COI, après tout.

Le petit chat boit du lait dans son bol.

Le petit chat boit du lait.

Dans son bol, le petit chat boit du lait.

Le petit chat, dans son bol, boit du lait.


Ce n'est pas que ces phrases soient incorrectes, mais le résultat est pour le moins cocasse. "Dans son bol", encore un COI ? Sérieusement ?

Ta saleté de chat a encore fait pipi dans mes bégonias.

Quelle est la fonction de "dans mes bégonias".

Ta saleté de chat a encore fait pipi est certes correct, mais chacun comprend bien que ce que l'on reproche à cette pauvre bête n'est pas d'avoir sacrifié aux besoins impérieux de la nature. C'est bien d'avoir fait pipi dans mes bégonias.

Dans mes bégonias, ta saleté de chat a encore fait pipi.

Ta saleté de chat, dans mes bégonias, a encore fait pipi.


Là, moi, je ne sais plus. Correct ou pas ? Vous en pensez quoi, les collègues ? À part qu'on a intérêt à investir dans le COI, c'est une valeur qui connaît une hausse inédite...

Poursuivons un peu le test.

Imaginons qu'avec les critères de déplacement / suppression, puisque c'est comme ça qu'il faut faire, désormais, nous ayons à identifier les différents groupes syntaxiques dans Il mange ses frites avec les doigts.

A. Il mange ses frites.

B. Il mange avec les doigts.

C. Avec les doigts, il mange ses frites.

D. Ses frites il mange avec les doigts.

E. Il mange avec les doigts ses frites.


Je vous laisse décider tout seuls quelles phrases vous considérez comme correctes et lesquelles non. Je suis persuadée que nous n'aurons pas tous les mêmes réponses.

Les premiers problèmes posés par le recours aux manipulations sont ainsi :

- qu'ils reposent sur des critères d'acceptabilité ou non de l'énoncé et supposent donc que l'enfant sache a priori ce qui est correct ou non, ce qui est loin d'être toujours le cas, surtout dans les classes populaires ;

- qu'ils incitent si bien à produire du charabia qu'à la fin, même un spécialiste de la langue comme un professeur de Lettres peut y perdre son latin et ne plus savoir ce qui se dit ou non. Du temps que nous avions au programme les compléments facultatifs vs compléments essentiels, un forum comme Néoprofs était plein de questions pour savoir si tel énoncé était valide ou non, et par conséquent tel complément essentiel ou facultatif. Les profs n'étaient pas d'accord entre eux, c'était comique à lire. On doit pouvoir retrouver ces fils de discussion dans les archives du forum si certains veulent se lancer dans quelque archéologie sur la question. Bref, je redemande : si les professeurs eux-mêmes ne parviennent pas à trancher dans de très nombreux cas, comment peut-on espérer non seulement que des enfants parviennent à mettre en oeuvre cette démarche avec assurance, mais en outre que cette démarche constitue un moyen efficace d'appréhender une notion ?

Ce que je constate année après année, c'est que les élèves qui ont subi cette démarche sont perdus dès qu'on n'est plus dans une phrase ultra-simple. Et à rebours - vous voudrez bien excuser ce que la phrase qui suit peut avoir de prétentieux en considérant que j'ai parfaitement conscience que de très nombreux professeurs à l'enseignement tout à fait classique vivent la même expérience que moi - chaque année, des tas d'élèves, quand je leur dis de laisser tomber toutes ces histoires de déplacement suppression et leur explique la construction du verbe, qu'un verbe (en dehors des verbes d'état) a un COD si on peut lui adjoindre le mot qqch ou qqn (prendre qqch, vouloir qqch, aimer qqn, manger qqch) et que le COD, c'est cette chose, tout simplement, s'exclament : "Ah ! mais c'est ça, en fait, le COD !" C'est une vraie révélation pour eux, et tout s'éclaire, et ils trouvent le COD avec bien plus d'assurance.

Mais le second problème est plus grave encore.

L'enseignement de la grammaire n'est pas censé être un enseignement purement utilitaire. Il vise à forger des concepts, à former l'esprit par l'entrée dans l'abstraction et le raisonnement. Qu'il trouve des applications dans l'écriture, notamment, c'est non seulement une évidence, mais une nécessité pédagogique - depuis longtemps, les neurosciences ont montré l'importance d'investir les connaissances dans des contextes variés, avec des exigences suffisamment élevées, pour en garantir la fixation et le maniement aisé. Il n'en demeure pas moins qu'on ne peut pas faire l'économie du passage par le concept, car c'est le concept qui est opératoire pour une application dans l'écriture ou l'orthographe.

Un concept, c'est une catégorie stable que l'esprit a abstraite d'analyses successives, et qu'il devient capable de mobiliser dans les analyses suivantes. Il est même essentiel, pour certaines opérations, que cette mobilisation soit automatisée - c'est la définition de l'expertise en psychologie cognitive. Pour que l'élève accorde correctement le verbe et son sujet, il ne peut pas se permettre, dans un travail qui génère une charge mentale aussi importante que la rédaction, ou même simplement la dictée, de refaire tous les tests de morphologie, encadrement, suppression... À un moment, si on veut que l'orthographe soit automatisée, il faut que l'esprit soit outillé pour cela, c'est-à-dire qu'il dispose d'un concept opératoire.

Or, si j'ai bien compris que le couple sujet-verbe, dans une phrase, c'est ce qui me dit qui fait quoi (définition qui a ses limites mais parfaitement opérante avec des enfants, et qui a le mérite de leur permettre d'accéder à une réelle représentation abstraite du verbe et du sujet), j'ai là un concept que je peux, après un peu d'entraînement, mobiliser aisément, et même appliquer très vite ad sensum. Nous lisons une phrase et nous identifions instantanément le sujet et le verbe, sans avoir besoin d'ajouter des mots à la phrase, de déplacer ci ou ça. Il doit en être de même pour l'élève si nous voulons que cette fameuse phase d'automatisation se produise un jour. Mais des critères de déplacement suppressions ne peuvent pas être assimilés une bonne fois pour toutes.

Si j'ai véritablement compris ce que sont un sujet, un verbe, un COD, assez vite, je peux les repérer à première lecture dans la phrase. Mais si tout ce que j'ai appris sur le sujet et l'objet, ce sont des critères syntaxiques (peu fiables de surcroît, voir supra), je ne peux rien automatiser, mon esprit ne dispose d'aucun concept opératoire : il doit, phrase après phrase, refaire les tests pour vérifier si ici tel groupe est déplaçable ou pas, avec tous les risques d'erreur et tous les errements que cela suppose. Autant vous dire que c'est totalement hors de portée d'un élève lambda déjà occupé à la rédaction d'un devoir, par exemple. Ce qui fait un concept, c'est aussi la stabilité de sa définition. Avec les critères syntaxiques, il n'y a aucun élément stable sur lequel s'appuyer pour éviter de devoir refaire encore toujours l'analyse des groupes syntaxiques : Le COI n'est pas le COI conceptualisé une bonne fois pour toute, il est le COI si et seulement si certains critères syntaxiques propres à chaque phrase sont vérifiés. Il faut toujours tout recommencer, sans automatisation possible.

En d'autres termes, cette démarche prive les élèves d'un véritable accès aux concepts, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la grammaire elle-même, sur l'orthographe, l'écriture, mais aussi sur la pensée elle-même.

Ce qui est en jeu, ce n'est pas ma préférence personnelle pour telle ou telle analyse, c'est ce que nous construisons dans l'esprit des élèves.

J'ajoute, en réponse à la phrase "les collègues aspirent à retrouver du sens à l'enseignement de la grammaire", que je vis l'expérience inverse de notre collègue : bien des collègues me disent retrouver du sens en abandonnant les errements auxquels ils ont été formés, qui les laissaient tâtonnants et incertains, au profit d'une démarche plus classique, qui articule justement analyse et sens des mots. Enseigner une grammaire qui permet à la fois d'accéder à des concepts clairs, automatisables, transposables dans toutes les activités de l'esprit, et au sens des mots et des phrases, cela a du sens.

Véronique Marchais, professeur de Lettres Modernes en collège.
Février 2025