Le français tel qu'on ne l'enseigne pas

La quinzaine Universitaire n° 1189, 8 avril 2002


L'enseignement du français à la dérive, Nous sommes nombreux à le penser et, quand nous avons lu sous ce titre un placard dans l'édition du Monde du 7 mars dernier, nous avons compris que nos inquiétudes ne sont pas vaines. Nous avons pensé aussi que, s'il fallait user, pour sauver notre langue maternelle, dans son pays d'origine, de moyens publicitaires, la tâche serait ardue. Heureusement, il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ...

On nous assure en haut lieu que la maîtrise de la langue devient, est ou reste, c'est selon, la priorité de l'enseignement à l'école et au collège mais, dam le Même temps, On met en oeuvre des circulaires qui dissolvent cet enseignement dans toutes sortes d'activités et On réfléchit (ou plutôt on demande à des instances créées à cet effet de réfléchir) à l'évolution des concours de recrutement pour les adapter à la réalité du métier, c'est-à-dire à l'enseignement "conformément aux programmes en vigueur" du français en collège. CQFD : le cercle est bouclé mais vous le savez tous, il existe, hélas, des cercles vicieux. Bouclé et vicieux, c'est tout un.

Peut-on en effet parler d'enseignement du français dès lors qu'on ajoute "conformément aux programmes en vigueur" ? rien dans ces programmes ne prévoit plus l'étude approfondie de la langue, le vocabulaire s'acquiert un peu au hasard (d'où l'importance de plus en plus grande du milieu social dans cette acquisition) et les structures de la langue sont approfondies quand le besoin s'en fait sentir. Etant donnée la pauvreté de la plupart des "écrits" [sic] servant de base à l'apprentissage de notre langue, quand il ne s'agit pas de "document iconographique", on doute que ce besoin se manifeste souvent. En somme pour apprendre leur langue, les petits Français ont recours, volens nolens, à l'immersion et à la reproduction de ce qu'ils entendent autour d'eux. Pas étonnant, dans ces conditions que les écarts entre les classes sociales s'accentuent et que la maîtrise de la langue reste l'apanage de ceux qui l'héritent de leurs parents.

Revenir à un apprentissage organisé du vocabulaire, de ses nuances, de ses racines, et remettre en place un apprentissage progressif des structures de la langue et de leurs évolutions, serait probablement un moyen efficace de favoriser une égalité des chances de plus en plus utopique. Hélas, pour le moment, sous prétexte qu'on "fait" du français dans toutes les disciplines, on n'en "fait" plus en Français ! Il faut aussi admettre que ces apprentissages qui servent de base à tous les autres, demandent des efforts, des répétitions, des exercices c'est-à-dire du temps. Diluer, pendant toute la durée de la scolarité obligatoire l'apprentissage de la langue dans la lecture "cursive", les IDD (itinéraires de découvertes) et autres ateliers , c'est le condamner à disparaître. C'est pour cela qu'aux formules dont notre Ministre se satisfait nous préférerions du temps pour faire acquérir par nos élèves la maîtrise de leur langue. Or ce temps nous est refusé. Il est vrai que le temps, c'est de l'argent : des heures à payer et des professeurs à former. Pourtant, quel avenir professionnel et social pour ceux qui ne maîtrisant pas leur propre langue peineront toujours, quoi qu'en disent nos hommes politiques, à en acquérir une seconde ? Pourtant, quel exercice de la "citoyenneté" sans connaissance de la langue ? Il est vrai que, même dans ce domaine, notre société se satisfait souvent de l'ersatz .

N'est-ce pas le cas dans notre profession ? le professeur cède le pas à l'enseignant, et les concours de recrutement de professeurs évoluent de façon à prendre en compte "des qualités professionnelles". On peut ainsi constater que chaque réforme du CAPES diminue le poids (nombre des épreuves et part des coefficients) des épreuves dites "scientifiques" ou "disciplinaires", et valorise les capacités à gérer une classe, à l'animer, voire à la maîtriser. Le nombre des universitaires dans les jurys diminue et ON nous annonce qu'il faudra revoir la composition de ces jurys pour y introduire davantage "d'acteurs du terrain ". Derrière cette proposition se retrouve une cléricature pédagogicoadministrative qui a réussi à imposer ses vues et ses intérêts. On la retrouve aussi derrière les projets de réforme du CAPES : ON laisse entendre que l'étude de l'Ancien Français n'est guère utile pour enseigner dans les collèges. On susurre qu'il ne serait pas vraiment indispensable de maintenir une épreuve de grammaire d'Ancien Français au CAPES de lettres modernes : cette épreuve permet-elle vraiment de repérer les meilleurs dispositions pour l'enseignement du français en collège ? L'organisation des concours coûte très cher, une épreuve en moins, surtout si elle n'est pas pertinente, serait tout bénéfice. Former les gens au moindre prix, leur donner rapidement une sorte de kit de survie plus psychologique que pédagogique, certains semblent le souhaiter : incapables d'enseigner et d'instruire, ces nouveaux professeurs de français deviendront tout naturellement des défenseurs de l'animation, du transdisciplinaire, du travail en équipe, de la formation continue et des techniques de gestion de groupes, en somme, de parfaites marionnettes.

Il est vrai que les professeurs de français sont appelés à jouer bien des rôles : examinateur à l'EAF (épreuve anticipée de Français du baccalauréat) vous recevrez jusqu'à 15 listes, toutes différentes, d'une vingtaine de textes chacune, desquelles vous allez devoir extraire une batterie de questions adaptées à la façon dont les textes ont été étudiés et susceptibles, soyons sérieux, de recevoir de la part de l'élève une réponse pertinente ! Ne vous prenez pas trop au jeu : le fossé entre les ambitions affichées de ces épreuves et des programmes des classes de première et la pauvreté des exigences réelles (en matière de correction de la langue, de connaissance des figures de style et de leurs effets, de connaissances historiques ... ) est tel que tous vos efforts ne serviront quasiment de rien : qui vous donnera la réplique ? Très peu de candidats, presque aucun, et le Ministère va en prendre acte, le déplorer, et profiter de l'occasion pour alléger encore les programmes et les exigences ("il faut s'adapter aux élèves") et vider notre discipline de ce qui faisait son intérêt pour les professeurs et pour les élèves.

Annie Quiniou