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Saint-John Perse au Bac 2003
La
polémique
Les
prémisses « Ils
m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat » Qui s’en étonnera ? Sans doute seulement ceux qui
n’ont pas encore compris quelle époque de complaisance, de renoncement et de
nivellement nous vivons, et dans laquelle, à défaut de se reconnaître dans une
certaine dissidence, on ne pourra qu’être au mieux les complices d’un mouvement
général de médiocrité – celle-là même dans laquelle Saint-John Perse n’a rien à
faire, sinon à continuer à être la « mauvaise conscience de son
temps »… et du nôtre. Mais quand des éducateurs se font les relais actifs
de cet abaissement général, « il nous verse un jour noir, plus triste
que les nuits »… On
me pardonnera ces accents de gravité ironique, mais vous jugerez par vous-même
s’ils sont justifiés ou non, au regard de cette polémique si révélatrice qui a
fait suite à l’épreuve anticipée de Français de 2003 dans le monde des
enseignants de Lettres et dont le seul motif a été… la présence de ce texte de
Perse dans le sujet, surtout d’ailleurs comme sujet du commentaire. J’ai voulu
livrer ici tels quels les éléments de cette sorte de controverse qui serait à
vrai dire bien dérisoire si elle ne venait confirmer un état d’esprit de
certains enseignants, du reste complaisamment relayé dans les médias, parce
qu’il semble être en phase avec l’air du temps. Il importe en tout cas à mon
sens d’être attentif à ce qui peut apparaître de prime abord comme un
épiphénomène, car tant d’enseignements me paraissent en
découler… Or
donc : l’épreuve passée, une polémique larvée a donc été lancée par
certains professeurs, qui ont simplement trouvé « scandaleux » (c’est
le terme exact qui a été employé en effet – on le verra plus loin) la présence
d’un texte si « difficile » que « La Ville » d’Images à
Crusoé, pour des élèves de Première… La chose a d’ailleurs motivé tout un
message publié sur le site Internet du collectif « Sauver les
Lettres » (que l’on connaît pour d’autres batailles, plus glorieuses), dans
lequel deux professeurs de Lettres du secondaire se sont émus du choix de ce
texte et ont argumenté leur émoi… Il serait difficile de comprendre de quoi il
s’agit sans en prendre directement connaissance ; le voici donc (©
Sauv.net : retrouvez ici la source
originelle
de cette reproduction), mais pour bien comprendre, précisons qu'est notamment
incriminée la validité des notes explicatives disposées dans le
sujet
en complément du texte de Perse, dans le souci de fournir aux candidats le sens
de quelques mots rares (« plasmes », « sourd »,
« palétuviers », « moires », « point »).
18/06/03
Sur
les sujets des L : 1)
Disproportion scandaleuse entre le commentaire (Saint-John Perse), digne d'un
sujet d'agreg., et le sujet d'invention, rédaction de 3°. A ce propos, les
inspecteurs nous ont répété que ce sujet devait être "d'argumentation" et il ne
l'est ni en L, ni en S. 2)
Le texte du commentaire avait fait l'objet d'une étude dans la revue Le français
aujourd'hui (n° 117), étude rédigée par Ch. Dulitine et Jeanne Antide Huynh.
Lobbying ? 3)
La note 2 : "sourd : présent du verbe sourdre, qui signifie jaillir". Or,
premièrement "sourdre" signifie "sortir de terre" et, dans le texte, ce serait
plutôt "faire sortir" : "le fruit creux sourd d'insectes". Mais il y a une
virgule qui sépare le sujet de ce prétendu verbe : faute de typographie ou note
fausse ? 4)
La note 4 : "moires : étoffes aux reflets changeants; terme ici employé comme
image". Ne peut-il pas s'agir des Moires (nom grec des Parques) ? A l'appui de
cette interprétation, les termes "bouches" et "deuil" dans le même verset. A
tout le moins peut-il y avoir amphibologie... On
le voit, ce ne sont pas là des subtilités à la portée des élèves de 1ère, et
certainement pas des incitations à traiter le sujet de commentaire.
Mireille
et Jacques, Paris ©
Sauver les Lettres, www.sauv.net
A
la lecture d’une telle suite d’inepties, on aurait à bon droit la tentation d’un
silence sans doute salvateur, si ce n’est qu’il s’agit de démonter ces
contrevérités absurdes pour tirer les enseignements de la polémique ainsi
lancée. Puisqu’il le faut donc, on procédera aussi par
énumération… 1)
C’est
le fond même de cette réaction que révèle en fin de compte la première remarque
pointée par « Mireille et Jacques, Paris ». C’est la sempiternelle
question du « niveau » qui se trouve ici éclairée, puisqu’on voit bien
d’où viennent les accusations : ce ne sont pas les candidats, mais bien des
professeurs qui d’eux-mêmes, condamnent le texte de Saint-John Perse comme étant
d’un niveau trop élevé pour l’épreuve, jusqu’à juger d’une « disproportion
scandaleuse » entre ce support du commentaire et le sujet
d’ « écriture d’invention » ; il va sans dire que la norme,
ainsi rappelée, a quelque chose de terriblement révélateur… Il fut un temps,
sans doute révolu, où ce genre de protestations aurait naturellement émané des
candidats lésés, victimes de l’infâme élitisme. Mais il faut vivre avec son
temps : aujourd’hui, point n’est besoin pour les Lycéens de crier au
scandale, leurs professeurs s’en chargent et montent au créneau dès qu’on prend
leurs élèves pour plus intelligents qu’il ne sont ; et si la véhémence du
ton est telle ici, c’est qu’en choisissant pareil texte, le Ministère de tutelle
s’est sans doute attaqué de manière larvée à un accord tacite et commun :
les notions d’exigence, d’effort, de découverte, d’éveil face à un texte sont
certainement des vieilleries et le contester serait réactionnaire, à l’heure de
la recherche effrénée de la « zone proximale » de l’élève comme
référence sacro-sainte à tout geste pédagogique… Et certes, Perse qui en son
temps avait tant craint de paraître « exotique » aux lecteurs de la
NRF, relève certainement aujourd’hui de l’exotisme le plus achevé, avec
son langage plein, son usage minutieux du lexique, sa syntaxe subtile.
Pour ma part, j’ai tendance à croire que le seul nom de Saint-John Perse est
aujourd’hui devenu insolite aux yeux de ceux qui se sont définitivement rangés
de ce côté… C’est ce qui peut expliquer je crois la vigueur de la
polémique. Mais
peu importe : l’essentiel est qu’avant même toute argumentation le texte de
Perse soit reconnu d’un niveau trop élevé pour les élèves de Première. Digne
d’un « sujet d’agrégation », il n’est donc pas accessible à nos
pauvres Lycéens qui, de surcroît, oscillent entre l’infantilisation du sujet
d’invention et cet inaccessible Perse… Le décor est planté, nous revoici en
terrain connu… Une fois de plus, toute référence à Saint-John Perse, et a
fortiori toute proposition de l’auteur en sujet d’examen du secondaire est
pointée du doigt comme, disons pour le moins l’effet d’un quiproquos quant au
niveau effectif des élèves, au pire comme le signe d’un élitisme
forcené. 2)
En
ce qui concerne le second point soulevé, on en revient de toute évidence à une
réaction de repli pour le moins et même, de suspicion face à la tutelle :
choisir Saint-John Perse en sujet du Bac Français est si insensé que le geste
est au moins suspect ; tout cela doit cacher des motifs peu avouables, car
a-t-on idée, je vous le demande, sauf à être l’objet de pressions ? Et le
mot est lâché : il s’agirait donc d’un « lobbying » de la part
d’on ne sait qui… La source évoquée ici est, je dois le dire, plus qu’étonnante,
la référence étant déjà erronée dans son fondement : l’article auquel il
est fait allusion n’est pas le moins du monde un commentaire ni une étude de
« La Ville » d’Images à Crusoé, mais une réflexion à propos de
la manière de transmettre aux élèves la notion du recueil plutôt que de
traiter des poèmes épars, au sein d’un numéro spécial de la revue Le Français
aujourd’hui, consacré à « L’œuvre intégrale » et qui date qui plus
est de mars 1997. L’étude s’intéresse à Images à Crusoé dans son ensemble
et n’est aucunement un commentaire de texte – qui plus est, la référence est ici
fautive : il s’agit d’un article d’ailleurs excellent de Chantal
BONNE-DULIBINE, professeur au Lycée Léon Blum de Créteil et de Jeanne-Antide
HUYNH, professeur au Lycée Louis Armand de Nogent-sur-Marne, intitulé
« Images à Crusoé de Saint-John Perse : du seuil du poétique au
cœur de l’œuvre » (retrouvez cet article
en format PDF,
disponible sur le site de l’AFEF,
Association Française des Enseignants de Français). Mais là encore, peu
importe : l’essentiel est que pour nos fins limiers, « la vérité est
ailleurs », et on imagine déjà quelque persien fanatisé jouant des coudes
au Ministère pour que leur Saint John vénéré soit enfin remis au goût du jour,
au détriment des candidats brimés parce que surévalués… 3)
Mais
il ne suffisait pas que les accusations soient générales, il fallait encore
argumenter, quitte à se couvrir de ridicule… Pour ce faire, quoi de mieux que de
mettre en cause la validité du sujet lui-même ? En l’occurrence, c’est la
rectitude des notes explicatives proposées aux candidats en complément du texte
de Saint-John Perse qui fait l’objet d’une attaque
« circonstanciée »…
Voyons… ·
C’est
donc tout d’abord la note 2 qui est contestée. Pourtant, cette fameuse note 2
est bel et bien exacte, n’en déplaise à « Mireille et Jacques,
Paris », apprentis linguistes… La note se contente d’éclairer l’usage
verbal de « sourd » dans le texte, qui en comporte aussi un usage
adjectival, sans que l’une ou l’autre explication ne soit fausse et au
contraire, révélant ici un formidable ressort polysémique de l’image en
question. Ainsi, dans « le fruit creux, sourd
d’insectes » : -
« sourd »
au sens du verbe repose sur un jeu où la présence de la virgule joue justement
tout son rôle (et pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une « faute de
typographie », il suffisait d’ouvrir les Œuvres complètes ou la
collection Poésie de Gallimard, mais c’est sans doute trop demander),
puisque la particularité de l’emploi est liée à cette scansion tripartite de
l’image dans son ensemble : « le fruit creux, sourd d’insectes,
tombe dans l’eau des criques, fouillant son bruit ». Deux virgules
respectivement disposées avant les deux verbes, puis avant le participe
présent : la volonté est de donner un aspect saccadé au rythme de la
description, tout en jouant sur la polysémie de « sourd », compris
également (sans que l’un ne vienne enrayer l’autre) dans son autre
usage -
qu’est
l’emploi en adjectif : « sourd d’insectes » au sens selon
lequel le fruit dissimulerait le bruit de ce grouillement d’insectes – ce qui
est confirmé plus loin en quelque façon par l’achèvement de l’image :
« fouillant son bruit » désigne autant le bruit sourd de la
chute du fruit que celui de ce grouillement silencieux… L’image est subtile
certes et riche incontestablement, mais on pourrait au contraire que de s’en
plaindre, penser qu’en le découvrant les élèves seraient requis par un usage si
virtuose de l’image et de la polysémie. Au demeurant, ne pas saisir cet usage
double de « sourd » ne pouvait en aucun cas conduire à un contresens,
mais tout au plus à ne retenir qu’un seul usage… ce qui, chez Perse, n’empêche
jamais de comprendre le sens global… ·
En
revanche, « Mireille et Jacques, Paris », semblent mieux à même de
déceler dans l’emploi de « moires », la potentialité d’une allusion
aux « Moires »,
filles de la Nuit. Mais hélas, même s’ils évoquent à juste titre, pour étayer
cet emploi, la présence quelque peu métonymique de « bouches » et
« deuil », c’est pour mieux conclure (« à tout le moins »,
nous est-il précisé), à « amphibologie » (et non à l’accueil du double
sens comme ressort de l’image), à savoir un usage de l’équivoque – versant
vicieux de la polysémie, où se révèle plus concrètement l’image d’un Saint-John
Perse perfide et précieux, « poète pour fins lettrés », on connaît
l’antienne… Observons quoi qu’il en soit qu’ici encore, rien de l’ignorance de
cet autre usage du terme n’empêchait aux candidats d’effectuer une analyse
satisfaisante… 4)
Tout
ceci pour conclure à cette condamnation définitive, et la sentence tombe :
« ce ne sont pas là des subtilités à la portée des élèves de
1ère »… CQFD… Les « élèves de Première » sont donc
privés de cet accès ; vous apprécierez… On me permettra pour ma part d’y
voir le signe d’un mépris lui-même assez subtil : il s’agit de décréter ce
qui est et n’est pas « à la portée » des élèves, sur des critères de
toute manière extérieurs aux instructions officielles, puisque,
rappelons-le : Saint-John Perse est bien au programme de la classe de
Première. Apparemment, un imperium domine toute considération :
maintenir l’accès des élèves dans une bonne moyenne dont l’effort serait exclu
et la découverte de certains trésors tenue pour subversive – car, on le comprend
bien, si « Mireille et Jacques, Paris » s’élèvent si vertement contre
la présence de Perse au sujet du Bac, ce n’est certainement pas pour s’en
féliciter en ce qui concerne le programme et on se doute bien que ces deux-là
auront plus que des réticences à l’aborder en classe… J’avais
conclu naguère le compte-rendu
des actes du colloque Modernité de Saint-John Perse par quelques
considérations au sujet de la contribution de Bertrand Degott (qui s’était
proposé d’étudier la présence de Perse dans les manuels de Lettres du
secondaire) par ces mots : « Splendeurs et misères des pédagogues,
misère des élèves à qui la simple lecture d’un poète du " grand sens " est
interdite, comme tenue pour subversive. » On y revient, plus que
jamais : c’est un mépris actif et activiste que je vois se déployer contre
les élèves du secondaire dans une certaine conception de l’enseignement des
Lettres et qu’accuse avec force cette polémique. S’agirait-il d’enfoncer le clou, que ce ne serait pas difficile : la réaction dont j’ai fait état ici est bien l’expression d’une polémique larvée qui a dépassé, loin s’en faut, le cadre de ce message envoyé sur le site de « Sauver les Lettres », et on pourra s’en rendre compte encore sur Internet, car d’autres références en font indirectement écho…
En tout cas, ceux qui en doutaient encore ont là quelques raisons de s’en assurer : la diffusion de Saint-John Perse (mais la remarque vaudrait aussi pour tout autre auteur un peu exigeant dans son style) dans le cadre de l’enseignement secondaire aura bien du mal à s’accroître tant que régnera ce mélange de muflerie et de mépris. De surcroît, on l’aura compris : pour beaucoup, la réception de Perse est encore tributaire de cette image persistante et têtue de l’ « auteur difficile », puisque ceux-là mêmes dont la mission est de l’enseigner s’évertuent, s’acharnent à la présenter comme tel, l’argument de difficulté suffisant en nos temps de désertion, pour dissuader toute velléité d’une lecture réelle et patiente. Une vulgate de la réception de toute œuvre faisant un certain usage de la langue et qui vise haut est ici à l’œuvre, trop forte pour n’être annihilée qu’au prix d’un combat frontal. C'est un combat noble et urgent que celui par lequel pourra être restauré l'exigence au cœur des éducateurs, c'est un combat digne que celui qui verra déjouées les stratégies de l'abaissement – c'est un combat où la lecture de Saint-John Perse sera certainement un aiguillon, contre toutes les dérélictions de l'esprit... Il ne s’agit plus de se voiler la face : la réaction que l’on a vue au gré de cette polémique est bien ce qu’il convient le plus sûrement de combattre pour qui veut améliorer la diffusion de Perse à l’école, comme il en va de tout autre poète exigeant, à l’heure où chaque année, tous les Printemps institutionnels et certainement bien intentionnés font valeur de cache-misère… |