© sjperse.org 09/2003

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                Saint-John Perse au Bac 2003

 

                             La polémique                         Les prémisses

                                                                                                                                      Le sujet

                                                                                                                                      Les corrigés

 

 

« Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat »

 

 

Qui s’en étonnera ? Sans doute seulement ceux qui n’ont pas encore compris quelle époque de complaisance, de renoncement et de nivellement nous vivons, et dans laquelle, à défaut de se reconnaître dans une certaine dissidence, on ne pourra qu’être au mieux les complices d’un mouvement général de médiocrité – celle-là même dans laquelle Saint-John Perse n’a rien à faire, sinon à continuer à être la « mauvaise conscience de son temps »… et du nôtre. Mais quand des éducateurs se font les relais actifs de cet abaissement général, « il nous verse un jour noir, plus triste que les nuits »…

 

On me pardonnera ces accents de gravité ironique, mais vous jugerez par vous-même s’ils sont justifiés ou non, au regard de cette polémique si révélatrice qui a fait suite à l’épreuve anticipée de Français de 2003 dans le monde des enseignants de Lettres et dont le seul motif a été… la présence de ce texte de Perse dans le sujet, surtout d’ailleurs comme sujet du commentaire. J’ai voulu livrer ici tels quels les éléments de cette sorte de controverse qui serait à vrai dire bien dérisoire si elle ne venait confirmer un état d’esprit de certains enseignants, du reste complaisamment relayé dans les médias, parce qu’il semble être en phase avec l’air du temps. Il importe en tout cas à mon sens d’être attentif à ce qui peut apparaître de prime abord comme un épiphénomène, car tant d’enseignements me paraissent en découler…

 

Or donc : l’épreuve passée, une polémique larvée a donc été lancée par certains professeurs, qui ont simplement trouvé « scandaleux » (c’est le terme exact qui a été employé en effet – on le verra plus loin) la présence d’un texte si « difficile » que « La Ville » d’Images à Crusoé, pour des élèves de Première… La chose a d’ailleurs motivé tout un message publié sur le site Internet du collectif « Sauver les Lettres » (que l’on connaît pour d’autres batailles, plus glorieuses), dans lequel deux professeurs de Lettres du secondaire se sont émus du choix de ce texte et ont argumenté leur émoi… Il serait difficile de comprendre de quoi il s’agit sans en prendre directement connaissance ; le voici donc (© Sauv.net : retrouvez ici la source originelle de cette reproduction), mais pour bien comprendre, précisons qu'est notamment incriminée la validité des notes explicatives disposées dans le sujet en complément du texte de Perse, dans le souci de fournir aux candidats le sens de quelques mots rares (« plasmes », « sourd », « palétuviers », « moires », « point »).

 

 

18/06/03

Sur les sujets des L :

 

1) Disproportion scandaleuse entre le commentaire (Saint-John Perse), digne d'un sujet d'agreg., et le sujet d'invention, rédaction de 3°. A ce propos, les inspecteurs nous ont répété que ce sujet devait être "d'argumentation" et il ne l'est ni en L, ni en S.

 

2) Le texte du commentaire avait fait l'objet d'une étude dans la revue Le français aujourd'hui (n° 117), étude rédigée par Ch. Dulitine et Jeanne Antide Huynh. Lobbying ?

 

3) La note 2 : "sourd : présent du verbe sourdre, qui signifie jaillir". Or, premièrement "sourdre" signifie "sortir de terre" et, dans le texte, ce serait plutôt "faire sortir" : "le fruit creux sourd d'insectes". Mais il y a une virgule qui sépare le sujet de ce prétendu verbe : faute de typographie ou note fausse ?

 

4) La note 4 : "moires : étoffes aux reflets changeants; terme ici employé comme image". Ne peut-il pas s'agir des Moires (nom grec des Parques) ? A l'appui de cette interprétation, les termes "bouches" et "deuil" dans le même verset. A tout le moins peut-il y avoir amphibologie...

 

On le voit, ce ne sont pas là des subtilités à la portée des élèves de 1ère, et certainement pas des incitations à traiter le sujet de commentaire.

 

Mireille et Jacques, Paris  

 

© Sauver les Lettres, www.sauv.net

 

 

 

A la lecture d’une telle suite d’inepties, on aurait à bon droit la tentation d’un silence sans doute salvateur, si ce n’est qu’il s’agit de démonter ces contrevérités absurdes pour tirer les enseignements de la polémique ainsi lancée. Puisqu’il le faut donc, on procédera aussi par énumération…

 

1)       C’est le fond même de cette réaction que révèle en fin de compte la première remarque pointée par « Mireille et Jacques, Paris ». C’est la sempiternelle question du « niveau » qui se trouve ici éclairée, puisqu’on voit bien d’où viennent les accusations : ce ne sont pas les candidats, mais bien des professeurs qui d’eux-mêmes, condamnent le texte de Saint-John Perse comme étant d’un niveau trop élevé pour l’épreuve, jusqu’à juger d’une « disproportion scandaleuse » entre ce support du commentaire et le sujet d’ « écriture d’invention » ; il va sans dire que la norme, ainsi rappelée, a quelque chose de terriblement révélateur… Il fut un temps, sans doute révolu, où ce genre de protestations aurait naturellement émané des candidats lésés, victimes de l’infâme élitisme. Mais il faut vivre avec son temps : aujourd’hui, point n’est besoin pour les Lycéens de crier au scandale, leurs professeurs s’en chargent et montent au créneau dès qu’on prend leurs élèves pour plus intelligents qu’il ne sont ; et si la véhémence du ton est telle ici, c’est qu’en choisissant pareil texte, le Ministère de tutelle s’est sans doute attaqué de manière larvée à un accord tacite et commun : les notions d’exigence, d’effort, de découverte, d’éveil face à un texte sont certainement des vieilleries et le contester serait réactionnaire, à l’heure de la recherche effrénée de la « zone proximale » de l’élève comme référence sacro-sainte à tout geste pédagogique… Et certes, Perse qui en son temps avait tant craint de paraître « exotique » aux lecteurs de la NRF, relève certainement aujourd’hui de l’exotisme le plus achevé, avec son langage plein, son usage minutieux du lexique, sa syntaxe subtile. Pour ma part, j’ai tendance à croire que le seul nom de Saint-John Perse est aujourd’hui devenu insolite aux yeux de ceux qui se sont définitivement rangés de ce côté… C’est ce qui peut expliquer je crois la vigueur de la polémique.

Mais peu importe : l’essentiel est qu’avant même toute argumentation le texte de Perse soit reconnu d’un niveau trop élevé pour les élèves de Première. Digne d’un « sujet d’agrégation », il n’est donc pas accessible à nos pauvres Lycéens qui, de surcroît, oscillent entre l’infantilisation du sujet d’invention et cet inaccessible Perse… Le décor est planté, nous revoici en terrain connu… Une fois de plus, toute référence à Saint-John Perse, et a fortiori toute proposition de l’auteur en sujet d’examen du secondaire est pointée du doigt comme, disons pour le moins l’effet d’un quiproquos quant au niveau effectif des élèves, au pire comme le signe d’un élitisme forcené.

 

2)       En ce qui concerne le second point soulevé, on en revient de toute évidence à une réaction de repli pour le moins et même, de suspicion face à la tutelle : choisir Saint-John Perse en sujet du Bac Français est si insensé que le geste est au moins suspect ; tout cela doit cacher des motifs peu avouables, car a-t-on idée, je vous le demande, sauf à être l’objet de pressions ? Et le mot est lâché : il s’agirait donc d’un « lobbying » de la part d’on ne sait qui… La source évoquée ici est, je dois le dire, plus qu’étonnante, la référence étant déjà erronée dans son fondement : l’article auquel il est fait allusion n’est pas le moins du monde un commentaire ni une étude de « La Ville » d’Images à Crusoé, mais une réflexion à propos de la manière de transmettre aux élèves la notion du recueil plutôt que de traiter des poèmes épars, au sein d’un numéro spécial de la revue Le Français aujourd’hui, consacré à « L’œuvre intégrale » et qui date qui plus est de mars 1997. L’étude s’intéresse à Images à Crusoé dans son ensemble et n’est aucunement un commentaire de texte – qui plus est, la référence est ici fautive : il s’agit d’un article d’ailleurs excellent de Chantal BONNE-DULIBINE, professeur au Lycée Léon Blum de Créteil et de Jeanne-Antide HUYNH, professeur au Lycée Louis Armand de Nogent-sur-Marne, intitulé « Images à Crusoé de Saint-John Perse : du seuil du poétique au cœur de l’œuvre » (retrouvez cet article en format PDF, disponible sur le site de l’AFEF, Association Française des Enseignants de Français). Mais là encore, peu importe : l’essentiel est que pour nos fins limiers, « la vérité est ailleurs », et on imagine déjà quelque persien fanatisé jouant des coudes au Ministère pour que leur Saint John vénéré soit enfin remis au goût du jour, au détriment des candidats brimés parce que surévalués…

 

3)       Mais il ne suffisait pas que les accusations soient générales, il fallait encore argumenter, quitte à se couvrir de ridicule… Pour ce faire, quoi de mieux que de mettre en cause la validité du sujet lui-même ? En l’occurrence, c’est la rectitude des notes explicatives proposées aux candidats en complément du texte de Saint-John Perse qui fait l’objet d’une attaque « circonstanciée »…  Voyons…

 

·         C’est donc tout d’abord la note 2 qui est contestée. Pourtant, cette fameuse note 2 est bel et bien exacte, n’en déplaise à « Mireille et Jacques, Paris », apprentis linguistes… La note se contente d’éclairer l’usage verbal de « sourd » dans le texte, qui en comporte aussi un usage adjectival, sans que l’une ou l’autre explication ne soit fausse et au contraire, révélant ici un formidable ressort polysémique de l’image en question. Ainsi, dans « le fruit creux, sourd d’insectes » :

 

-          « sourd » au sens du verbe repose sur un jeu où la présence de la virgule joue justement tout son rôle (et pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une « faute de typographie », il suffisait d’ouvrir les Œuvres complètes ou la collection Poésie de Gallimard, mais c’est sans doute trop demander), puisque la particularité de l’emploi est liée à cette scansion tripartite de l’image dans son ensemble : « le fruit creux, sourd d’insectes, tombe dans l’eau des criques, fouillant son bruit ». Deux virgules respectivement disposées avant les deux verbes, puis avant le participe présent : la volonté est de donner un aspect saccadé au rythme de la description, tout en jouant sur la polysémie de « sourd », compris également (sans que l’un ne vienne enrayer l’autre) dans son autre usage

-          qu’est l’emploi en adjectif : « sourd d’insectes » au sens selon lequel le fruit dissimulerait le bruit de ce grouillement d’insectes – ce qui est confirmé plus loin en quelque façon par l’achèvement de l’image : « fouillant son bruit » désigne autant le bruit sourd de la chute du fruit que celui de ce grouillement silencieux… L’image est subtile certes et riche incontestablement, mais on pourrait au contraire que de s’en plaindre, penser qu’en le découvrant les élèves seraient requis par un usage si virtuose de l’image et de la polysémie. Au demeurant, ne pas saisir cet usage double de « sourd » ne pouvait en aucun cas conduire à un contresens, mais tout au plus à ne retenir qu’un seul usage… ce qui, chez Perse, n’empêche jamais de comprendre le sens global…

 

·         En revanche, « Mireille et Jacques, Paris », semblent mieux à même de déceler dans l’emploi de « moires », la potentialité d’une allusion aux « Moires », filles de la Nuit. Mais hélas, même s’ils évoquent à juste titre, pour étayer cet emploi, la présence quelque peu métonymique de « bouches » et « deuil », c’est pour mieux conclure (« à tout le moins », nous est-il précisé), à « amphibologie » (et non à l’accueil du double sens comme ressort de l’image), à savoir un usage de l’équivoque – versant vicieux de la polysémie, où se révèle plus concrètement l’image d’un Saint-John Perse perfide et précieux, « poète pour fins lettrés », on connaît l’antienne… Observons quoi qu’il en soit qu’ici encore, rien de l’ignorance de cet autre usage du terme n’empêchait aux candidats d’effectuer une analyse satisfaisante…

 

4)       Tout ceci pour conclure à cette condamnation définitive, et la sentence tombe : « ce ne sont pas là des subtilités à la portée des élèves de 1ère »… CQFD… Les « élèves de Première » sont donc privés de cet accès ; vous apprécierez… On me permettra pour ma part d’y voir le signe d’un mépris lui-même assez subtil : il s’agit de décréter ce qui est et n’est pas « à la portée » des élèves, sur des critères de toute manière extérieurs aux instructions officielles, puisque, rappelons-le : Saint-John Perse est bien au programme de la classe de Première. Apparemment, un imperium domine toute considération : maintenir l’accès des élèves dans une bonne moyenne dont l’effort serait exclu et la découverte de certains trésors tenue pour subversive – car, on le comprend bien, si « Mireille et Jacques, Paris » s’élèvent si vertement contre la présence de Perse au sujet du Bac, ce n’est certainement pas pour s’en féliciter en ce qui concerne le programme et on se doute bien que ces deux-là auront plus que des réticences à l’aborder en classe…

J’avais conclu naguère le compte-rendu des actes du colloque Modernité de Saint-John Perse par quelques considérations au sujet de la contribution de Bertrand Degott (qui s’était proposé d’étudier la présence de Perse dans les manuels de Lettres du secondaire) par ces mots : « Splendeurs et misères des pédagogues, misère des élèves à qui la simple lecture d’un poète du " grand sens " est interdite, comme tenue pour subversive. » On y revient, plus que jamais : c’est un mépris actif et activiste que je vois se déployer contre les élèves du secondaire dans une certaine conception de l’enseignement des Lettres et qu’accuse avec force cette polémique.

 

S’agirait-il d’enfoncer le clou, que ce ne serait pas difficile : la réaction dont j’ai fait état ici est bien l’expression d’une polémique larvée qui a dépassé, loin s’en faut, le cadre de ce message envoyé sur le site de « Sauver les Lettres », et on pourra s’en rendre compte encore sur Internet, car d’autres références en font indirectement écho…

 

 

 

·         Sur le site « Magister.com » (excellent, soit dit en passant, qui offre de bonnes ressources pour la préparation du Bac Français), on trouve, dans la reproduction du sujet de la série L, ces deux remarques, à propos, respectivement, des fameuses notes 2 et 4 : « On pourra douter de la pertinence de cette note : "sourd" n'est-il pas plutôt ici adjectif ? Cf. plus loin : "fouillant son bruit". » ; « Même doute sur cette note : ne peut-on penser plutôt aux Moires grecques, personnification du destin ? Cf. plus loin "le deuil qui point". »  De toute évidence, les clercs se sont passés le mot…

 

·         Sur le site de « France-Examen », en complément des corrigés, une rubrique fait état des réactions des professeurs, à la lecture des sujets. En ce qui concerne la présence du texte de Perse dans l’épreuve, voici ce que l’on trouve sur le site : « Série L : Premières réactions des profs de Français à 10h15 - Le commentaire était plus complexe : il était riche en métaphores, ce qui le rendait plus difficile à l'analyse. Ce texte est un exercice poétique en prose qui est un style d'écriture difficile à comprendre. »

 

·         A la lecture attentive des corrigés disposés justement sur France-Examen, il n’échappe pas qu’à de nombreuses reprises, le correcteur (qui s’est tout de même acquitté de sa mission de manière globalement satisfaisante, ne soyons pas injuste) prend soigneusement la peine d’insister sur la difficulté du texte, jusqu’à en faire un leitmotiv de son corrigé. Ainsi, à propos du commentaire : « Le texte choisi est, parmi les quatre proposés, sans doute le plus difficile. Le sens littéral n'est pas toujours évident : le lexique est riche et recherché, les phrases sont souvent longues. Enfin l'auteur recourt à des nombreuses images, pour certaines très complexes » ; à propos de la dissertation : « Ce sujet ne présentait pas de difficultés particulières, à l'exception du texte de Saint-John Perse qui pouvait être déroutant par rapport aux trois autres, du fait de sa forme : un poème en prose assez difficile d'accès. »       Si, après tout cela, le candidat n’est pas convaincu qu’il a décidément eu affaire à un texte difficile, de deux choses l’une : soit il est particulièrement brillant, soit il s’agit d’un persien déjà convaincu – et il en existe, ne désespérons pas…

 

 

 

En tout cas, ceux qui en doutaient encore ont là quelques raisons de s’en assurer : la diffusion de Saint-John Perse (mais la remarque vaudrait aussi pour tout autre auteur un peu exigeant dans son style) dans le cadre de l’enseignement secondaire aura bien du mal à s’accroître tant que régnera ce mélange de muflerie et de mépris. De surcroît, on l’aura compris : pour beaucoup, la réception de Perse est encore tributaire de cette image persistante et têtue de l’ « auteur difficile », puisque ceux-là mêmes dont la mission est de l’enseigner s’évertuent, s’acharnent à la présenter comme tel, l’argument de difficulté suffisant en nos temps de désertion, pour dissuader toute velléité d’une lecture réelle et patiente. Une vulgate de la réception de toute œuvre faisant un certain usage de la langue et qui vise haut est ici à l’œuvre, trop forte pour n’être annihilée qu’au prix d’un combat frontal. C'est un combat noble et urgent que celui par lequel pourra être restauré l'exigence au cœur des éducateurs, c'est un combat digne que celui qui verra déjouées les stratégies de l'abaissement – c'est un combat où la lecture de Saint-John Perse sera certainement un aiguillon, contre toutes les dérélictions de l'esprit... Il ne s’agit plus de se voiler la face : la réaction que l’on a vue au gré de cette polémique est bien ce qu’il convient le plus sûrement de combattre pour qui veut améliorer la diffusion de Perse à l’école, comme il en va de tout autre poète exigeant, à l’heure où chaque année, tous les Printemps institutionnels et certainement bien intentionnés font valeur de cache-misère…