Lettres, tracts
Lettre à l'IPR
Les professeurs de lettres du Iycée Jean-Prévost de Montivilliers (Seine-Maritime)
Etre invité à participer à l'élaboration d'un édifice qui est déjà construit, n'est pas propre à
susciter notre enthousiasme. Est-il même absolument nécessaire de souffrir d'un complexe de
persécution pour soupçonner que cette participation de peu d'effet, le jour venu
sera présentée comme le gage d'un véritable dialogue ?
Enfin et surtout le nouveau programme ne nous a pas permis d'envisager l'essai que vous nous
proposiez avec une grande allégresse. Il nous semble à l'évidence en effet remettre en cause
l'enseignement même de la littérature et, pour les plus pessimistes, cantonner le professeur de
lettres au rôle de fournisseur polyvalent de renseignements divers. Tout en pratiquant le recours
occasionnel à d'autres formes d'expression, artistiques ou non artistiques, tout en variant nos
références et nos méthodes, nous sommes de fait attachés à l'analyse des oeuvres littéraires. En
priver les élèves qui en sont capables - et ils restent très nombreux -, ce serait leur refuser
l'accès à une dimension essentielle du langage et réduire celui-ci à un simple moyen de transmettre
et de stocker des informations; ce serait aussi leur refuser l'accès à tout un pan de notre culture
et de notre histoire.
Or, qu'observe-t-on dans ce projet de réforme ? Certes la nécessité de lire des
oeuvres littéraires et la possibilité de les étudier y figurent, et nous nous accordons d'ailleurs à
constater que nous pratiquons, à bien des égards, ce qu'il préconise. Sa nouveauté réside d'abord et
au moment même où l'on ampute les horaires de français, dans ce qu'il ajoute: lecture « cursive »
d'au moins six oeuvres intégrales, initiation des élèves aux logiciels de traitement de textes,
préparation de débats en liaison avec l'éducation civique, développement de « lectures documentaires
» qui « doivent devenir un moyen courant d'information », nécessité d'étudier le narratif non
littéraire (« le fait divers, le compte rendu, le reportage... »), écriture de lettres... La
préoccupation du quantitatif, nous l'avons reconnu ensemble, domine.
Ce programme est irréalisable, à raison de trois heures et demie en classe entière, et d'une heure
de module tous les quinze jours. C'est en regardant quels devoirs écrits seront demandés aux élèves
qu'on peut avoir une idée de ce qui se fera et de ce qui ne se fera pas. La notion de devoir de
réflexion sur un texte littéraire (commentaire, dissertation...) disparaît de facto; seuls trois
types de devoirs subsistent: « écrits visant à fixer des connaissances (prise de notes, résumé, fiche
de synthèse), écrits visant à convaincre, écrits d'imagination ». Nous ne contestons pas, en soi,
l'intérêt de ces exercices, mais simplement le fait qu'ils puissent être désormais les seuls à être
pris en compte en Seconde et très vraisemblablement en Première par la suite.
Il n'a donc échappé à aucun d'entre nous que, très rapidement, la mise en oeuvre d'un tel programme
(enrichi par rapport au précédent) en si peu de temps allait nous contraindre nécessairement au «
zapping » intellectuel, voire à la parlote, que la reine Communication (!) bientôt remplacerait
l'éducation de l'autonomie et du jugement critique de l'élève, éducation pourtant recherchée par les
instructions, et que l'accès à une culture quelque peu substantielle allait se réduire à l'absorption
d'à peu près tout et n'importe quoi qui se rapporte de près ou de loin au français.
Cette attaque contre la littérature nous paraît, hélas, d'autant plus à craindre qu'elle fait
l'objet d'une consigne presque explicite de ce B.O. (« construire et restituer des savoirs, en
français, et dans d'autres disciplines ») et qu'elle s'inscrit dans la logique des tout récents
rapports Bancel et Monteil qui préconisent, pour l'inspection pédagogique des professeurs,
I'intervention conjointe de trois personnes: inspecteur pédagogique de la discipline, inspecteur
pédagogique d'une autre discipline et chef d'établissement à qui un « conseil scientifique et
pédagogique » conférerait toute « légitimité » en ce domaine.
Nous souhaitons, Monsieur l'Inspecteur pédagogique régional, que vous ne considériez pas notre
réponse négative comme un signe de fermeture face au changement ou comme un refus de dialogue et nous
espérons qu'il vous sera possible de faire connaître nos inquiétudes légitimes aux concepteurs de ces
nouveaux progrannmes.
Veulllez recevoir nos salutations respectueuses.
L¹U.S. MAG. N° 512 Décembre 1999 pp 6 & 7
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