Lettre ouverte à Monsieur le Premier Ministre, à Monsieur le Ministre de l'Education Nationale (18/05/2001)


Reçu le 18/10/01 : le groupe de réflexion de notre collège (Rozay en Brie 77) a envoyé le 18/05/2001 la lettre ci-jointe à MM. Jospin et Lang que nous vous permettons de diffuser. Nous ferons circuler et signer la vôtre dans notre collège et les établissements des environs.


Monsieur le Premier Ministre,

Monsieur le Ministre,

Particulièrement touchés par l’extension récente et importante de la violence dans les établissements où ils enseignent, des professeurs souhaitent aujourd’hui s’adresser à vous directement, et vous alerter, non sur le danger qu’ils courent eux-mêmes, mais sur celui qui pèse sur le système éducatif dans son ensemble.

En effet, après la légitime émotion provoquée par les faits que la presse a largement développés, s’est organisée une réflexion commune que notre Chef d’Etablissement a bien voulu encourager. Nous avons été particulièrement attentifs, lors de cette réflexion, au discours prononcé par Monsieur le Premier Ministre, lors de la clôture du colloque international sur ce qu’il est convenu d’appeler " le phénomène de la violence en milieu scolaire ".

L’ensemble des professeurs n’en partage nullement les orientations tant elles leur paraissent éloignées de ce qu’ils perçoivent quotidiennement. Il leur semble que l’erreur première est deconsidérer que la violence est un phénomène que l’on pourra traiter en s’attaquant à des causes circonstancielles et extérieures (crise de civilisation, mutation de la famille, exclusions de tous ordres). Pas plus qu’on ne guérit une maladie en supprimant la fièvre qui l’accompagne, nous ne pensons qu’un traitement social symptomatique puisse venir à bout de cette violence. Il est certain également qu’aucune mobilisation, aucun " plan violence ", aucune campagne de sensibilisation n’aura d’effet parce qu’ils ne s’attaquent pas aux causes profondes que nous avons tous les jours sous les yeux.

Parmi ces causes, il faudrait citer en premier lieu la démotivation générale des élèves qui ne considèrent pas que l’acquisition des savoirs et des compétences justifie leur présence au sein des établissements scolaires. Le collège en particulier, devenu " lieu de vie " point de passage obligatoire pour toute classe d’âge, ne peut plus, il faut le constater, imposer sa finalité, pas plus que les moyens qui permettraient de l’atteindre : le travail scolaire, le goût de l’effort et la volonté de réussite. L’idée même de mérite ou d’excellence, pourtant unanimement reconnue dans le monde scientifique, technique, économique et surtout sportif comme moteur essentiel du dépassement des individus, en est bannie comme un péché contre l’esprit.

Comment s’étonner alors qu’une institution sans but clairement manifesté, dont les membres (élèves, professeurs et personnels d’éducation) ne se reconnaissent pas (ou très superficiellement) dans un certain nombre de valeurs fondatrices, soit incapable de fédérer les énergies et s’abîme dans la violence ?

Les professeurs qui luttent chaque jour contre cette démotivation dont ils sentent tout le danger pour l’école et pour la société, voient s’empiler des réformes, précédées ou non de pseudo-concertations, dont le bilan véritable n’est jamais fait, et qui, élaborées dans des cénacles d’initiés, sont exprimées dans une insupportable langue de bois, défi au bon sens et à la clarté. Leur seul point commun : la volonté " d’adapter les contenus et les modes de l’enseignement aux désirs des jeunes " (que l’on n’ose plus appeler élèves)

Tout cela serait simplement dérisoire si ne se manifestait pas dans toutes ces réformes la volonté, plus ou moins clairement exprimée, de subordonner les contenus de chacune de nos matières à quelque chose qui doit les dépasser en dignité et en importance : la pédagogie, c’est à dire un certain nombre de pratiques prônées par des spécialistes appointés et abrités, dans le mépris complet de la psychologie infantile la plus élémentaire et de la réalité de nos classes hétérogènes telles qu’elles existent depuis déjà trop longtemps au sein du collège unique de la réforme de 1975.

Plus profondément, ce pédagogisme est dévastateur en ceci qu’il pose de façon utopique une égale motivation à l’égard du savoir et d’égales capacités pour l’acquérir. Le maître n’est plus celui qui enseigne, puisque l’élève doit découvrir par lui-même. Plus de relation hiérarchique donc entre celui qui sait et celui qui veut savoir, mais une relation intersubjective qui fait du professeur un animateur plus ou moins gentil, et plus ou moins acceptable et qui dans tous les cas n’a ni la légitimité, ni l’autorité pour transmettre des valeurs, dont chacun pourtant s’accorde à dire qu’elles sont nécessaires pour rendre possible la vie en société, encore plus en démocratie.

Très insidieusement, réforme après réforme, et avec une remarquable constance, c’est en effet la relation maître-élève qui se trouve progressivement disqualifiée et évacuée de l’Enseignement. Face à l’échec manifeste du collège unique- la supercherie indigne sur le niveau réel des élèves n’a en effet que trop duré-la seule réponse apportée est, toujours sous prétexte d’adaptation, la multiplication de " l’offre pédagogique ", des parcours, projets, filières et autres enseignements spécifiques destinés,avant tout, à masquer la baisse catastrophique du niveau en rendant impossible une évaluation globale. Cette politique a surtout pour effet de diluer l’image du maître et de descolariser les élèves à l’intérieur même de l’école.

La confusion est encore accrue par la multiplication des tâches qui incombent désormais à l’institution scolaire et aux professeurs en particulier. Certes nous ne nous refusons pas à assumer notre rôle dans l’éducation des élèves qui nous sont confiés, rôle que vous avez bien voulu rappeler, Monsieur le Premier Ministre, dans votre récent discours. Il ne peut cependant être question pour nous de continuer sans dommage à nous substituer aux parents dans leurs responsabilités naturelles, ou de prendre en charge, ne serait - ce que pour servir de relais, tous les aspects sociaux, psychologiques voire médicaux du suivi des enfants. Notre incompétence, notre absence de formation spécifique souvent et justement invoquées ne sont pas seules en cause. Notre rôle fondamental de médiateur du savoir nous paraît être parasité, détourné et délégitimé de fait par l’institution au profit de missions aussi ambitieuses que mal définies. Les conséquences de cette perte de lisibilité sont incalculables.

Face à ce que nous dénonçons comme une dérive dangereuse, il nous apparaît donc urgent et même vital d’établir la primauté du savoir, de tout ce qui conduit à son acquisition, c’est à dire en tout premier lieu, il faut le répéter, une relation claire et autorisée entre le maître et ses élèves, fondée sur l’exemplarité et un sain désir d’imitation. Ainsi pourront être reconnues et partagées ces valeurs que supposent et comportent l’effort vers la connaissance autant que la connaissance elle-même : l’ouverture à l’autre, la tolérance et le désintéressement. C’est sur ce socle humaniste, et seulement sur lui, que peut s’appuyer l’école pour combattre la violence, en son sein même et plus généralement dans toute la société .

Croyez bien que notre réflexion n’est marquée par aucun passéisme, aucune référence à un âge d’or de l’enseignement, aucun désir d’en restaurer un état antérieur. Notre souci est, devant un échec patent, de conjurer une catastrophe trop prévisible. Pour cela nous ne réclamons pas de dispositifs nouveaux et coûteux, mais une clarification du rôle et des devoirs de chacun, une réaffirmation forte de la mission du Collège. La logique quantitative des moyens est un leurre qui nous a trop longtemps abusés. Il faut d’urgence lui substituer celle des fins. Seule votre autorité peut permettre cette mutation essentielle que nous appelons de nos vœux pressants. Elle demande sans doute du courage, la reconnaissance de certaines erreurs passées, dont la responsabilité est sans doute plus partagée qu’on ne le dit généralement. Mais il y va de rien de moins que de la survie de nos collèges, sur lesquels pèsent aujourd’hui de très graves menaces.

Veuillez croire, Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Ministre de l’Education Nationale, avec notre complet dévouement à la cause du Service Public d’Education, à l’expression de notre très haute considération.