Les enseignants de Lettresdu Collège / Lycée XXX le 03 septembre 2001.
Monsieur, Madame le Proviseur / Monsieur, Madame le Principal,
Professeurs de Lettres de votre établissement, nous tenons à vous faire savoir dès maintenant que nous ne ferons plus subir aux élèves de 2nde et/ou de 6e l’évaluation ministérielle et obligatoire prévue à l’entrée dans cette classe.
En effet, nous nous sommes aperçus, pour l’avoir fait passer avec conscience depuis sa création, qu’à défaut d’être premièrement utile et pertinente, elle présentait deuxièmement des objectifs inavoués.
D’une part, il paraît illusoire de prétendre jauger des élèves avec des questionnements et des items qui ne recouvrent pas en fait leurs capacités, et n’ont rien de scientifique, malgré leurs apparences. Les exploiter de façon informatique ne les rend pas plus fiables. Nous avons pu constater que les évaluations d’entrée en 6e, en n’interrogeant presque pas les élèves sur leur connaissance de la langue, servent plus à masquer l’illettrisme structurel produit par trente ans de réformes pédagogiques dans le primaire, comme le prouve très nettement Liliane Lurçat dans La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs (1998). Les deux dernières évaluations d’entrée en 2nde ont provoqué l’ire des enseignants, celle de septembre 1999 en raison des nombreuses fautes dont elle était truffée, celle de septembre 2000 en raison de l’idéologie douteuse dont elle se faisait le vecteur (Hélène Merlin-Kajman, Le Monde, 6-12-2000).
Il nous paraît beaucoup plus simple, et beaucoup plus efficace, de juger nous-mêmes nos propres élèves, à partir de questions sur un texte et d’un travail de rédaction adapté, que chaque collègue est à même de choisir pour sa classe. Nous n’avons pas besoin d’une épreuve inopportune pour repérer les difficultés de nos élèves, et constituer les groupes de modules en 2nde.
Cette évaluation est de plus pernicieuse, car elle donne aux élèves une image faussée, et réductrice, des exigences du cours de français : elle réduit l’enseignement de notre discipline à une batterie technique de compétences.
Cette épreuve est par ailleurs une perte de temps préjudiciable à la mise en route rapide et dynamique de l’année ; elle nuit à la progression que l’enseignant s’est fixée.
C’est pourquoi, lassés de se voir imposer chaque année une obligation inutile et gênante, les professeurs de Lettres ne l’assumeront plus dès la rentrée 2001.
D’autre part, à la lumière du Bulletin Officiel du 14 juin 2001 ou des récentes déclarations de Monsieur Jack Lang, Ministre de l’Education Nationale, qui parle d’évaluer davantage les élèves, notamment au primaire, et ce dès la maternelle, il est difficile de nier que ces évaluations, loin de servir uniquement des objectifs pédagogiques – qu’elles ne servent d’ailleurs pas -, se proposent de préparer le terrain à la réforme ultra-libérale qui guette les systèmes scolaires européens qui résistent, dès lors qu’il s’agira d’accorder aux établissements des crédits - voire ensuite de payer les enseignants - en fonction de leurs résultats, ou de leurs projets, comme le précise déjà le BO du 14 juin : " […] les moyens utilisables seront modulés en fonction du projet d’établissement et contractualisés sur une durée de trois ou quatre ans. Sur le modèle des contrats de réussite qui associent un nombre important de collèges dans les zones et réseaux d’éducation prioritaire, un contrat sera établi entre l’établissement et les autorités académiques. " A l’instar de tout fonctionnement managérial, il s’agit ici de subordonner les moyens aux fins dans un rapport étroitement quantitatif.
Le texte du BO du 14 juin ne se fait pas faute d’ailleurs de mentionner les instruments qui permettront d’objectiver le degré de réussite propre à chaque collège : les cahiers d’évaluation déjà utilisés en 6e seront étendus en 5e et devront déterminer des démarches pédagogiques spécifiques. Déniant aux professeurs leur aptitude à organiser des progressions adaptées aux classes dont ils sont responsables, le texte du BO du 14 juin compte bien au contraire les contraindre à s’appuyer sur ces outils pour déterminer leur démarche pédagogique : " Un bilan de l’utilisation pédagogique des résultats de l’évaluation de 6e et des projets individualisés élaborés à cette occasion sera demandé à chaque collège à la fin du premier trimestre de l’année 2000-2001. Ce bilan sera présenté au conseil d’administration ". La précision finale ne laisse pas d’inquiéter : on peut y voir un dévoiement du rôle du conseil d’administration, dont le rôle était jusqu’alors de délibérer sur des questions touchant au budget de l’établissement, voire à ses structures, mais en aucun cas d’examiner les démarches pédagogiques des enseignants. Le conseil d’administration étant pour partie constitué de professeurs, cette disposition, qui leur reconnaît le droit de juger les pratiques pédagogiques de leurs collègues, semble oublier que ce rôle appartient à l’État, via le corps de l’Inspection. Elle permet surtout à l’idée assez vague jusqu’alors d’autonomie des établissements de se concrétiser, d’autant que les moyens désormais dévolus aux collèges leur seront attribués sous la forme d’une " enveloppe globale " mise à la disposition des chefs d’établissement.
Vous ayant fait part des raisons qui nous poussent à ne plus engager notre établissement, ses élèves et ses professeurs, dans ces évaluations, nous vous prions d’agréer, Monsieur / Madame le Proviseur / le Principal, nos respectueuses salutations.