Lettre ouverte, mai 2002


Monsieur le Ministre de la Jeunesse, de l’Education Nationale et de la Recherche,

Monsieur le Ministre délégué à l’Enseignement scolaire.

 

Nous sommes des professeurs de lettres, syndiqués et non syndiqués, de sensibilités politiques diverses, réunis depuis 2000 dans un collectif, " Sauver les Lettres ", né de nos inquiétudes à la promulgation, depuis 1999, de textes ministériels visant à la réforme de l’enseignement du français et de la littérature au lycée. Nous nous sommes dans la foulée préoccupés de l’amont de cet enseignement à l’école primaire et au collège. Sans ignorer les incertitudes politiques de la conjoncture présente, nous estimons qu’il est de notre devoir de vous signaler les conditions qui, à l’heure actuelle, menacent la véritable formation des élèves et le véritable apprentissage de la langue que leur doit l’Ecole de la République.

Nous craignons en effet que le Ministère de l’Education Nationale n’applique les mesures qu’il a prévues pour la rentrée prochaine à l’école primaire et au collège, qui visent toutes à réduire la place du français dans les études, et à fragiliser son appropriation par les élèves.

Nous vous demandons donc, à l’école primaire, de ne pas appliquer la suppression de deux heures hebdomadaires prévue en français en CE2, CM1, CM2, à partir de septembre 2002, au profit de l’introduction d’une langue vivante. Nous estimons en effet que les priorités doivent être respectées : il faut assurer à tous les enfants les enseignements fondamentaux avant de penser à un élargissement des domaines de connaissances, qu’ils ne peuvent aborder et comprendre avec profit que bien armés dans la maîtrise du lexique et de la syntaxe de leur langue.

Parallèlement, nous vous demandons de vous élever contre la doctrine de la transversalité, qui veut qu’à l’école primaire le français s’apprenne dans toutes les matières, alors que notre expérience nous prouve tous les jours que les élèves ne s’approprient le français que lorsqu’il est considéré comme une discipline à part entière, avec un apprentissage systématique et mémorisé de sa morphologie et de sa syntaxe. Ceux qui ne voient dans l’enseignement de ces connaissances que la transmission de " sédiments ", comme cela nous est dit par nos Inspecteurs Généraux et le Groupe d’Experts de lettres, méconnaissent les mécanismes d’apprentissage, et le côté fructueux de la systématisation.

Enfin, dans le cadre de la lutte contre l’illettrisme, que vous inscrivez au premier rang de vos préoccupations, nous vous demandons de rétablir au cours préparatoire un horaire de français qui permette aux enfants de s’approprier avec le temps nécessaire les mécanismes de la lecture. Cet horaire est passé en trente ans de 15 à 9 heures hebdomadaires, alors même que le rapport de M. l’Inspecteur Ferrier de 1998 rappelle avec bon sens que la qualité des apprentissages est liée au temps que l’on y passe. Dans le même souci, nous vous demandons de condamner expressément les méthodes dites " globales " ("naturelle", "par hypothèses" ou "phonétique"), qui construisent de toutes pièces l'illettrisme, et de promouvoir désormais la méthode syllabique comme seule technique possible d'apprentissage de la lecture, dans la formation des Maîtres comme dans les écoles."

Pour le collège, nous vous demandons de ne pas appliquer à la rentrée prochaine les " Itinéraires de découverte " prévus en classe de 5ème et de 4ème. Ils sont installés au prix d’une baisse des horaires dans toutes les disciplines, notamment le français, qui perd une heure hebdomadaire en 6ème, une heure trente en 5ème, une demi-heure en 4ème, dès la rentrée à venir. Les " activités " qui y sont prévues, variables d’un établissement à l’autre, menacent le caractère national et égal des programmes, et leur peu d’exigence s’oppose au souci que nous avons d’une formation sérieuse et disciplinaire de nos élèves. Par ailleurs, l’obligation faite récemment aux professeurs de français d’adopter un cadre de cours en " séquences " nous fait vous demander de défendre la pleine liberté pédagogique de l’enseignant dans ses classes, la seule véritable didactique restant celle que dictent la matière et ses exigences.

Au lycée, nous vous demandons de revenir sur les nouveaux programmes de français publiés de 1999 à 2001. Ils privilégient une vision taxinomique et réductrice de la littérature, vue comme un réservoir d’attitudes sociales à transmettre aux élèves, et non comme l’ouverture, par la langue et les thèmes, à des mondes et à des pensées nouveaux et singuliers. Ils menacent par ailleurs, par l’introduction de l’argumentation comme technique d’adhésion, et par la promotion de l’opinion au détriment de la réflexion, la formation de l’esprit critique et de l’indépendance de la pensée que nous estimons devoir à des élèves adolescents bientôt citoyens.

La réforme des épreuves de français au baccalauréat, en introduisant de fait ces visions réductrices et subjectives de notre matière dans un examen, menace la formation des élèves, et l’exercice de leur jugement. Nous vous demandons donc de revenir sur la définition de ces nouvelles épreuves, notamment sur l’introduction du sujet dit " d’invention ", qui contraint les élèves à l’expression d’une opinion fixée par avance, et se dérobe à un apprentissage construit.

Dans le même esprit, nous vous demandons de faire revoir la nouvelle définition de l’épreuve orale, qui, sous couvert de condamnation du " psittacisme ", met les élèves dans la situation difficile et inégalitaire de commenter un texte sous un angle inédit. Il est impossible de préparer sérieusement les élèves à tous les cas de figures possibles, et l’entraînement à un oral insurmontable conduit de fait à un " bachotage " qui s’oppose à l’assimilation des connaissances.

Nous ne sommes pas opposés de fait à des réformes, mais nous les voudrions constructives, et susceptibles de contribuer à une réelle démocratisation du système. C’est à ce titre que nous vous demandons de ne pas appliquer ces mesures qui s’opposent à la promotion de nos élèves. Ils ont besoin d’une école qui leur assure un enseignement et des connaissances solides, et soit débarrassée de l’idéologie pernicieuse des réformes récentes qui, en soupçonnant constamment les savoirs et les professeurs de " coloniser l’enfant ", et en réduisant les contenus pour mieux adapter l’école aux desiderata du libéralisme, ne font que détruire de l’intérieur l’Ecole de la République.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre de la Jeunesse, de l’Education Nationale et de la Recherche, Monsieur le Ministre délégué à l’Enseignement scolaire, en vous assurant de notre attachement aux missions de l’Ecole, l’expression de nos respectueuses salutations.

Le Collectif " Sauver les Lettres "