Un prof jette l'éponge

Le Point 31/05/02 - n°1550 - Extraits


Après deux ans d'enseignement dans un lycée " difficile " de Seine-Saint-Denis, un jeune agrégé de français démissionne. Confession.

Propos recueillis par Jean-Michel Décugis.

Xavier de La Porte, 28 ans, jeune agrégé de lettres, a décidé de renoncer à l'enseignement secondaire après seulement deux ans d'activité. Professeur de français, titulaire au lycée Jacques-Brel de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), il a demandé la semaine dernière une disponibilité, qui lui sera sans doute refusée faute d'effectifs suffisants dans le département. D'où sa probable démission de l'Education nationale. Pourtant, il y a tout juste deux ans, à sa sortie de l'école normale, le jeune agrégé avait choisi d'enseigner en Seine-Saint-Denis plutôt que de s'engager dans la recherche. Etudiant, il avait d'ailleurs fait durant plusieurs années du soutien scolaire à la Goutte- d'Or, un quartier défavorisé du 18e arrondissement de Paris. Il a accepté de confier au Point les raisons de son départ. Eloquent...

J'étais très motivé, le choc en a été d'autant plus violent. A La Courneuve, comme tout jeune professeur qui démarre en banlieue, j'ai hérité d'une de ces classes de première à cheval entre l'enseignement technique et l'enseignement général. Ce sont les classes les plus dures. Les élèves n'y sont généralement pas motivés par le français, dont le coefficient au baccalauréat est quasi identique à celui de la gymnastique. De plus, ils maîtrisent souvent mal la langue. Là, tu te retrouves à devoir expliquer ce qu'est le pacte autobiographique à des gosses qui ont peut-être lu un ou deux livres dans leur vie et n'ont pas 300 mots de vocabulaire. Ils ne savent pas par exemple ce que veut dire "élogieux" ou "érotique". On te demande de développer des concepts quasi universitaires alors que tu ne peux pas aligner quinze secondes de parole sans être interrompu soit par un élève qui se lève, soit par un autre qui hurle, soit par la sonnerie d'un portable... Il est impossible de développer un raisonnement.

[…]

Tu te retrouves face à des gamins en demande - inconsciente ou non - de règles très strictes de discipline. Ils attendent de toi que tu sois un flic. Mais ni ton éducation ni ta formation ne te poussent à l'être. Tu es jeune, tu as été élevé par des parents de la génération 68 pour qui l'autorité n'était pas le nec plus ultra, tu as étudié dans des écoles bourgeoises puis tu es rentré à l'école normale. Mais ici, comme dans la cité, c'est la loi du plus fort qui domine. Le prof doit se faire respecter comme le caïd dans le quartier. Être le plus fort physiquement, oralement ou disciplinairement. […]

Certains enseignants sont très respectés. Mais ce sont de vrais keufs [flics]. Ils ont raison. Mais je ne me sens pas la capacité de devenir comme eux. Je n'en ai pas l'énergie. Donc, j'arrête. Je ne veux pas perdre la passion des lettres. Est-ce que je peux continuer à exercer un métier que j'aime seulement quand le cours est terminé et que je discute avec les élèves dans le couloir ?

Dans mon lycée, une petite partie des enseignants reste extrêmement motivée. Il faut le souligner. Puis il y a un énorme ventre mou. Les profs âgés déplorent la baisse du niveau, mais finissent leur carrière tant bien que mal. Les jeunes, eux, se posent régulièrement la question de leur départ. Les disponibilités qui leur permettraient de prendre un peu de recul sont impossibles à obtenir en Seine-Saint-Denis. Quant à la démission, c'est une décision très dure à prendre. L'Éducation nationale te culpabilise. De plus, il faut bien vivre. Résultat, ils restent. Certains font des crises de nerfs en salle des profs et se mettent régulièrement en arrêt maladie. "