Lettres, tracts
[Une lettre qui a été envoyée à Libération et au Monde début
décembre mais qui n'a rencontré aucun écho...]
Le 8 décembre 1999.
LES INTENTIONS ET LES JUGEMENTS DE M. ALLEGRE
SUR L'ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS.
Pour notre ministre M. Allègre, la littérature est devenue un gros mot et ceux qui l'enseignent des Diafoirus.
Selon les avant-projets de réforme, concoctés au Ministère sans aucune concertation disciplinaire avec les enseignants de terrain, les deux épreuves littéraires de l'écrit de français au baccalauréat (sur trois sujets proposés au choix des candidats) vont disparaître. Ne resterait de l'état actuel de l'épreuve que l'étude d'un texte argumentatif, à laquelle s'adjoindrait un sujet de " création-invention ". Le " commentaire littéraire " et la " dissertation littéraire sur une œuvre du programme " sont rayés d'un trait de plume.
Les épreuves actuelles sont certes imparfaites, mais moins dans leur définition que dans les formes que leur donnent annuellement des programmes discutables et des choix contestables de textes de sujets ; c'est sans doute à ce propos que des directives plus ouvertes étaient souhaitables, mais le ministre préfère la suppression pure et simple d'épreuves intéressantes, qui répond davantage à la conception méprisante qu'il a des études littéraires. Il réduit en effet le français à une fonction utilitaire, à la " rédaction d'un rapport, d'une lettre ou d'un curriculum vitae ".
Nous restons sidérés et effarés d'un tel projet. En effet, l'absence de sanction au baccalauréat d'un apprentissage fin de l'expression et de l'analyse découragera tous les élèves de s'y essayer, et interdira aux enseignants de les y entraîner.
On se sent gêné d'avoir à défendre la littérature française et son enseignement, la nécessité de la formation d'un esprit critique et ouvert, les bienfaits de la culture, du contact avec une pensée, une langue et des textes qui ont forgé nos mentalités et notre imaginaire. Jamais nous n'aurions imaginé avoir à le faire, tant ils sont évidents, et encore moins contre un gouvernement de gauche dont nous croyions naïvement qu'il avait à cœur de diffuser à tous ce qui auparavant était réservé à une élite.
Certes, les projets établis pour la classe de Seconde laissent encore une large place aux activités littéraires, mais le programme retenu est si démentiel qu'avec un horaire réduit d'une heure hebdomadaire, il ressemble à une mauvaise farce, en tout cas à une opération de passe-passe. C'est simplement l'alibi nécessaire, l'argument qui nous sera renvoyé à chaque protestation. De toute façon, toute protestation est piégée, car considérée sans examen comme passéiste et réactionnaire, pour s'être simplement exprimée. Pourtant, la " dissertation littéraire " que nous défendons ne date que de la session… 1996.
On se sent également effaré, et accablé, de constater que la section Littéraire L est ainsi dépouillée des deux sujets qui la concernaient directement et assuraient sa spécificité. Si la section L est désormais, aux épreuves anticipées de français, sans sanction écrite de capacités d'analyse littéraire, il ne reste plus qu'à dépouiller la section scientifique S des sciences et la section économique ES de l'économie, le tour sera joué, et dans ce lycée-fantôme tout le monde aura son bac.
Nous ne pouvons accepter cette braderie des savoirs. Il ne s'agit pas seulement de l'essence de notre métier, de la définition même de nos choix professionnels ; il s'agit des élèves. Le ministre veut " mettre l'élève au centre ", mais s'il n'y a plus de cercle ?
La raison invoquée est la difficulté des élèves à appréhender des textes en décalage avec les compétences et la culture de bon nombre d'entre eux. Mais notre métier n'est-il justement pas de donner ces compétences et de présenter une autre culture ? Par ailleurs, l'expérience nous apprend que ce sont souvent les textes denses, précisément littéraires, qui dans des classes plus difficiles ou moins préparées donnent les meilleurs résultats, du fait même de cette densité qui multiplie les approches possibles. Le ministre semble ne jamais être allé en classe de français, ne jamais avoir vu d'élèves passionnés ou émus par des textes littéraires.
Enfin lui qui ne parle, dans des circulaires de patronage, que de " remédiation " à la violence, ne comprend-il pas que l'étude des textes canalise cette violence, permet de sortir du non-dit, de mettre des noms sur des phénomènes, des évolutions, des sentiments personnels qui perturbent les élèves ? En classe de français, il y a des textes " curatifs ", qui laissent les classes plus apaisées, parce qu'un jour quelqu'un a dit, et mieux qu'elles, ce qui les angoisse. Faut-il rappeler ou apprendre à notre ministre qu'il y a un siècle, Hugo - un écrivain, un littérateur, un homme politique - a écrit : " Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons ! ". A condition, bien sûr, qu'il reste quelque chose à apprendre dans les écoles.
Des enseignants de Lettres du Lycée Claude-MONET. LE HAVRE.
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