Chronique de la violence ordinaire dans les lycées

Le Figaro, 18/01/1992

 

L'accablant réquisitoire d'un proviseur d'Evreux

Chronique de la violence ordinaire dans les lycées

Jean-Pierre Kleindienst analyse pour " Le Figaro " la dégradation du système éducatif français.

Et il désigne un responsable : " l'idéologie égalitaire de gauche ".

 

Nombre de parents se réjouissent que leurs enfants ne soient pas obligés de fréquenter les " lycées chauds" de la banlieue parisienne. Mais la décomposition du système éducatif est peut-être plus avancée qu'on ne le pense. Le proviseur - bien noté - du lycée technique d'Evreux, Jean-Pierre Kleindienst, un homme de terrain, âgé de quarante-huit ans, qui a fait toute sa carrière dans des établissements moyens de l'ouest de la France, rompt la loi du silence en vigueur dans les milieux de l'Éducation nationale. Il explique, à partir de son expérience, ce qui se passe réellement dans la grande masse des lycées français.

PROPOS RECUEILLIS PAR JACQUES MALHERBE

LE FIGARO. - Existe-t-il encore en France des lycées tranquilles?

Jean-Pierre KLEINDIENST. - Si vous appelez " tranquille " un établissement où, par exemple, un seul membre du personnel est frappé par des personnes étrangères au lycée, où l'on ne déplore, chez les professeurs, que deux ou trois démissions et autant de dépressions, dont un seul élève est interpellé pour vol tandis qu'un seul autre meurt d'overdose, où les vols et !es dégradations ne représentent que plusieurs centaines de milliers de francs et où il ne faut nettoyer que de 200 à 300 mètres carrés de tags par an, où les jeunes pètent et rotent doucement dans les classes, alors oui, il en existe beaucoup. Surtout en province. Mais, à l'exception d'une poignée d'établissements prestigieux dont les élèves de classes préparatoires ne songent qu'à leurs concours, pratiquement tous les lycées français éprouvent des problèmes uniformes : voitures incendiées, enseignants poignardés, bagarres sanglantes entre lycéens.... Dans l'enseignement public mais aussi, si j'en crois ce que me disent certains collègues, dans l'enseignement privé.

- Pourquoi parle-t-on si peu de cette situation ?

- La plupart de mes collègues n'aiment pas faire des vagues. Cela fait mauvais effet auprès du rectorat, et ils craignent aussi de nuire à la réputation de leur établissement.

- Quels sont, selon vous, les problèmes les plus graves?

- Il y a, bien sûr, la drogue : à proximité de chaque lycée français, on trouve immanquablement un endroit -- en général un bar - où les jeunes peuvent se procurer un joint. L'alcoolisme, lui aussi, est partout et touche tous les milieux, avec des cas de delirium tremens beaucoup plus fréquents qu'on ne le pense. La forme la plus bénigne, et aussi la plus sournoise, de violence est une espèce de terrorisme, de " racket doux " : on oblige ses camarades à passer leur devoir, à donner leur pull, etc.

Le tag est la douleur de tous les lycées. En général, les tagueurs opèrent la nuit, et on ne sait pas s'ils appartiennent à l'établissement. La détérioration du matériel, volontaire ou due à la négligence, est de plus en plus en plus importante. Dans tel lycée, par exemple, quelque cent cinquante chaises ont été cassées, de façon systématique, en une journée.

- Et qui sont les élèves à problèmes ?

- Il s'agit souvent de jeunes dont les parents sont désunis, au chômage... Les problèmes sont moins fréquents chez les artisans, qui ont des structures familiales fortes, que chez les enfants de cadres supérieurs toujours en voyage.

- Quelles sont, à votre avis, les principales causes de la crise actuelle ?

- Beaucoup de parents appartiennent à la génération de 1968, qui a été marquée par le fameux slogan " il est interdit d'interdire ", et n'a pas d'autorité sur leurs enfants. Alors qu'il faudrait compenser ce manque d'interdits à la maison, le lycée est devenu laxiste par la faute de l'idéologie en vigueur à l'Éducation nationale. Que les professeurs aient le respect de l'élève, parfait. Mais, là où ça commence à ne plus aller, c'est quand, au nom du respect de l'individu, on casse la collectivité. Un seul élève peut empêcher impunément toute une classe de travailler.

- Qui sont les responsables ?

- Ce n'est pas la gauche au pouvoir, mais c'est l'idéologie égalitaire de gauche. Lorsque René Haby, en 1975, a institué le collège unique et demandé au système scolaire de rechercher l'" épanouissement " des jeunes, alors que la priorité devrait être de les former, je ne pense pas qu'il ait voulu faire une réforme de gauche. Et pourtant, sa loi est inspirée par le plan socialo-communiste Langevin-Wallon. Ce plan, avec la mise en place d'un corps unique de professeurs de la maternelle à la terminale, et bientôt la réalisation du lycée unique, est presque totalement entré en application. La vérité, c'est que ce ne sont pas les ministres qui gouvernent l'Éducation nationale - ce sont des hiérarques, toujours les mêmes depuis plus de vingt ans, qui font la pluie et le beau temps.

Eux restent, se cooptent entre eux, éliminent ou évincent ceux qui ne pensent pas comme eux. Ils contrôlent les dossiers, dirigent tout. Si le ministre a une politique qui va dans leur sens, ils lui donnent du grain à moudre. Sinon ils bloquent. C'est une espèce de lobby, au service d'une conception rousseauiste de l'éducation qui ne marche pas. Certains collègues appellent ces gens les " spécialistes de l'éducation sans élèves ". Leurs idées nuisent surtout aux élèves moyens et faibles. Ils refusent de reconnaître la réalité des choses. Quand ils voient que la température monte, ils cassent le thermomètre.

- N'avez-vous plus d'espoir ?

- Si l'on ne fait rien, les choses vont continuer à se dégrader jusqu'à l'implosion de notre appareil éducatif. Si on ne dit pas " ça suffit " tout va continuer à f... le camp. Par exemple, la possibilité pour chaque lycée de renvoyer une ou deux " terreurs " par an aurait un impact extraordinaire. Et puis, il faudrait pouvoir faire entendre une voix différente du discours officiel, celle des réalités du terrain. Mais la décomposition de l'enseignement secondaire, C'est comme la marée qui monte : au bout d'un quart d'heure, on ne voit pas vraiment de combien ça a monté. Et puis, soudain, c'est la pleine mer. Et, actuellement, la décomposition s'accélère.

J. M.