Petite contribution à la suite de la lecture des constats d'un collègue de médecine

Voir Placard sur le primaire.

    Je partirai d'un constat simple, la dénomination de ma matière les Lettres (nous sommes recrutés Lettres-Modernes ou Lettres -Classiques) est la seule, à ma connaissance, dans l'enseignement, à avoir connu une dérive dans l'appellation courante. Cette dérive efface totalement notre fonction de formation de l'esprit ( qui sait encore dans les jeunes générations que nous enseignons les Lettres?) et  nous attribue une fonction ( professeur de français) que les réformes successives ont vidée de son sens. Est-ce un hasard?

    Aujourd'hui professeur en lycée, après avoir enseigné en lycée professionnel et en collège, je sais pertinence que  dans leur grande majorité les écrits que je corrige en première sont du niveau de ceux que je corrigeais en bac.pro. pour les premières générales et de ceux de B.E.P. pour les premières technologiques, que ce soit au niveau de la syntaxe, de l'orthographe, de la réflexion ou de la longueur. La plupart du temps les questions ne sont pas comprises et les réponses quand elles sont justes se limitent à quelques mots alignés comme à la va-vite sans aucun souci de clarté. 

    Une grande partie des "bons" élèvent maîtrisent la grammaire et la syntaxe, sont bons  lecteurs, savent réfléchir, ont même ce qu'on pourrait appeler une assez belle plume mais je constate que leurs écrits comportent pourtant bon nombre de  fautes d'orthographe, qu'ils pourraient très bien corriger mais que le réflexe de la correction de la langue n'est pas acquis. Ce qui suit, je l'espère, permet de comprendre  aussi cette absence de réflexe.

    Dernière remarque, personnelle, avant d'aborder les raisons , à mon sens, de cette dérive. Fille d'agriculteurs immigrés ( mon père avait 41 ans à son arrivée en France et avait quitté l'école à huit ans, ma mère en avait 31 et avait travaillé dès l'âge de quatorze ans) , habitant des fermes isolées ( 2 km des villages), je crois pouvoir affirmer que la maîtrise de la langue et la culture françaises dont je disposais à la fin de mes études secondaires, c'est l'école qui me l'a apportée.

    Mon expérience aujourd'hui m'oblige à reconnaître que ce que mes professeurs de lettres ( puisque c'est d'eux que nous parlons) m'ont transmis, je ne suis pas en mesure de le transmettre à mes élèves.

    Quand je suis entrée au lycée ( en sixième), on peut dire triée sur le volet, je bénéficiais de 6 heures de français dont trois dédoublées.Mon professeur avait donc pendant trois heures par semaine au grand maximum 15 élèves dont il s'occupait et les phrases incorrectes de mes rédactions, les fautes d'orthographe, la "pauvreté" du contenu, je me vois encore les corriger en cours jusqu'à ce qu'il soit satisfait. Les subtilités de la langue nous les apprenions en cours de grammaire et à travers les textes  francisés du Moyen-Age et XVI° siècle. Je me souviens avoir fait beaucoup d'exercices, écrit beaucoup de rédactions, lu beaucoup de textes ( notre anthologie, nous l'usions vraiment). Les classes dépassaient rarement les 25 élèves. mon professeur , si je fais le calcul, suivait, interrogeait à l'oral en moyenne 50, 55 élèves , corrigeait le même nombre de copies. Il disposait de 9 heures de cours par semaines pour le faire. Et nous savions tous bien lire et écrire dès le départ!

    Quelques années plus tard, en entrant en seconde, nous avions parcouru quatre siècles de littérature et nous recommencions à les découvrir, nous étions sommés de prendre des notes et nous le faisions, nous passions à la dissertation et au commentaire de texte non guidé.J'avais bénéficié d'un enseignement du français et d'un enseignement des Lettres qui se nourrissaient l'un de l'autre.

    Un professeur de français? de Lettres? enseignant aujourd'hui en sixième accueille tous les enfants du primaire lecteurs ou non lecteurs, dans des classes le plus souvent de trente élèves, dispose de 4 heures par semaines, auxquelles s'ajoutent quand ils ont de la chance, pour les plus faibles, qui sont les plus nombreux une ou deux heures de "soutien", soit une heure pour l'élève. Les autres ( les plus "forts"?) se contentent des quatre heures en classe entière.  Le degré de maîtrise de la langue de la majorité à leur arrivée fait qu'il faut, qu'il faudrait  devrai-je dire, s'arrêter à chaque phrase prononcée ou écrite pour les corriger. Les mots grammaire et orthographe sont à bannir du vocabulaire avec interdiction d'y consacrer des heures bien particulières dans l'emploi du temps. L' "étude de la langue" s'effectue ponctuellement à l'occasion d'un texte. Les textes étudiés se moquent bien de la chronologie et des mentalités. Les anthologies ont disparu de leurs cartables et les superbes livres dont ils disposent font se côtoyer allègrement Ronsard et Eluard , Montesquieu, Céline et Todorov. Ils apprennent que Rabelais ou Balzac ( quand ils retiennent les noms!) écrivent des textes descriptifs, que Zola peut "argumenter" à ses heures de la même façon qu'ils apprennent qu'une recette de cuisine est "injonctive", qu'une  publicité peut-être argumentative elle aussi, un slogan publicitaire poétique et un article de journal "romanesque". Le professeur de français? de Lettres? ( de la sixième à la première d'ailleurs), doit non seulement aborder les textes littéraires ( sous l'angle précédent) mais aussi apprendre aux élèves  à "lire"  la bande dessinée, la presse, la publicité, l'image "fixe" ( tableaux, photos) et "mobile" ( film, télévision). Liste probablement non exhaustive...Ils écrivent des slogans publicitaires, des dialogues, des lettres, ils inventent des suites de récit et rédigent des paragraphes "descriptifs"  ( quelques lignes en fait) .

    Pour assurer leur temps de service, leurs professeurs prennent en charge quatre classes, soit 120 élèves ( du simple au double, c'est mathématique!), ou  trois classes,  soit 90  élèves pour les plus "chanceux". Je vous laisse le soin de calculer le temps qu'il est raisonnablement possible de consacrer à chacun d'eux par heure de cours, par exercice ou copie.Quel professeur de français peut dans ces conditions donner ne serait-ce qu'un exercice écrit par semaine dont il soulignera  toutes les erreurs ? Quel professeur a les moyens de contrôler la correction effectuée par l'élève et l'aider à recommencer s'il s'est encore trompé? Ils se doivent d'appliquer une pédagogie "différenciée " comprenez adaptée à chacun "des trente mômes en furie" ( les uns parce qu'ils s'ennuient à périr de ne rien apprendre, les autres de ne rien comprendre, comment leur en vouloir?). Ajoutons à cela les réunions en tous genre auxquelles mes professeurs ont échappé ( "cas" à traiter, il y en a dans toutes les classes ou presque, projets d'établissement, mise en place des réformes et des "nouveaux programmes", il y en a tous les ans ou presque). La liste des tâches qui incombent désormais à un enseignant serait longue et vaine.

    L'élève  moyen entrant en seconde aujourd'hui reconnaît un texte descriptif mais peut raisonnablement penser que "je pourrais" est un imparfait (de l'indicatif, celui du subjonctif lui est inconnu!), connaît les étapes du récit mais peut sans problème affirmer que Voltaire est un contemporain et que l'affirmation de Rousseau "Je forme une entreprise..." qu'il lit au début des Confessions signifie que notre auteur se lance dans les affaires! Et dans ces exemples, ce n'est pas l'erreur qui est grave, c'est l'incapacité de l'élève, données en main, de la détecter. 

      Cerise sur le gâteau, les examens sont là, si besoin était, pour conforter nos élèves dans l'idée que la faute en incombe au professeur ou à la matière...La liste serait longue des "incompréhensions" auxquelles nous nous heurtons lorsque nous formulons des questions ,"incompréhensions" dont les rédacteurs de sujet sont évidemment responsables et que nous sommes sommés de rectifier par notre mansuétude dans la notation.... Il est encore plus déplorable et criminel de ne parler des conséquences de cette dérive sur l'évaluation des connaissances aux examens. Beaucoup de collègues ont signalé les pressions auxquelles nous sommes soumis pour les corrections.

     Les inepties proférées lors des harmonisation des corrections sont à la hauteur des dégâts que personne ne veut constater, surtout pas les corps d'inspection. L'année dernière le mot "discours" employé dans la consigne suivante "Ecrivez le discours prononcé par le paysan répondant à l'intervention du défenseur d'une agriculture à l'américaine" ( le texte d'appui était de Jules Verne, je cite de mémoire le libellé du sujet) était taxé de mot ambigu dans notre matière puisqu'il comporte plusieurs acceptions! Il n'y avait donc pas lieu de sanctionner des copies de sections S qui faisaient apparaître un dialogue ( souvent phrase à phrase)! Le sujet prêtait  à confusion selon l'inspectrice qui conduisait la réunion.

    Je ne suis pas une scientifique mais je pense qu'un sujet du type "le cancer" proposé à des étudiants en médecine est aussi profondément ambigu et qu'on devrait inviter les correcteurs , comme on le fait pour les Lettres, à accepter une dissertation sur l'astrologie...Mais puisqu'ils ont écrit quelque chose, il faut bien valoriser leur travail...Qu'on les dupe et les induise en erreur n'a pas d'importance, ce qui compte c'est que le pourcentage de reçus à l'examen se maintienne et que les notes ne soient pas contestées par les parents..Tout le monde est donc satisfait.

   Les mauvais coucheurs que nous sommes ( de plus en plus nombreux à vrai dire mais qui le sait, qui s'en préoccupe, qui nous écoute?) sont de toute façon marginalisés par la machine trop heureuse de pouvoir arriver à ses fins: "la démocratisation de l'enseignement". Mot magique sur l'autel duquel on sacrifie de plus en plus de jeunes , toutes origines confondues mais au premier chef ceux qui n'ont que le système scolaire pour tout bagage et partage...

    Agissez en votre âme et conscience et vous ne serez plus convoqué aux corrections, signe manifeste de votre fainéantise qui naturellement pénalise ceux qui se prêtent encore au jeu...Conclusion: le système vous culpabilise, vous discrédite auprès de vos collègues et se permet ainsi de fonctionner (encore ?) sans trop d'anicroches....Bref la machine vous réduit au silence et vous renvoie à votre solitude de professeur "mal-pensant".

    Les Lettres ont atteint cette année le comble de la supercherie: nous devons faire tout notre possible pour prouver que la nouvelle épreuve de l'E.A.F. est viable, sinon, nous signons l'arrêt de mort de la matière..."Marche ou crève". Nous poserons donc des questions, que les élèves auront le droit de ne pas prendre en compte. Nous mènerons ensuite un entretien , l'élève pourra penser qu'il ne porte que sur un texte et non sur un ensemble comme bien spécifié pendant l'année. A nous de le remettre sur la bonne voie et de nous épuiser à lui faire dire quelque chose. S'il lit correctement ( en montrant qu'il comprend ce qu'il lit!) et qu'il arrive à s'exprimer en composant des phrases, il mérite la moyenne...Ces propos ne sont pas inventés, hélas , mais émanent bien d'un membre de l'inspection....Sans commentaire!

Katia VENCO, certifiée Lettres-Modernes