Chers collègues, vous êtes le dernier maillon d'une chaîne que les décideurs veulent briser définitivement. La chaîne des savoirs qui donne accès à la réflexion et à l'esprit critique.
L'apprentissage de la lecture et de l'écriture est sapé dès l'école primaire - on accepte 20% d'illettrés en 6e. La maîtrise de la langue n'est plus qu'un vain mot au collège, où l'on a renoncé à préparer au sujet de réflexion, supprimé en tant que tel au Brevet depuis deux ans. Au lycée, selon la même imparable logique, l'accent est mis dans les nouveaux programmes sur les techniques de communication, et ce qu'on entend par "sujet d'invention" ou même "dissertation" n'est qu'un exposé d'opinions. "Convaincre et persuader", "délibérer", ce n'est plus vraiment douter, remettre en cause, ni réfléchir, d'autant que les sujets du bac et les exercices des manuels scolaires invitent à la récitation rituelle du nouveau catéchisme "citoyen". Même l'enseignement de la littérature n'émancipe plus. Textes réduits à un catalogue de procédés, histoire littéraire résumée à une série de flashes, la nouvelle didactique distille l'ennui et ne produit plus aucun sens.
En juin dernier, rappelons que nos élèves de Première, candidats au bac de français, ont dû rédiger "le discours d'un responsable de l'Etat qui, au Premier de l'An 2001, expose les raisons que l'on a de croire en un monde meilleur". Après avoir obtenu des notes plus que satisfaisantes pour avoir agencé plus ou moins adroitement les poncifs du bougisme actuel, ces mêmes élèves, à un an pourtant de leur majorité civique, vont être à coup sûrs fort étonnés, et pour tout dire tout à fait démunis, lorsque leur professeur de philosophie de Terminale va ENFIN leur demander de faire preuve d'esprit critique, de rigueur logique, de nuances. Enfin, mais trop tard. On aura beau jeu de dire que la philo est inadaptée au nouveau public, nouveau public qu'on aura fabriqué de toutes pièces tout au long du cursus scolaire, à force de démission face aux exigences du savoir. Le prof de philo devient un empêcheur de moutonner en rond. Il est tentant de le faire passer à la trappe, lui l'exception française parmi les systèmes éducatifs de nos voisins européens. Ne vous inquiétez pas, braves gens, les vraies - fausses disciplines introduites par la réforme, TPE et autres ECJS, pourvoieront magiquement à la formation du citoyen : les TPE subsumeront des savoirs authentiquement démocratiques, puisque les élèves les auront acquis tout seuls - l'ECJS instruira sur la manière de se comporter en bon citoyen.
Restez vigilants, chers collègues. Vous avez gagné des points, mais la logique du système reste la même. En lettres, nous en avons d'ores et déjà éprouvé toutes les conséquences. Les professeurs de lettres ont réagi bien tard, et mal. Ils sont divisés, ce qui a permis aux réformateurs de modifier radicalement les finalités de leur discipline. Nous souhaitons aujourd'hui lier notre action à la vôtre, car à l'horizon des élections 2002, nous avons peut-être encore une chance d'être entendus. Reste à mettre au point les modalités de cette action.
09/2001