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Sous le masque du consensus

Depuis qu’il est arrivé rue de Grenelle, le nouveau ministre de l’éducation prend bien soin de ne proposer que des mesures très consensuelles, qui semblent pleines de bon sens ; d’aucuns se réjouiront de l’entendre dire que le clivage gauche/droite est stérile à l’école, qu’on peut être en même temps « républicain » et « pédagogiste », « exigeant » et « bienveillant ». Certes un observateur pressé pourra apprécier le retour en grâce du latin, la fin de l’obligation des EPI, le souci de l’acquisition personnelle des connaissances grâce à des études encadrées, le rétablissement de la possibilité de redoubler, les classes à 12 élèves, etc. On aurait presque envie de dire « ouf ! », finis les errements pédagogos et la fausse démocratisation qui ont marqué le quinquennat précécent ; on va enfin pouvoir retravailler intelligemment.

Mais derrière ce discours qui se veut rassembleur à coup d’oxymores acrobatiques, tout ce qu’a pu dire et écrire J.M. Blanquer semble s’inscrire parfaitement dans la vision néolibérale de l’école et devrait nous préparer une nouvelle vague de réformes calamiteuses de l’institution éducative [1], ce que présage également la proximité de notre ministre avec l’Institut Montaigne.[2]

Il n’est d’ailleurs pas difficile de comprendre dès maintenant que le maître mot de la politique à venir sera « l’autonomie » : non pas la liberté du professeur qui pense son enseignement en toute indépendance, mais celle du chef d’établissement qui orchestre un projet d’établissement avec l’aide d’un staff managérial baptisé « conseil pédagogique »[3], forcément tenté d’obéir et d’intriguer, puisque nos réformateurs rêvent de donner aux principaux et aux proviseurs le droit recruter eux-mêmes leur personnel. C’est donc à une instance soumise à son chef qu’il reviendra de décider si au collège X on fera du latin ou un EPI sur le régime alimentaire de Gargantua ou bien si dans le collège Y on proposera des classes bilangues ou un projet de découverte de l’entreprise… A chacun donc un enseignement différent, perpétuellement mis en concurrence et soumis à négociation, voué donc à la variation en fonction des forces en présence. Une sorte de « loi-travail » de l’éducation où ce sont les décisions de telle ou telle entreprise scolaire locale qui auront force de loi localement, en lieu et place de la loi générale.

Pour imaginer plus concrètement le projet on peut déjà se pencher rapidement sur quelques unes des pensées de Monsieur Blanquer :

« L’homme naît avec un potentiel fantastique qui ne demande qu’à s’exprimer ; c’est l’école qui lui permet de l’exprimer ». [4] « Potentiel », là où d’autres disent plus crûment « capital humain » ?

« Je veux libérer les énergies », « libérer le système pour que les énergies se libèrent » C’est curieux cette façon d’insinuer que l’école jusqu’ici a empêché les talents d’éclore…

« Chacun doit pouvoir développer son projet » .  « S’il y a des inégalités, c’est qu’on ne sait pas suffisemment personnaliser les parcours des élèves »[5]. Dire qu’on osait penser l’inverse, et croire que c’étaient les inégalités des conditions d’apprentissage qui engendraient les inégalités de réussite.

« Le lycée doit devenir un lieu d’initiative et de responsabilité, où les élèves développent l’esprit d’entreprise, notamment dans des ateliers, des jeux de rôle, voire en créant des juniors entreprises. Il s’agit de lutter contre « cette inhibition de l’action qui nous fait tant de mal et qui empêche nos élèves de s’exprimer ou de prendre des risques ». »[6] Faut-il comprendre qu’ agir, c’est d’abord et avant tout créer des entreprises ?

« Il faut ‘’apprendre-tout-au-long-de-la-vie’’… car l’homme se définit par l’éducation »[7] Refrain bien connu, et surtout bien commode pour mettre d’accord en apparence les vieux humanistes épris de loisir studieux et les entreprises qui, affriolées qu’elles seront par des perspectives de profits infinis, investiront dans la formation de salariés sans cesse sommés de prouver leur employabilité.

Toutes ces pensées – ou plus exactement ces éléments de langage – semblent fâcheusement en harmonie avec les recommandations de l’OCDE et des instances européennes[8] et l’avenir nous dira sans doute assez vite si l’on avait raison de se méfier.

En attendant, ce qui manque toujours dans tous les discours ministériels, et cette fois encore, c’est la réponse à la question des contenus : étudier pour apprendre quoi ? Quelles sont les connaissances qui constituent l’homme (et la femme) d’aujourd’hui ? Au delà du lire-écrire-compter qui fait consensus pour les petites classes, que doit-on avoir assimilé d’autre que des procédures et des méthodes, certes utiles pour le travailleur numérique de demain, mais très insuffisantes pour donner sens à la vie ?

Sur ce point le trou noir s’élargit depuis des dizaines d’années, creusant le fossé entre ceux qui maîtriseront des contenus de savoirs et ceux à qui on n’aura offert que quelques compétences instrumentales.

 

[1] Sur cette question, on ne peut que lire (ou relire) les  écrits de Christian Laval, par exemple La nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2011

[2] Think tank patronal et néo-libéral, dont les chevaux de bataille sont, (d’après Libération du 8 juin 2017), la libération des énergies, la différenciation des parcours, le pilotage par les sciences cognitives et le rôle accru des chefs d’établissement.

[3] Commentaire du livre de J.M. Blanquer, L’école de la vie, par Caroline Brizard, Le Nouvel Obs, 13 septembre 2014 : http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20140913.OBS9103/l-ecole-de-la-vie-feuille-de-route-d-un-futur-ministre-de-l-education.html

[4] Intervention dans le cadre des « Controverses de Descartes », le 15 novembre 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=GUzetEEq7hs

[5] Entretien à RTL le 30 mai 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=b2l-wjuQ898&feature=youtu.be

[6] cf. note 3

[7] Conférence « Education toute la vie, le défi du 21ème siècle », 20 mars 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=hFw-MyLHwLM

[8] Cf. Le « cadre stratégique – Education et formation 2020 » : https://ec.europa.eu/education/policy/strategic-framework_fr