Éléments de réflexion pour la création d’un tronc commun d’éducation européenne


Mission ministérielle sur l’enseignement des langues et cultures de l’Antiquité
Chargé de Mission : Heinz Wismann
Conseiller : Pierre Judet de La Combe

Eléments de réflexion pour la création
d’un tronc commun d’éducation européenne
(Février 2004)

 

La Mission ministérielle sur l’enseignement des langues et cultures de l’Antiquité, confiée fin 2001 à Heinz Wismann, Directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris), par le Ministre de l’Éducation Nationale d’alors, Jack Lang, a été confirmée par le Ministre actuel, Luc Ferry, en octobre 2002. Fortement soutenue par le Ministère, elle poursuit son travail de réflexion et d’enquête sur deux plans, national et européen :
- pour contribuer au renouvellement, en France, de l’enseignement des Lettres, elle analyse les conditions de cet enseignement aujourd’hui, propose un argumentaire nouveau quant à la légitimité, dans la société contemporaine, d’une étude des langues de culture européennes (dont le latin et le grec fournissent la référence et le paradigme), et définit les orientations possibles, souhaitables et adaptées, de cet enseignement ;
- pour tenir compte du processus d’intégration en cours, elle prend soin de ne pas détacher le traitement des problèmes spécifiquement français d’une réflexion plus générale et plus fondamentale sur la place que devraient tenir les langues de culture dans le cadre d'un projet éducatif européen.

C’est sans doute dans la volonté de ne pas dissocier ces deux plans que réside l’originalité et la nouveauté de cette Mission.

Venant après toute une série de consultations nationales, un colloque international, Les langues de culture en Europe, qui se tiendra au printemps 2004 à l’Institut pour la coopération franco-allemande en Europe de Berlin-Genshagen, concrétisera la première étape de cette entreprise. Il réunira des spécialistes des langues et cultures d’Europe (linguistes, philologues, historiens, philosophes, sociologues) issus des différents pays de l’Union, ainsi que des représentants des instances politiques européennes.


A. Le problème de l’espace culturel européen.

Le choix d’une perspective résolument européenne pour une réflexion sur l’enseignement des langues résulte d’une prise en compte par la Mission des questions que soulève la situation actuelle de la construction de l’Union et d’une analyse des conditions requises pour que se constitue un véritable espace culturel européen

Il est vite apparu que le problème n’était pas de proposer, avec la construction de cet espace, une sorte de " supplément d’âme " culturel, qui viendrait simplement s’ajouter à l’intégration technique et économique, ainsi qu’aux tentatives d’intégration juridique et politique de l’Europe. L’enjeu du travail à venir n’est pas de compenser le côté technicien de ces formes d’intégration par une mise en valeur des patrimoines culturels; il est plutôt de dégager, par un approfondissement concerté de la question des langues en Europe, des orientations permettant une entente véritable entre les sociétés composant l’Union.

L‘Europe est clairement confrontée aujourd’hui à un problème de culture, que l’on peut désigner comme celui de l’interculturalité. Ce problème concerne la possibilité même d’une reconnaissance réciproque des individus et des sociétés dans notre continent. Il affecte l’Union sur plusieurs plans, et oblige à reconsidérer la stratégie qui a consisté à s’appuyer exclusivement, pour la construction européenne, sur l’emploi d’une ou de plusieurs langues véhiculaires, considérées comme langues de service.

L’urgence n’est pas de multiplier ces langues de service, ce qui ne ferait que renforcer la cacophonie, mais de réfléchir sur la relation entre langue de service et langues de culture, de manière à faire de la pluralité de ces langues en Europe le facteur d’une intégration plus performante. Le geste " moderniste " qui a présidé au projet européen, et qui a eu pour résultat la marginalisation des différentes traditions héritées du passé, s’est révélé en fait peu efficace. Une reconsidération des diverses cultures historiques, qui s’expriment dans les langues, est sans doute à l’ordre du jour, non pas comme retour au passé, mais, à l’inverse, comme condition d’un progrès réel de l’Union.


B. Les niveaux de l’interculturalité en Europe.

  1. A l’intérieur de chacune des sociétés européennes, la culture, si l’on entend par ce terme l’ensemble des activités de l’esprit et des formes historiques que se sont données ces activités, est devenue opaque à elle-même. Elle s’est, selon le processus de modernisation tel que l’a analysé Max Weber, orientée vers une différenciation interne de plus en plus accentuée.
  2. Des savoirs experts différents (économiques, politiques, juridiques, scientifiques, éthiques, techniques) se sont constitués en s’autonomisant les uns par rapport aux autres. Des compétences culturelles séparées se sont ainsi mises en place.

    Se pose alors, de manière brûlante, la question de la possibilité qu’elles communiquent entre elles, dans une interculturalité réussie. Car aucune de ces cultures savantes ne peut par elle-même, avec ses moyens propres, entretenir le contact avec les autres. Les savoirs experts se sont, en effet, dotés de langues spécialisées qui se caractérisent par une formalisation accrue, et qui se détachent irrémédiablement de la langue " naturelle " de chaque société.

    Cette séparation des savoirs par rapport au monde vécu des citoyens, tel que les langues naturelles permettent de l’exprimer, produit des violences et des rejets (elle est l’une des causes de l’arrogance et des dysfonctionnements des technostructures, des exclusions sociales, des crispations sur des identités culturelles anciennes ou recréés ad hoc, de l’abstention politique, des votes populistes et des contestations quasi mécaniques, dépourvues de tout projet civilisationnel).

    Pour que les citoyens puissent s’orienter dans ce monde culturel fragmenté et coupé d’eux, il leur faudrait être en mesure de traduire en langage ordinaire les acquis et les principes des langues spécialisées, de manière à pouvoir décider, démocratiquement, de la signification que les savoirs experts peuvent prendre dans leur existence.

  3. D’une société européenne à l’autre, l’entente n’est pas mieux assurée. Le recours à une langue conventionnelle de service, dans les négociations entre les sociétés civiles et entre ces sociétés et les instances politiques de l’Union, ne crée pas les conditions de l’intercompréhension. Si une langue utilitaire, quelle qu’elle soit, peut servir à consigner les termes d’un accord, à désigner les réalités présentes dont il est débattu, elle ne peut, en raison de son artificialité, de son caractère purement fonctionnel de " code " dépourvu de toute épaisseur historique, permettre l’expression, l’articulation et la discussion des aspirations des différentes sociétés civiles.
  4. La construction d’un avenir possible passe, en effet, par un travail réflexif et créatif des locuteurs sur leur propre langue, comme langue de culture : c’est là qu’ils trouvent leurs " ressources de sens ", qu’ils peuvent utiliser et développer pour envisager leur futur.

    Entre des citoyens européens ne partageant pas la même langue et la même culture, l’entente requiert un savoir-faire discursif et interprétatif que n’assure pas la seule maîtrise d’un idiome fonctionnel commun : pour que l’échange réussisse, les partenaires doivent être en mesure de reconstruire les opérations par lesquelles leurs interlocuteurs ont élaboré leurs argumentations ; celles-ci s’appuient toujours sur des expériences historiques particulières et un donné culturel.

    Le " déficit démocratique " de l’Europe tient pour une large part au fait que, privée d’une politique des langues de culture dans leur dimension historique, l’Union ne constitue pas encore un milieu favorisant la reconnaissance mutuelle réussie des individus et des sociétés.

  5. L’interculturalité concerne, enfin, les relations entre l’Europe et les autres grands ensembles civilisationnels S’il n’y a pas de culture européenne commune, formant un tout intégré, l’Europe se reconnaît cependant dans certaines valeurs générales (droits de l’homme, principes démocratiques, liberté de l’entreprise et du commerce compensée par un impératif fort de protection sociale, respect de l’environnement, etc.), qui la distinguent sur la scène internationale, et qu’elle admet comme autant de normes imposant leur cadre à ses discussions internes.

    Ces valeurs sont issues d’une histoire partagée, souvent conflictuelle, entre les nations et à l’intérieur d’une même nation, histoire que l’on peut pour une part caractériser comme une reprise différenciée, comme une réflexion en acte, diffractée selon les pays et les sociétés, sur un héritage culturel commun. Cet héritage a été légué par l’Antiquité classique et les diverses traditions religieuses et intellectuelles du passé.

    Sa réappropriation incessante marque aussi bien les trajectoires multiples que les étapes repérables de l’histoire européenne. Aussi y a-t-il moins une " identité culturelle " de l’Europe, qu’une aspiration commune vers une reconsidération et une reconfiguration évolutive de ce passé commun. Portée par cette dynamique, l’Europe est désormais confrontée à un impératif de compréhension externe, tournée vers les cultures issues d’autres régions du monde.


C. Formes d’intégration et pluralité des langues.

Dans son histoire, l’unité européenne s’est développée et continue à se développer sur des niveaux nettement distincts : économique, puis juridique et politique, et, enfin, éducatif et culturel. A chacun de ces niveaux s’est instituée la tendance à développer les échanges au moyen d’une langue abstraite, que ce soit dans la négociation et la régulation des intérêts économiques, ou dans la discussion des normes juridiques et politiques, ou encore dans l’idée, pour le troisième niveau, que l’espace européen avait d’abord pour mission d’élaborer un modèle standard d’éducation, visant à former à la maîtrise des techniques de production, de gestion et d’échange ; la " culture " était alors assimilée à un patrimoine historique appartenant à toutes les sociétés concernées, et qui devait être valorisé dans un esprit de compensation, comme simple supplément.

Le lien, à peine esquissée ici mais essentiel, entre langue et culture rappelle qu’à tous ces niveaux, une pratique efficace, concrète, des échanges ne peut s’appuyer en fait, malgré le déni technocratique, que sur une mobilisation des langues naturelles : quand elle est exercée dans une perspective véritablement interculturelle, cette mobilisation permet aux différentes traditions nationales et culturelles de s’ouvrir à des formes d’universalité, en recourant à des moyens qu’elles tirent d’elles-mêmes, et qui ne leur sont pas imposées.


D. L’idée d’un tronc commun d’éducation européenne.

Pour que l’exigence d’interculturalité, qui définit notre situation contemporaine, puisse être prise en compte, un projet éducatif est requis. Un tel projet ne peut être qu’incitatif, puisque les politiques d’éducation relèvent de la souveraineté des Etats. Il doit être conçu selon d’autres principes que les éducations mises en œuvre par les différents pays : celles-ci ont servi, au cours des XIXe et XXe siècles, à produire la cohérence des nations, selon un modèle d’intégration verticale " par le haut " Il s’agit, ici, de promouvoir la possibilité d’une intégration " horizontale ", fondée sur l’idée d’intercompréhension.

Ce tronc commun devrait être centré sur la question de la langue. La proposition est de le configurer comme un nouveau trivium, dont les contenus particuliers resteraient à définir et à adapter dans chaque contexte national. Trois formes d’usage de la langue peuvent être distinguées, et – c’est le sens de cette proposition – articulées :
- la langue comme langue maternelle de culture, où se sont déposées les expériences des sociétés au cours de leur histoire, ainsi que les ressources sémantiques permettant l’interprétation des situations historiques et la formulation de projets ;
- les langues formalisées des sciences de la nature, dont la symbolisation mathématique fournit le modèle ;
- les langues plus ou moins formalisées des sciences ayant pour objet les relations interhumaines : sciences historiques, sciences sociales, sciences économiques, sciences juridiques.

Comme le but est de permettre aux citoyens européens de s’orienter dans la culture contemporaine, marquée par l’utilisation différenciée de ces trois types de langage, l’axe central de ce trivium devrait être constitué par l’étude des langues de culture, envisagée d’un point de vue interculturel. C’est cette étude, en effet, qui met par excellence les apprenants en situation de " sujets historiques ", c’est-à-dire capables de déchiffrer des univers de sens différents et d’évaluer la nouveauté et la singularité d’une situation.

Cela les aide à s’arracher à toute forme de dogmatisme : face à un texte issu d’une tradition culturelle, même quand c’est la sienne propre, rien n’est donné ; pour en saisir le sens avec rigueur et en percevoir la nouveauté, l’interprète doit, tout d’abord, se donner une connaissance des usages plus anciens de la langue à partir desquels le texte a été écrit : il y a, d’époque en époque, des langues plus anciennes déposées au sein de chaque langue vivante. Cette prise en compte de l’histoire de la langue permet, ensuite, de reconnaître les innovations qu’apportent les textes nouveaux.

Dans cette perspective, l’étude des langues classiques, le latin et le grec, retrouve une nouvelle actualité. C’est que cette étude fournit l’organon d’une appropriation historique des cultures, et joue le même rôle, face aux sciences de l’homme et de la société, que les mathématiques face aux sciences de la nature. Ces langues sont mortes comme langues de communication mais vivantes par leurs textes. Elles sont donc une école rigoureuse de décentrement culturel : puisqu’on ne les parle plus, aucune familiarité n’y est possible ; la compréhension des textes résulte alors d’une reconstruction.

Ce décentrement n’est pas gratuit, mais ouvre à un espace européen de culture : les littératures grecques et latines prises au sens large (littératures poétiques, philosophiques, historiographiques, et aussi juridiques, techniques et religieuses), constituent l’horizon historique à partir duquel se sont mises en place l’ensemble des langues et des littératures modernes en Europe. Leur connaissance est donc un outil majeur d’interculturalité, selon les sens multiples de ce terme, tel qu’il a été défini plus haut.

La maîtrise des opérations assurant la compréhension des univers de sens que procure l’étude des langues de culture établit un lien fort avec les deux autres " branches " du trivium, à savoir l’étude des langues formalisées, tant dans les sciences de la nature que dans les sciences de l’homme et de la société. Ces trois formes de culture sont indissociables, malgré les divisions qu’ont introduites les cursus scolaires actuels, avec notamment la séparation des Sciences et des Lettres.

Seule une telle maîtrise offre la possibilité de recontextualiser les langues formelles, c’est-à-dire de les mettre dans la perspective d’une histoire des sociétés. Les progrès scientifiques réalisés dans ces deux domaines peuvent ainsi faire l’objet d’une " réappropriation " au sens où ils ne sont plus perçus du dehors, comme de simples performances subies, mais sont " compris " dans leurs interrelations comme productions de l’esprit. Ainsi l’ambition d’un projet éducatif européen se confondra nécessairement avec celle d’une redéfinition des humanités modernes.


Heinz Wismann
Pierre Judet de La Combe