Les vrais enjeux des réformes

 

1975 : réforme Haby ; 1981: réforme Savary ; 1985 : réforme Chevènement ; 1987 : plan Monory ; 1989 : loi d’orientation Jospin. En quatorze ans, l’éducation nationale a connu cinq réformes majeures auxquelles se sont ajoutés les remaniements des ministres qui ont succédé aux réformateurs (C. Beullac après R. Haby, par exemple). Quant à Jack Lang, tout en évitant de prononcer le mot réforme , il estime que " L’empilement de mesures " de la dernière décennie ne suffit plus et qu’il faut :" aborder la question du collège dans sa complexité et sa globalité. " (1).

Même si cette formulation euphémistique marque un recul de ce que Pierre Bourdieu a appelé la " célébration de la réforme " (recul confirmé par les premières déclarations de Xavier Darcos), on n’imagine toujours pas un ministre de l’éducation qui entrerait en fonction en assurant que le système scolaire lui paraît bon et que sa mission consiste à le gérer tel qu’il est. Un consensus existe autour de ce qu’on pourrait appeler l’obligation de réforme.

 

Ce consensus s’est constitué pendant une période où l’école a dû faire face à des mutations démographiques et sociales considérables. Mais il peut s’expliquer aussi par le rôle que l’on attribue en France au système scolaire. Si beaucoup de Français acceptent de vivre dans une société inégalitaire, ils admettent difficilement que l’Education nationale fonctionne comme cette société, dont elle constitue pourtant une des institutions majeures. Il appartient à l’école de garantir une égalité des chances que l’ensemble du système social dans lequel elle s’inscrit empêche d’exister. Comme il s’agit d’une mission impossible, jamais accomplie, l’obligation de réforme se trouve justifiée en permanence.

Un autre élément renforce ce consensus : le discours ministériel qui accompagne et légitime les changements décidés se réfère à des principes que personne ne remet en question. Selon ces principes, l’école doit non seulement garantir l’égalité des chances mais encore dispenser une formation qui assure au plus grand nombre une bonne intégration professionnelle et permettre à chacun un épanouissement personnel.

Ce discours étant inattaquable, les critiques faites aux réformes ont été d’emblée disqualifiées.

 

Or ces critiques ne remettaient pas en cause les principes invoqués mais les effets réels des réformes sur le fonctionnement du système éducatif. Un exemple simple et quantitatif donnera une idée de la dégradation qu’ont subie les conditions de travail des élèves.

Avant la réforme Haby, un enseignant de lettres modernes dont le service comprend dix-huit heures hebdomadaires voyait son horaire complet occupé par deux classes de sixième (neuf heures par division pour le professeur, six pour chaque élève, la moitié des cours se déroulant en demi-groupes). A la rentrée 2002, le même enseignant, avec le même horaire, pourra prendre en charge quatre classes de sixième. Les élèves ont donc perdu un nombre considérable d’heures d’enseignement. Et surtout, l’horaire des séances les plus efficaces, celles qui se déroulent en demi-groupes, passe de trois heures hebdomadaires à une heure par quinzaine .Le résultat le plus tangible de vingt-cinq ans d’ " amélioration du système scolaire " a donc été un appauvrissement de la formation des élèves.

Le second résultat évident est l’économie budgétaire réalisée. Si le même enseignant peut prendre en charge deux fois plus d’élèves en français, cela diminue de moitié le coût de l’enseignement de cette matière.

 

A partir de ces constats s’est imposée la nécessité de replacer les réformes dans leur contexte économique et politique. L’évolution du système scolaire n’est pas un phénomène naturel, isolé et fatal, c’est un processus construit par les projets d’ensemble dans lesquels l’école s’est vu définir sa place. Cette place elle-même correspond à des choix idéologiques. Le plus souvent, (sauf entre 1981 et 1985) l’école a été modelée par une vision adéquationniste de sa mission :il s’agissait d’adapter l’enseignement aux besoins en formation définis par les décideurs de la sphère économique : experts du Plan, patronat, et, plus récemment, instances internationales telles que la Commission européenne ou l’O.M.C. Pendant les périodes où les besoins en personnel qualifié sont forts et insuffisamment couverts, le système scolaire connaît une expansion (avec les nuances de taille qu’introduisent dans cet expansionnisme les contraintes budgétaires). A l’inverse, quand ces besoins sont considérés (parfois à tort) comme satisfaits, on assiste à une restriction du système. La difficulté rencontrée par les ministres chargés de rendre effective cette restriction, est de persuader les enseignants et les parents qu’elle constitue un progrès: les premiers doivent accepter de donner moins de savoir, et les seconds, de limiter les ambitions qu’ils nourrissent pour leurs enfants.

Les réformes correspondant à ces périodes ont été les outils qui ont rendu possible ce difficile exercice rhétorique, grâce à l’existence du consensus sur " l’obligation de réforme " et sur les principes énoncés par les discours d’accompagnement des mesures ministérielles.

C’est dans une situation de ce type que nous nous trouvons actuellement : la visée réelle du projet de Jack Lang consiste à faire passer auprès des enseignants et des parents la réduction des ambitions de l’école.

 

Pour mettre en perspective les enjeux de cette réforme, nous examinerons de manière synthétique les politiques éducatives depuis 1975 à la lumière de deux séries de faits : d’une part les directives données par les acteurs de la sphère économique aux responsables du système scolaire, d’autre part les contextes budgétaires dans lesquels se sont inscrites ces politiques successives. La mise en évidence de la continuité entre certaines des ces orientations (notamment celles qui furent définies par R. Haby) et celles qui inspirent aujourd’hui la réforme Lang permettra de mieux comprendre les choix idéologiques de cette dernière, dont nous analyserons ensuite de manière détaillée les contenus et les implications. Enfin un examen synthétique des premières mesures du gouvernement Raffarin tentera d’y repérer les éléments de continuité et les ruptures avec les orientations de ses prédécesseurs.

 

1 Les choix des acteurs de la sphère économique

A Le rôle du Plan

La planification est apparue après la guerre comme un outil nécessaire à la reconstruction du pays. Elle devait permettre de constituer une vision d’ensemble de la situation présente de manière à rendre possible l’élaboration d’une prospective qui orienterait l’action publique. Jusqu’au VIII° plan inclus, c’est-à-dire de 1945 à 1982, la planification avait un rôle normatif, dans le cadre d’une économie dirigée et les objectifs définis par le Plan constituaient les priorités de la politique du gouvernement. Les réformes de l’éducation entreprises durant cette période doivent donc être comprises en fonction des impératifs économiques et sociaux définis par le Plan.

 

B L’expansionnisme des années 60

Ainsi, la réforme Berthoin, (annoncée en 1959 mais appliquée plus tard), allonge la durée de la scolarité obligatoire (tous les enfants devront aller à l’école jusqu’à l’âge de seize ans) parce qu’une formation plus approfondie de l’ensemble de la population apparaissait nécessaire pour répondre aux nouveaux besoins de l’économie. Le patronat ayant indiqué qu’un grand nombre de techniciens et d’ingénieurs devaient être formés, les matières d’excellence sont redéfinies : les mathématiques supplantent les lettres et les langues anciennes.

 

C La politique restrictive de R. Haby

La réforme Haby, en 1975, s’inscrit dans le cadre du VII° plan. Selon une nomenclature établie en 1950, on classe les niveaux de formation en six catégories, le niveau le plus élevé étant le I et le plus faible, le VI (qui correspond à une sortie du système scolaire sans aucune qualification). Or le VII° plan prévoit que 43,6% des jeunes devront sortir de l’école au niveau VI et 34,1%, au niveau V (niveau C.A.P et B.E.P.).(2) Les experts du plan estiment en effet que les besoins de l’économie en personnel bien formé sont couverts et que : " A côté d’un nombre limité de postes hautement qualifiés, l’industrie, et même le secteur tertiaire ont tendance, en effet, à proposer une proportion élevée, sinon accrue, de tâches répétitives et parcellaires, qu’une main-d’oeuvre sans qualification peut tenir. " (Introduction du rapport final du VII° plan). Pour s’adapter aux demandes de la sphère économique, l’école doit donc former moins. Il s’agit d’organiser l’échec scolaire. Les moyens de cette organisation seront variés : constitution de filières à l’intérieur du collège dit unique, diminution des horaires dans certaines matières, allègement des programmes, mise en place d’un système de diversité des parcours qui, sous couleur de permettre à chacun de choisir ce qui lui convient, favorise les stratégies des familles averties de la hiérarchie sociale des types de formation.

 

D La démographisation des années 80

Les prévisions des experts se sont révélées fausses : les besoins en personnel qualifié ont continué à croître. Guidés par ce constat et probablement aussi par un véritable projet politique, A. Savary (le seul ministre qui ait tenté de tenir compte des avis des acteurs du système éducatif) et J.-P. Chevènement (qui, dans une perspective plus " gestionnaire " considère le niveau de qualification des habitants d’un pays comme une de ses richesses et un moyen de rester compétitif sur la plan international) ont tous deux renoué avec l’expansionnisme scolaire de la période gaullienne. C’est Jean-Pierre Chevènement qui a lancé le mot d’ordre : " 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ", mettant en place ce qu’on pourrait appeler la démographisation du secondaire (la démocratisation définissant plutôt un effet escompté mais pas forcément obtenu de l’afflux massif des élèves au lycée).

 

E Les ambiguïtés de la loi d’orientation Jospin

Lionel Jospin a poursuivi cette politique sous la pression de deux séries de faits. D’abord une explosion de revendications lycéennes en1990 : l’application de la réforme Chevènement sans rallonge budgétaire a mis les lycées dans une situation catastrophique; ensuite le persistance d’une crise de recrutement dans le secondaire : plus de 2500 postes restent non pourvus en 1988. La revalorisation des salaires des enseignants est le fruit de cette situation. Celle-ci a créé entre le ministre et les syndicats un climat de détente qui a permis à Lionel Jospin de faire accepter une réorientation importante des buts et du fonctionnement du système éducatif et une redéfinition du rôle des enseignants. Ce sera l’objet essentiel de la loi d’orientation de 1989. Celle-ci intègre les éléments liés à la décentralisation appliqués dans le domaine de l’éducation depuis 1986 : les régions et les départements prennent en charge une partie de la gestion des établissements.

Mais la loi Jospin étend au domaine de la pédagogie cette rupture avec une vision verticale de l’enseignement. Tel est le sens de la célèbre formule : placer " l’élève au centre du système éducatif " qu’il faut traduire par : repousser vers les marges la transmission des savoirs. Le simple fait de remplacer " système scolaire " par " système éducatif " justifie cette interprétation que vient renforcer la lecture d’un rapport paru peu de temps après la loi Jospin : le rapport Bancel, intitulé : Créer une nouvelle dynamique de la formation des maîtres. On y trouve une redéfinition des contenus à enseigner qui se fonde sur l’idée que les savoirs " savants " doivent être transformés en savoirs " scolaires " pour avoir droit de cité dans l’école, et qu’au fond, la transmission des connaissances disciplinaires constitue une violence que seule l’attitude du pédagogue de terrain saura atténuer. Cette méfiance à l’égard du savoir dans l’école a permis une réorientation durable du rôle de l’institution scolaire. En voici pour preuve des propos tenus par M. Christian Sautter, (secrétaire d’état au budget) au cours d’une audition qui a eu lieu le 24 mars 1999 dans le cadre d’une commission d’enquête sénatoriale : " les attentes exprimées vis-vis de l’éducation nationale au-delà de ses fonctions traditionnelles s’accroissent -aménagement du territoire, prévention de la délinquance, insertion et prévention des exclusions ".

De fait, si l’école doit s’acquitter d’une mission de gestion des dysfonctionnements sociaux, c’est parce que ces dysfonctionnements sont désormais considérés comme " normaux ". On ne les combat plus, on les accepte. Les années 80 sont celles où l’ensemble des gouvernements européens, de droite comme de gauche, se convertit au libéralisme. L’état perd une partie de ses fonctions de régulation, on justifie le chômage " structurel " , la violence sociale s’installe, et on parle de violence scolaire.

L’école devient non plus une institution où l’on enseigne mais un " lieu de vie " où l’on évitera de rendre manifeste l’échec social.

Même si les textes d’accompagnement de la loi proclament le contraire, cette évolution se fait au détriment des contenus des enseignements. La modification du cursus des professeurs et des instituteurs le manifeste clairement. Les I.U.F.M. (Instituts universitaires de formation des maîtres), créés en 1989, ont servi de cadre à une réorientation de la formation des enseignants qui les rapproche des travailleurs sociaux : la remédiation, la prise en compte de publics en échec scolaire sont très présents dans le discours officiel, qui emprunte également une partie de son lexique à l’entreprise : il faut " gérer les phénomènes relationnels ", " favoriser l’émergence de projets professionnels positifs ". Comme l’écrit la sociologue Sandrine Garcia (3) : " une déscolarisation progressive de l’école tend en effet à la transformer, dans un nombre croissant de zones, en lieu de gestion des populations défavorisées et non plus en lieu de transmission des savoirs. " Ce qui a pour résultat, puisque les exigences apparentes sont à peu près les mêmes, d’inciter les enseignants à l’indulgence en matière de notation et de proposer des outils d’évaluation tels que tous les élèves atteignent les objectifs (c’est le système utilisé dans les tests d’évaluation de début d’année en 6°, par exemple). Or comme le dit plus loin la sociologue : " C’est là une des contradictions exercées sur les milieux populaires par ceux qui définissent les finalités de l’école (et pas seulement ceux qui les mettent en œuvre ou sont censés le faire) : on leur donne accès à quelque chose dont on transforme la valeur, et on masque cette transformation en agissant sur les seuls indicateurs officiels disponibles : notes, accès à tel ou tel " niveau " officiel, taux de redoublement etc… "

 

F Les grands axes de l’après-Jospin

L’apparence d’expansionnisme scolaire de la période du ministère Jospin , se révèle donc trompeuse. Elle a initié en réalité une modification du rôle de l’enseignement qui sera accentuée par la politique de ses successeurs. Un des axes principaux de cette politique est la lutte contre le savoir disciplinaire. Le courant idéologique porteur de ce dévoiement du rôle de l’école est devenu la pensée officielle sous l’impulsion de théoriciens proches des sphères gouvernementales, au premier rang desquels il faut citer Philippe Meirieu qui fut longtemps directeur de l’Institut national de recherche pédagogique.

C’est ce type d’idéologue pédagogiste qui a désigné l’ensemble des savoirs enseignés au lycée du nom d’ " empilement de connaissances. " Le remède à cet " empilement " est double : il faut remplacer la culture par la " culture de l’entreprise " et promouvoir l’interdisciplinarité. Des " parcours diversifiés " de François Bayrou aux " itinéraires de découverte " de Jack Lang en passant par les " travaux personnels encadrés " des lycées, un nombre impressionnant de dispositifs à caractère interdisciplinaire se sont succédé. Leur trait commun est leur finalité anti-disciplinaire. En voici pour preuve des extraits de l’audition de madame Segolène Royal, et de messieurs Claude Allègre et Christian Sautter dans le cadre de la commission d’enquête sénatoriale du 24 mars 1999 déjà citée (4). " M. Francis Grignon, rapporteur, s’est demandé comment former les enseignants à leur rôle d’encadrement qui s’ajoute à leur mission traditionnelle de transmission des savoirs. Il a constaté que la spécialisation disciplinaire des enseignants du second degré constituait un obstacle à cette évolution. " On peut lire un peu plus loin : " Il (le ministre cité ci-dessus) a rappelé que la spécialisation disciplinaire des professeurs de collège était une spécificité française et qu’il faudrait un jour engager une réflexion en ce domaine. " On peut se demander quelles considérations pédagogiques motivent cette orientation vers la polyvalence des enseignants. Les voici, énoncées par M Christian Sautter : " Enfin, la mise en œuvre de la réforme pédagogique devrait permettre de rationaliser le système éducatif : la multiplication des filières et des options, ainsi que la faible polyvalence des enseignants dans l’enseignement secondaire ont en effet un coût. "

L’interdisciplinarité est donc économique. Mais elle est également utile parce qu’elle permet un appauvrissement des contenus d’ enseignement que l’ensemble des instances décisionnaires réclame.

Les conclusions des experts du Plan, en mars 2001, même si ces derniers ont désormais un rôle plutôt consultatif, fournissent des indications révélatrices de cette évolution. " Le développement du travail semble reposer sur une bipolarisation des emplois : d’un côté ceux hautement qualifiés des services aux entreprises (à l’exclusion du nettoyage et du gardiennage) et de l’autre ceux qui concentrent une grande part du travail, dans le contexte de ces évolutions, aujourd’hui moins qualifié, des services aux personnes (commerce, hôtellerie-restauration, services à domicile). " (5.)

 

G Les évolutions actuelles en Europe et dans le monde

La confrontation de ces propos avec ceux d’autres instances qui décrivent l’évolution des systèmes éducatifs au niveau mondial, confirme que telle est bien l’idée dominante dans la politique actuelle. Ainsi les experts réunis à Maastricht en décembre 1999 lors de la onzième Conférence de l’European Association for International Education ont indiqué que les pays riches sont " entrés dans une phase de postmassification " et que " l’extraordinaire explosion du nombre d’étudiants des trente dernières années touche à sa fin ". (6). Le rapport Pour un modèle européen d’enseignement supérieur publié en 1998 sous la direction de J. Attali annonce la même évolution au sein de l’université : " En haut, des pôles d’excellence attirant, sur la base d’une sélection très sévère, les étudiants de qualité et solvables, les capitaux et les enseignants, venus du monde entier. En bas, un enseignement de masse, plus ou moins correct, de plus en plus mal financé. " Enfin, l’O.C.D.E. (organisation de coopération et de développement économique), institution qui regroupe les trente pays les plus riches de la planète et publie régulièrement les rapports de ses " experts " acquis aux idées néo-libérales imagine ainsi l’avenir des systèmes éducatifs : " les pouvoirs publics n’auront plus qu’à assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable, et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser "(7). Il est intéressant de noter que, dans le discours prononcé par Jack Lang en avril 2001, le ministre se réfère à un de ces rapports même s’il le fait à propos d’une question apparemment neutre: la nécessité de transformer les locaux scolaires. Le fait même de mentionner l’O.C.D.E. comme autorité n’est pas neutre du tout et confirme l’orientation de la réforme actuellement mise en place : il s’agit de mettre l’école en conformité avec l’évolution, considérée comme internationale et irréversible, vers une société à deux vitesses.

 

Ainsi, les réformes de l’Education nationale ont été, à une exception près, initiées par les exigences des dirigeants de la sphère économique. Quant à leur application, elle a dépendu des priorités budgétaires du moment. Les responsables du budget sont donc les autres décideurs importants du devenir du système scolaire français et leurs choix expliquent nombre des caractéristiques des réformes.

 

2 Les décisions des responsables budgétaires

A Les premiers effets de la crise

La réforme Haby a eu pour effet, on l’a vu, d’inverser le mouvement de l’expansionnisme scolaire. Il est probable qu’elle a également constitué l’habillage pédagogique d’une politique d’austérité budgétaire. Les conséquences de la crise ont conduit les gouvernements des années 70 à changer leurs orientations en faisant passer au second plan les préoccupations sociales. La part de l’Education dans le budget de l’Etat est plus faible en 1981 (17,2%) qu’en 1971 (17,8%). Pendant la même période, les effectifs ont augmenté : on a 700 000 élèves de plus dans le secondaire et 320 000 étudiants supplémentaires alors que le primaire scolarise à peu près le même nombre d’enfants. (8) Les moyens utilisés pour faire fonctionner à moindre coût le système scolaire ont été les allègements d’horaires et de programmes déjà évoqués, l’augmentation du nombre d’élèves par classe, et le développement d’un corps de professeurs de collèges bivalents aux services hebdomadaires plus lourds et aux salaires plus légers que ceux des autres catégories d’enseignants du secondaire : les P.E.G.C (professeurs d’enseignement général des collèges). Cette dernière mesure a eu un autre avantage : elle a créé une division catégorielle propre à empêcher les mobilisations générales.

On peut légitimement s’interroger sur les finalités réelles de cette réforme qui, tout en se réclamant du dogme de l’égalité des chances a dégradé les conditions de travail des élèves et des enseignants et permis la réduction des dépenses d’éducation. On peut tout aussi légitimement se poser des questions en voyant ressurgir dans la réforme Lang nombre des thèmes et des mesures présents dans celle de R. Haby (bivalence des enseignants, allègements des programmes, diversité des parcours).

 

B L’influence du modèle néo-libéral

A partir de 1981, la politique de développement du système scolaire reprend sous les ministères d’A. Savary et de J.-P. Chevènement. Mais si le premier, grâce à une expansion budgétaire réalise de véritables avancées (la diminution des effectifs des classes, la création des Z.E.P. entre autres), le second, malgré le projet d’amener 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en 2000, est vite arrêté par des restrictions. Les années 80 sont celles où s’impose le modèle libéral mis en œuvre par les politiques de R. Reagan et M. Thatcher. L’Etat réduit ses budgets. La part de la dépense intérieure d’éducation passe de 6,8% à 6,1%% du P.I.B. entre 1985 et 1989 alors que dans le même temps le nombre de lycéens augmente de 25%. (9) Même si l’on tient compte de la baisse du nombre de collégiens liée à l’évolution démographique, il y a néanmoins plus de 400 000 élèves supplémentaires dont la plupart doivent être scolarisés dans des établissements qui ne disposent pas des installations nécessaires. Les lycées sont menacés d’explosion. On est passé de 9,4% de classes surchargées (plus de 35 élèves) en 1982-83 à 39,4% en 1988-89.(10)

 

C Les revendications lycéennes et leurs effets

Sous la pression des revendications lycéennes liées à ces dysfonctionnements, le ministère de Lionel Jospin a bénéficié d’une amélioration des finances du système scolaire. Après une stagnation entre 1982 et 1988, le budget de l’éducation, bien qu’aucune loi-programme n’ait permis la pérennité de cette tendance, connaît une progression : il passe de 17,9% du budget de l’Etat en 1989 à 18,5% en 1990, dépassant celui de la défense.(11)

Mais cette évolution ne dure pas. Depuis les accords de Maastricht, signés en 1994, et pour respecter un des critères de convergence destinés à rendre possible l’existence de la monnaie européenne unique, l’état réduit les dépenses publiques, la politique de restriction reprend. Elle est encore accentuée par le Pacte de stabilité et de croissance, adopté en juin 1997 au Conseil d’Amsterdam : les membres de l’Union européenne s’y engagent à maintenir leur déficit budgétaire national en dessous de 3% du Produit national brut.(12)

La dépense intérieure d’éducation, après s’être maintenue au-dessus de celle du P.I.B.entre 1990 et 1993 de trois points en moyenne, s’aligne pratiquement sur la progression du P.I.B. en 1995 et 1996, et se situe en-dessous en1994, 1997 et 1998, alors que le nombre d’étudiants a augmenté de 700 000 entre 1990 et 1997(13). La baisse du nombre d’enfants scolarisés dans le primaire a peu d’effet puisqu’un élève de l’école élémentaire " coûte " 2940 euros par an (19.000 francs), alors que les dépenses annuelles par étudiant se montent à 6100 euros (40 000 francs) (14)

 

D L’appel aux financements privés

Un des moyens de faire diminuer les dépenses publiques est l’appel à d’autres sources de financement : les entreprises sont appelées à devenir un partenaire important de l’état.

Ces dernières ont pour l’instant un rôle essentiellement dans l’enseignement professionnel.

Mais de nombreux indices montrent qu ‘elles vont être amenées à financer également l’enseignement secondaire général. L’entrée de la publicité dans les établissements a été rendue possible par la promulgation, en avril 2001, du Code de Bonne Conduite, qui, sous couleur de réglementer les relations de l’école et de la publicité, permet l’intrusion de celle-ci en officialisant les " partenariats " avec les entreprises. Coca-Cola a fourni aux professeurs de technologie des classeurs pour les élèves, avec des fiches " pédagogiques " sur l’entreprise Coca-Cola, des " kits pédagogiques " sont également proposés par Kellog, et Knorr , un jeu-concours intitulé " Les Masters de l’économie " a même été installé sur Internet dans les établissements par le C.I.C. (il s’agissait pour les élèves d’apprendre à jouer en bourse). L’exemple vient d’en haut : la campagne sur le respect à l’école est sponsorisée par la firme Morgan et on peut commander d’un simple clic un tee-shirt de cette marque, sur le site du ministère. Jack Lang lui-même, dans son discours du 5 avril 2001, annonce que son projet d’expansion des internats sera financé en partie par des fonds privés.

L’université enfin est la première concernée par cette privatisation programmée, ne serait-ce que par la création des licences professionnelles (dont la localisation et le contenu sont décidés en grande partie par les entreprises), le rôle grandissant des financements privés des recherches et des intervenants venus des milieux professionnels. L’ampleur de cette évolution est telle qu’elle commence à susciter des inquiétudes dans le monde universitaire. Ainsi l’Association européenne de l’université, l’Association des universités et collèges du Canada, le Conseil américain de l’éducation et le Conseil pour l’accréditation de l’enseignement supérieur (aux USA) ont signé en septembre 2001 une déclaration commune demandant aux états de ne pas s’engager plus avant dans un processus de libéralisation de l’enseignement supérieur (15).

Si des universités de plusieurs pays se sont mobilisées, c’est que cette évolution concerne l’ensemble des systèmes éducatifs dans le monde. Depuis 1994, un accord-cadre a été passé entre les pays membres de l’O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce à laquelle appartient la France) pour mettre en place une privatisation des services. Cet accord, l’A.G.C.S. (Accord Général pour la Commercialisation des Services) concerne dores et déjà l’éducation. Selon l’U.N.E.S.C.O. " Dans nombre de pays, les règles qui encadrent l’ouverture d’une école sont assouplies et la gestion d’établissements passe à des sociétés privées. L’étape suivante est de faire de l’école une entreprise de plein droit. "(16) Lors du premier World Education Market (événement dont le nom est déjà tout un programme) qui s’est tenu à Vancouver en mai 2000, François Blamont, dirigeant d’ Edufrance (institut public-privé fondé en 1998 par le ministre d’alors) déclarait : " Certains restent réticents à l’idée de vendre des formations. Moi je pense que tout cela est dépassé : nous sommes embarqués dans un mouvement inéluctable de la maternelle à l’université. " Enfin, l’O.C.D.E., déjà citée, affirme clairement dans son rapport sur l’éducation de 2000 : " De nouvelles politiques sont conçues pour permettre aux différents acteurs de participer plus pleinement au processus et de partager les coûts et les avantages plus équitablement et également à influencer le comportement des élèves /étudiants afin de rendre l’enseignement plus rentable. De ce fait, les fonds publics sont désormais considérés de plus en plus comme ne représentant qu’une partie de l’investissement dans l’éducation, même si elle est très importante, alors que parallèlement les sources privées de financement jouent un rôle toujours plus grand. "

 

E Vers une école à deux vitesses

Ainsi, l’état se désengagerait du système éducatif, comme il l’a fait, par exemple, pour les services des télécommunications. Si l’on met cette évolution en parallèle avec l’émergence d’une société inégalitaire, on comprend mieux le but de la réforme en cours.

Il s’agit d’abord de proposer un enseignement public de base moins coûteux pour l’état et très succinct dont devront se contenter ceux qui n’auront les moyens ni de faire donner des cours particuliers à leurs enfants ou de les pourvoir en logiciels éducatifs (bien que l’efficacité pédagogique de ces derniers reste à prouver), ni de les scolariser dans l’enseignement privé. Ce système pénalisera les moins favorisés de manière encore plus insidieuse en accentuant le rôle de la famille dans la transmission de la culture dominante : moins l’école donne de savoir, plus celui-ci est réservé à l’élite sociale et intellectuelle.

Il s’agit aussi de diminuer la part de la culture générale et de l’apprentissage de la critique pour obtenir de futurs travailleurs dociles, incapables de repérer la place qu’on veut leur assigner et de remettre en question les valeurs de la " culture " entrepreneuriale qui va être dispensée par l’école.

 

Comme il est impossible de dévoiler les enjeux véritables de cette réforme, le ministère déploie une rhétorique destinée à habiller le plus décemment possible une vérité qu’on ne saurait montrer toute nue. Cette rhétorique a aussi pour mission d’introduire dans les têtes des enseignants les valeurs de la " culture " d’entreprise

 

3 La réforme Lang et son habillage rhétorique

A Le déni pur et simple : la réduction des horaires

Le ministre définit d’abord la mission de l’école : " L’Education est, ici, le garant de l’unité de la République : une unité respectueuse de toutes les diversités, mais une unité qui permette à tous les jeunes de notre pays de se parler et de se comprendre, de communiquer dans la rigueur et la sérénité, de maîtriser les connaissances, sans lesquelles ils ne pourront ni appréhender le monde, ni le changer. " (17)

Pour réaliser ce vaste programme et, notamment pour permettre aux élèves de maîtriser des connaissances, et de prendre le temps de communiquer entre eux, la solution la plus efficace est, semble-t-il, d’une part d’alléger les contenus des programmes, d’autre part de retirer des heures de cours.

A l’école primaire, les élèves cesseront d’apprendre les conjugaisons par cœur, et n’étudieront plus le passé simple (qui leur est indispensable en 6° puisque l’année commence par l’étude et la rédaction de contes). En mathématiques, l’apprentissage du mécanisme de la division est également retiré des programmes. Les horaires reflètent la même évolution : on compte une perte horaire hebdomadaire de trois heures de français sur les trois ans du CE2 du CM1 et du CM2.

Au collège, le ministère prévoit pour le cycle central (5° et 4°) une réduction de trois heures par semaine en moyenne, à prendre, au choix, en français, en mathématiques, en physique, en sciences de la vie et de la terre, en langue vivante ou en histoire-géographie, toutes matières, comme on sait, sans importance pour l’acquisition des connaissances. En 3°, l’horaire du pôle scientifique (sciences de la vie et de la terre, physique, technologie) passe de cinq heures et demie à trois heures. La réduction n’est pas officiellement déclarée. Elle pervertit ( ou utilise à fond) une possibilité mise en place par François Bayrou en 1996 : il existe dans chaque matière une fourchette horaire destinée à permettre à chaque établissement de mettre en place des travaux interdisciplinaires. La décision prise par l’actuel ministre consiste à instaurer des horaires nationaux alignés sur les minima prévus par la disposition Bayrou.

L’exemple du français permettra de comprendre ce que perdent les élèves. Ils voient l’horaire de la discipline réduit d’un cinquième sur l’ensemble de leurs années de collège : cela revient pratiquement pour eux à la suppression d’une année de cours dans cette matière. Or voici ce que la rhétorique ministérielle dit du français : " priorité absolue donnée à la maîtrise de la langue nationale ".

On a affaire à un déni pur et simple : on dit une chose et on fait son contraire.

 

B L’ amalgame : l’appauvrissement des contenus

Plus subtil, l’amalgame propose de l’orateur une image d’autorité morale et agit en deux temps.

On énonce d’abord des principes qui jouent sur la confusion entre les valeurs et les faits :

" Reconnaissance et développement de toutes les formes d’intelligence, conceptuelle, concrète, sensible ".

Il existe donc trois formes d’intelligence d’égale valeur : affirmation inattaquable sur le plan des principes et de la vérité mais malheureusement contredite dans l’ordre des faits. On ne considère (à tort) ni ne paie de la même manière l’intelligence conceptuelle d’un polytechnicien et celle, concrète et sensible d’un jardinier ou d’une puéricultrice (chose étrange, les femmes semblent d’ailleurs invariablement douées des formes d’intelligence les moins rémunérées et les moins reconnues). Par ailleurs, cette injustice dans la reconnaissance de la valeur ne semble déranger aucun gouvernement. Le procédé est donc l’amalgame entre ce qui devrait être et ce qui est. L’avantage rhétorique est considérable : il fait de l’orateur un homme sans préjugé et de son contradicteur un élitiste. Malheureusement, ce n’est pas ce contradicteur mais la société qui fait de l’intelligence conceptuelle le seul élément valorisé. On voit ressurgir le vieux procédé de mystification déjà mis à l’honneur par R. Haby sous la forme de la " revalorisation du travail manuel. " Revalorisation toute théorique et sans retombées financières pour lesdits travailleurs manuels. On se rappellera que la réforme Haby a correspondu, elle aussi, à une période où les nécessités du Plan impliquaient que l’on forme moins et moins bien.

 

Une fois les principes énoncés, on définit les contenus qui correspondent à cette valorisation des autres formes d’intelligence. Le plus important des dispositifs mis en place dans ce but s’appelle : " itinéraire de découverte " et l’autre " séjour en entreprise ".

Les itinéraires de découverte, ont, en théorie un caractère interdisciplinaire, mais le discours d’accompagnement les présente bien davantage comme anti-disciplinaires. Les élèves " perçoivent les contenus disciplinaires comme trop artificiels, trop abstraits (.. .…)Les itinéraires de découverte répondent à quelques principes simples :1 Permettre une approche interdisciplinaire qui évite la mosaïque des savoirs, l’éparpillement des discours et la concurrence des méthodes propres aux différentes disciplines. " L’ennemi de l’élève, c’est donc le savoir disciplinaire que s’obstinent à vouloir lui enseigner des professeurs spécialistes pourvus de diplômes de haut niveau dans leur domaine, avec un découpage des matières que l’on retrouve dans l’organisation des études au lycée et à l’université. Que lui propose-t-on à la place ? Une séance de deux heures par semaine consacrée à la réalisation d’un travail individuel ou collectif sur un sujet qui intéresse plusieurs disciplines, à choisir parmi quatre domaines principaux. Voici des exemples des suggestions faites aux enseignants par la Direction de l’enseignement scolaire sur le site officiel www.eduscol.éducation.fr.

Dans une classe de 5°, dans le domaine Arts et humanités, un des sujets proposés est la vie de château avec, entre autres comme réalisations : maquettes et plans, défilé de costumes médiévaux sur des musiques d’époque et mise en scène d’une veillée médiévale. Tout cela n’aurait pour inconvénient que de sentir un peu le patronage si ces heures n’étaient pas prises sur le temps des cours. On trouve l’excès inverse : une ambition démesurée, dans la suggestion de reconstituer un mystère (ces pièces duraient plusieurs jours et comptaient des dizaines de milliers de vers) ou d’étudier , en 4°, le baroque, le romantisme, l’impressionnisme alors qu’aucun cours d’histoire littéraire ou d’histoire de l’art n’est prévu.

Mais le plus grand problème que posent ces itinéraires de découverte est l’évaluation dont ils doivent faire l’objet. Les recommandations de la Direction de l’enseignement scolaire précisent que l’évaluation : " portera non seulement sur le produit final mais aussi et surtout sur la démarche de l’élève, sa capacité d’initiative et de création, son investissement personnel, son implication dans un travail collectif (prise en charge des responsabilités, relation aux autres) (….)persévérance. " Il s’agit de noter, non le travail réalisé, mais la personne. Leur caractère démagogique (il ne faut pas pénaliser l’échec) n’est pas le défaut essentiel de ces directives. Elles institutionnalisent surtout une dérive très grave : noter une personne revient à hiérarchiser les êtres humains, à ériger des constats en outils de normalisation, à fixer dans une description évaluative des jeunes gens par définition en devenir et, pour certains, à l’identité fragile. Ces procédures sont issues de la fameuse " culture de l’entreprise " à laquelle le texte emprunte de nombreux termes : " capacité d’initiative, prise en charge de responsabilités, gestion du temps… "

Et, de fait, la promotion des valeurs de l’entreprise constitue une des finalités essentielles de la réforme.

 

C Le jeu sur les mots: la promotion des valeurs de l’entreprise

Quatre mots-clés reviennent dans le discours du 5 avril 2001, quatre repères qui délimitent le terrain idéologique où le ministre souhaite inscrire l’école : compétences, stages, mobilité, contractualisation. La rhétorique ministérielle joue sur le fait que ces termes sont apparemment dénués de toute implication politique. Les compétences se distinguent des connaissances comme le savoir-faire du savoir. Les stages s’inscrivent dans la formation des étudiants, des adultes et des apprentis comme une préparation en situation à un métier précis pour lequel les stagiaires ont reçu au préalable une formation théorique. Quant à la mobilité, elle est caractéristique d’un certain type d’emplois spécifiques, itinérants ou temporaires. Plus spécialisé, le mot contractualisation appartient à la langue juridique et définit un accord passé entre deux parties, accord qui les engage sur des points précis.

Or ces quatre termes ont reçu de leur usage dans la langue managériale des sens tout à fait différents, liés aux valeurs du néo-libéralisme. Ils véhiculent de ce fait une idéologie venue de la " culture d’entreprise ".

 

Voici la définition du mot compétence que donnent les commissaires au plan : " on assiste à une juxtaposition de la notion de compétence à celle de qualification, notions au demeurant difficiles à définir, qui font l’objet de nombreux débats tant dans la sphère universitaire que dans l’univers syndical. Néanmoins, il semble possible de distinguer une dimension plus collective, la qualification, d’une dimension plus individuelle, la compétences d’un travailleur dont désormais : " les savoirs techniques doivent se doubler d’une capacité à faire face aux changements ". Comme l’a rappelé Yves Lichtenberger devant la commission, " la compétence devient aussi le cœur de la création de nouveaux avantages compétitifs au plan mondial. " "(18) Ce qu’on peut traduire par : la qualification correspond à un niveau qui garantit un salaire selon des conventions collectives, et la compétence, à un " savoir-être " individuel qui consiste à savoir tout accepter. La compétence permet des avantages compétitifs parce qu’elle est une exigence du patron par rapport à l’employé alors que la qualification permet à l’employé de faire reconnaître des droits. Enfin, si le moindre doute restait sur les implications sociales du mot, ils seraient levés par cette définition qu’en donne Marshall Smith, un des " experts " de l’O.C.D.E. "celle-ci (la vie active) appelle bien davantage que l’acquisition de compétences professionnelles (…) il s’agit d’apprendre à devenir membre d’une équipe de travail, à accepter de recevoir des ordres et de travailler avec les autres…. Les exigences dont nombre d’employeurs font état dépassent largement les compétences professionnelles et englobent des qualités telles que la faculté d’adaptation, l’exactitude, l’aptitude à la coopération et la créativité. " (19) On constate que certaines de ces notions se retrouvent dans les critères qui doivent déterminer l’évaluation des itinéraires de découverte : travailler avec les autres, être créatif, gérer le temps. La compétence " savoir-être " est passée du domaine de l’évaluation des adultes dans la vie professionnelle à celui de la notation des élèves au collège, l’entreprise est la source des critères et des valeurs de l’école.

L’évaluation des compétences est également à l’origine d’un projet très concret, qui touche directement l’industrie. Il s’agit de la création d’une " carte de compétences ", fantasme d’un puissant groupe d’industriels européens exerçant un lobbying efficace auprès des instances européennes : l’E.R.T. (European Round Table). Ces hommes d’affaires souhaiteraient voir instaurer, en lieu et place des diplômes nationaux, une carte informatique où chacun, de l’école à la vie professionnelle, validerait ses compétences au moyen de tests élaborés et évalués par des entreprises privées. (20) Fantasme ? Peut-être pas tout à fait, si l’on examine le fonctionnement du Brevet informatique et internet, créé le 16 novembre 2000, et, selon les Instructions officielles parues au B.O.du 14 juin 2001, " conçu selon le principe d’un suivi continu des apprentissages de l’école au collège (…) Dès la rentrée 2001, certains élèves ayant validé à l’école tout ou partie de leurs compétences du B2i de niveau 1 entreront au collège. Cette validation devra donc être achevée en sixième pour les élèves dont le bilan des acquisitions, formalisé par la feuille de position B2i, en fera apparaître la nécessité. Ces acquisitions seront poursuivies tout au long de la scolarité au collège jusqu’à la validation de niveau 2. "

 

Les compétences sont définies par l’entreprise, il est donc logique qu’elles doivent être acquises par des stages en milieu professionnel.

Ce deuxième terme-clé des directives ministérielles a lui aussi changé de sens. Le mot stage ne désigne plus seulement la prolongation en situation d’une formation professionnelle qualifiée (comme l’internat pour un médecin, le stage en responsabilité pour un professeur, ou le stage en cuisine pour un élève de B.E.P des métiers de la restauration), il correspond à la situation d’un jeune homme ou d’une jeune fille sans qualification ni activité définie. Le stagiaire fait les photocopies, change les ampoules, prépare le café, accueille les visiteurs. L’idée sous-jacente est que le simple fait de se trouver physiquement présent dans une entreprise constitue une forme d’apprentissage. Du reste, le ministre, dans son discours, désigne ces séquences du terme de " séjour ", (le mot stage figure cependant dans les Instructions officielles). L’entreprise est donc promue instance pédagogique, au même titre que l’école et, plus efficace que cette dernière, elle enseigne par simple imprégnation. Ce qui explique une des grandes nouveautés de la réforme : " je souhaite que soient systématisés dès la classe de 4°, des initiatives expérimentées avec succès dans plusieurs collèges tels que la " connaissance des métiers ", sous forme d’un séjour individuel ou collectif en milieu professionnel. "

Ces séjours en entreprise s’inscrivent dans l’ensemble des dispositions destinées à " ouvrir à de nouvelles formes de sociabilité, moins ancrées dans une proximité immédiate de la famille ou du quartier. " Leur finalité est également de permettre " le premier apprentissage de la mobilité intellectuelle, sociale et géographique. "

 

La mobilité (une des trois grandes " exigences " définies par le ministre) est le troisième terme-clé que l’entreprise a fourni à la réforme. Dans son usage ordinaire, le mot mobilité désigne une caractéristique de certains métiers qui impliquent des horaires variables ou des déplacements (les emplois des ouvriers saisonniers de l’agriculture, par exemple). Dans son usage managérial actuel, la mobilité est, du côté du salarié, l’envers de la délocalisation pour le patronat. Si la production, pour gagner en compétitivité (traduisez : pour profiter davantage aux actionnaires) doit se déplacer, l’employé doit faire preuve de mobilité spatiale en suivant l’usine ou, si c’est impossible, de mobilité " intellectuelle " en s’ adaptant à une " redéfinition " de son emploi, et en acceptant tout ce qu’on lui proposera. L’application de cette notion au système scolaire pousse les élèves à acquérir les réflexes nécessaires à une bonne adaptation à leur condition de futurs exploités. Le meilleur exemple en est l’expérimentation des " entretiens de carrière à quinze ans " que prévoit la réforme (B.O. du 14 juin 2001). La confusion (voulue) des rôles, des âges, des situations est totale.

Cette confusion, on la retrouve également dans la redéfinition du rôle des enseignants, qui induit une autre vision aberrante des élèves. Les professeurs de collège sont invités (faisant ainsi preuve de " mobilité intellectuelle ") à prendre pour modèles ceux des lycées professionnels et des S.E.G.P.A. (sections d’enseignement général et professionnel adapté). Les enseignants des lycées professionnels, outre leurs heures de cours, doivent assurer le suivi des élèves pendant leurs stages en entreprise. Les enseignants de S.E.G.P.A. ont été formés pour s’adresser à un public spécifique : les élèves en grande difficulté scolaire, qui ont du mal à s’adapter au travail de la classe (d’où leur orientation dans une section spécifique) et dont certains présentent une déficience intellectuelle. Demander aux enseignants de collège de travailler de la même manière que leurs collègues de L.E.P. et de S.E.G.P.A., c’est faire comme si leurs élèves se trouvaient dans une filière professionnelle, ou comme si l’ensemble des collégiens relevaient du traitement de l’échec. Il s’agit de confondre enseignement général et enseignement professionnalisé, pédagogie et gestion de la grande difficulté. La véritable raison de cette incitation est à chercher du côté du budget.. Les professeurs qui doivent servir de modèles ont une caractéristique commune : ils sont bivalents ou polyvalents. Or on sait que, pour des raisons d’économie la polyvalence est un idéal des ministres réformateurs en période d’austérité. La réforme Lang prévoit du reste qu’elle soit introduite dès la rentrée 2002 en classe de 6°, ce qui va dans le sens de la " mobilité intellectuelle " des personnels.

La mobilité est également appliquée à la vie quotidienne des élèves. On a ainsi, en 6°, la possibilité de prévoir des modifications de " l’emploi du temps permettant de regrouper autrement les élèves " et d’organiser, au début de l’année scolaire un " stage de trois jours de toute la classe à l’extérieur du collège ". Les malheureux élèves de 6°, après avoir passé une semaine à essayer de comprendre l’emploi du temps et une autre à remplir les livrets d’évaluation vont donc attendre encore une demi-semaine avant de pouvoir enfin assister à des cours selon des horaires réguliers. En 5° et en 4°, des groupes équivalant numériquement à des classes mais constitués d’élèves venus de différentes divisions vont être rassemblés, deux heures par semaine pour suivre un itinéraire de découverte, durant une moitié d’année. Pour l’autre demi-année, les groupes seront constitués différemment. En 3°, la possibilité donnée à certains élèves de suivre une partie de leurs cours en lycée professionnel, va les amener à circuler entre deux établissements aux fonctionnements sensiblement différents. Enfin, présentant l’ensemble des mesures nouvelles applicables au cycle central (5°,4°) le ministre insiste : " Séjours en entreprise, itinéraires de découverte, le parcours du collégien s’ouvre vraiment à la diversité. Pour que celle-ci soit réelle, il faut une durée suffisante. Je souhaite donc que les élèves effectuent obligatoirement un itinéraire dans chacun des deux domaines, soit deux par an, d’une durée de 11 à 12 semaines. "

Le but est clairement exposé : il s’agit d’exclure le plus souvent possible les élèves de la situation d’enseignement disciplinaire dans une classe précise avec un professeur spécialiste de la matière qu’il enseigne. On retire aux élèves des éléments de repérage importants : la classe à laquelle ils appartiennent (ce qui est grave notamment en 6°, où l’identification à la division joue un rôle structurant), l’emploi du temps régulier, qui permet à l’adolescent de maîtriser son travail personnel et d’organiser ses loisirs, les lieux (un élève de 3° peut être amené à travailler au collège, au lycée professionnel et en stage), le découpage disciplinaire. Cette déstructuration tend à faire du collégien un individu mobile, sans ancrage ni repères à l’intérieur du système scolaire. De ce point de vue, l’école est une bonne formatrice : elle prépare les élèves à devenir des employés parfaits selon les critères libéraux: des individus dépourvus de sens du collectif, " délocalisables " et " déqualifiables " à merci. Préparant le terrain à l’entreprise, l’école, très logiquement, s’inspire du modèle entrepreneurial pour redéfinir son mode de fonctionnement.

 

Le terme qui met en place cette redéfinition est celui de contractualisation. Ce mot, en principe réservé à la langue du droit, a fait lui aussi une entrée en force dans le vocabulaire managérial et dans le discours ministériel. Chaque collège proposera " un projet d’établissement conçu comme un outil de pilotage et de dialogue avec les autorités académiques notamment dans la perspective d’une contractualisation des moyens. " Cette contractualisation des moyens est assortie d’une évaluation des résultats : " c’est pour cette raison que les moyens que recevront les établissements à ce titre et au vu de leur projet, seront contractualisés sur une durée de trois ou quatre ans au terme desquels une évaluation des résultats sera conduite avec eux. " Comment imaginer les critères et la nature de cette évaluation ? Sur quelles bases mesurer la réussite d’un projet ? Il est évident que les établissements, si leur financement est en jeu, auront tendance à tricher sur leurs résultats. Ils risquent également, pour être sûrs d’atteindre leurs objectifs dans les secteurs où sont scolarisés des enfants en difficulté, de limiter considérablement leurs ambitions. Les conséquences seraient catastrophiques, pénalisant surtout les bons élèves des établissements des zones sensibles, à qui on ne fournirait qu’un enseignement au rabais. Ce système renforce la ghettoïsation scolaire et marque la fin d’une ambition nationale pour l’éducation.

 

L’élève, enfermé dans un ghetto scolaire, déstructuré, privé d’une grande partie des savoirs auxquels il a droit, traité comme un futur demandeur d’emploi est véritablement la victime de la réforme.

L’appel aux valeurs de l’égalité des chances, de la qualification accrue de tous, de l’épanouissement personnel des enfants relève au mieux de l’incantation, au pire de la mystification. Les besoins du patronat, aujourd’hui comme hier, sont relayés par le gouvernement et modèlent les orientations de l’école. La réforme Lang ne diffère donc aucunement dans ses ambitions de celle de R. Haby. Toutefois, elle est plus dangereuse dans ses effets parce qu’elle s’inscrit dans un contexte politique différent : la pression des décideurs de l’économie est plus puissante, les acquis sociaux et les outils des luttes collectives sont fragilisés, et surtout la domination de l’idéologie libérale est effective.

La réforme Lang, qui ne " privatise " pas véritablement l’école (même si le danger existe à l’université) tend à la faire fonctionner sur le modèle entrepreneurial et à la transformer en moyen de promotion du libéralisme.

Dans le primaire, elle réduit la quantité de connaissances proposées aux élèves, diminuant ainsi la qualité de la formation de base donnée à tous, creusant l’écart entre les milieux sociaux et favorisant la position du privé.

Dans le secondaire, elle instaure un fonctionnement managérial des établissements, qui vise à les mettre en concurrence tout en introduisant dans les contenus enseignés et les modes d’évaluation des élèves des critères et des valeurs issus du monde de l’entreprise.

Tel est le mode d’action actuel des tenants du libéralisme par rapport aux institutions et aux relations sociales et humaines : ils tentent de leur donner pour modèle celui de l’échange marchand.

C’est ainsi qu’à la S.N.C.F., les usagers sont devenus des " clients ", et que l’on entend régulièrement parler de " l’offre et de la demande éducatives ". Il est vrai que seuls quelques convaincus osent pour le moment être plus explicites, comme M. Boisivon, membre de l’Institut de l’Entreprise (institution dont nous aurons à reparler) qui n’hésitait pas à déclarer le 11 février 2002, lors des Entretiens Friedland (consacrés à l’avenir de l’éducation): " On ne doit pas dire : l’élève est au centre du système éducatif mais : le client est au centre du marché. "(21) Mais, même si le discours tenu est généralement moins caricatural, c’est vers ce type de conception de l’école que nous nous dirigeons.

L’arrivée au pouvoir d’une équipe dont l’un des membres, grand patron dans la sidérurgie, s’est signalé par le redressement d’un groupe grâce à des licenciements massifs (plusieurs dizaines de milliers d’emplois) et dont l’autre est le frère du vice-président du MEDEF, Guillaume Sarkozy, devrait accentuer cette tendance.

Et, de fait, les éléments de continuité comme les nouveautés semblent confirmer que désormais, l’école se rapprochera de plus en plus de l’entreprise.

 

4 L’entreprise au centre du système éducatif, continuités et nouveautés

I Continuités

A Le budget

La baisse des dépenses publiques inaugurée par le traité de Maastricht, accentuée par le pacte d’Amsterdam, et les objectifs récents de l’Europe (qui affichent une austérité accrue) est encore renforcée par les mesures de baisse d’impôts mises en œuvre par l’actuel gouvernement. Le résultat sur les finances de l’école publique est catastrophique. Le budget de l’éducation nationale (+2,6%) croît moins vite que le P.I.B (+3,9%), alors que l’essentiel de ces 2,6% d’augmentation va être absorbé par les pensions à verser aux nouveaux retraités. (22)

Les conséquences de cette politique restrictive porteront avant tout sur le personnel d’encadrement: on prévoit 5600 surveillants et 20 000 aides-éducateurs en moins. Après une campagne électorale sécuritaire et le recrutement massif de policiers, on peut s’interroger sur les raisons d’un choix qui va être la cause de nombreux dysfonctionnements, et probablement de violences : aucune baisse significative du nombre d’élèves n’est prévue. Les effectifs sont en augmentation dans le primaire et en très légère diminution dans le secondaire (environ 1 élève en moins pour dix classes).

Pour faire passer des mesures aussi sûrement impopulaires, on a choisi deux hommes dont les différences de carrière et de style sont destinées à convenir à des publics divers.

 

B Les hommes

La continuité pédagogique est assurée par Luc Ferry qui est resté contre vents et marées directeur du Conseil National des Programmes depuis 1994 (nommé par François Bayrou ) et a donc traversé sans encombre les ministères Allègre et Lang. Ce dernier a d’ailleurs déclaré : " J’ai une grande confiance en Luc Ferry pour mettre en place les nouveaux programmes de l’école primaire qui furent une œuvre commune et la réforme du collège à laquelle nous avons travaillé ensemble " (23). De la part d’un des inspirateurs d’une réforme qui met à mal les savoirs, on ne s’étonnera pas de lire la déclaration suivante, faite lors d’une interview sur les programmes de la télévision : " Je vous l’avoue, j’ai le sentiment qu’il y a presque trop de programmes intéressants à voir, surtout le soir. " (24) Enfin, si l’on veut connaître quelle ligne politique défendra le nouveau ministre, il suffit de lire ces lignes publiées dans Le Point en mars 88 : " Pathologiquement accrochés aux avantages que nous croyons tenir de l’Etat, nous n’en percevons pas les effets pervers. Une relecture fine et instruite des grands classiques montre comment, contrairement à la falsification généralement tenue pour vraie, c’est à la doctrine sociale et à l’action des libéraux que nous devons l’essentiel du droit de grève et du droit syndical. " (25) Cet homme politique qui se définit comme ni à droite ni à gauche était donc parfaitement adapté à la continuité prolibérale qui a caractérisé les gouvernements depuis une quinzaine d’années..

A l’inverse, Xavier Darcos, ministre délégué à l’enseignement scolaire, a toujours été ancré à droite. Conseiller de François Bayrou puis d’Alain Juppé pour l’éducation et la culture, sénateur apparenté R.P.R. de la Dordogne, il a été doyen de l’Inspection Générale. Contrairement à Luc Ferry, lié au camp des pédagogistes, Xavier Darcos passe pour être attaché à la transmission des savoirs.

Ces différences entre les deux têtes du ministère sont en réalité surtout apparentes. De fait, la réforme Lang est appliquée depuis la rentrée et la tendance traditionaliste semble avoir du mal à faire entendre sa voix. Par ailleurs, la progression du rôle de l’entreprise dans le sein de l’école continue, avec cette nuance qu’elle se fait maintenant de manière plus explicite.

 

C Les dispositifs et les discours

Des dispositifs adoptés sous le ministère Lang au discours tenu actuellement, la continuité est frappante. Trois exemples suffiront à l’illustrer.

Depuis le début de l’année 2002, une offre de formation continue inédite est proposée aux professeurs de Sciences Economiques et Sociales du secondaire public. Le bureau de la formation continue du ministère, associé aux recteurs de dix académies, et à l’Institut de l’Entreprise (émanation " pédagogique " du M.E.D.E.F. dont la ligne idéologique a été présentée ci-dessus par une citation des propos de M. Boisivon) ont permis à onze enseignants de faire un stage de trois mois (du 7 janvier au 29 mars 2002) dans de grandes entreprises parmi lesquelles on peut citer : Axa, Vivendi Environnement, Danone, Total-Fina etc… Quand on sait qu’il est pratiquement impossible d’habitude à un professeur d’obtenir plus de cinq jours de formation par année scolaire, on mesure l’importance idéologique accordée par le ministère à ce type de dispositif.

La réalité de la promotion du dogme libéral apparaît également dans une mesure ministérielle publiée au B.O. du 14 avril 2002, et qui concerne la formation des élèves-professeurs dans les I.U.F.M. Cette formation comprenait jusqu’ici deux stages dans des établissements scolaires pour tous les futurs enseignants et éventuellement un stage en entreprise pour les candidats à l’enseignement en lycée professionnel ou technique. Or désormais " Tous les stagiaires du second degré sont susceptibles d’effectuer un stage en entreprise, si les conditions définies par l’I.U.F.M. le permettent. Dans l’hypothèse où ce stage est proposé à tous, il est alors intégré à la validation de l’année. "(26)

Ces dispositions ont été prises sous le ministère Lang avec la plus grande discrétion. Les orientations à venir devraient les continuer, avec cette différence qu’elles seront probablement revendiquées et que les dirigeants patronaux exprimeront sans fard, comme ils ont déjà commencé à le faire, leurs demandes par rapport à l’école. Voici par exemple ce que l’on pouvait lire dans Le monde de l’Economie du 1er octobre 2002. Le sous-titre : " Chefs d’entreprise et professionnels dénoncent les lacunes de l’enseignement sur des thèmes qui touchent tous les citoyens " est éloquent et annonce bien la suite. L’article déplore en effet que l’enseignement de l’économie soit trop théorique et dépassé et donne la parole à Michel Pébreau, P.D.G. de B.N.P.Paris-Bas qui déclare que: " Notre enseignement économique dans les lycées ne fait aucune place à l’entreprise, mais donne la place centrale à l’Etat. " L’article entretient une confusion permanente entre enseignement de l’économie et présentation des vertus de la gestion managériale. Il présente toute théorie comme obsolète, interdisant d’emblée la désignation du libéralisme comme idéologie puisque, jamais nommé, il constitue le cadre implicite de tout enseignement.

Une continuité politique forte entre la gauche et la droite s’accompagne ici d’une différence dans le rôle que comptent jouer les décideurs de la sphère économique et dans la manière dont ils se présentent par rapport à l’école.

L’ère Ferry va également inaugurer un mode inédit de présentation au public des décisions prises.

 

II Nouveautés

Ces décisions concernent pour l’instant avant tout la décentralisation de l’éducation. Or ni Luc Ferry ni Xavier Darcos n’ont fait de déclaration sur cette question,. Elle est traitée directement par Jean-Pierre Raffarin, qui a convoqué lui-même le 24 septembre à la Sorbonne les recteurs et les inspecteurs d’académie pour leur annoncer les orientations de la décentralisation programmée de l’éducation.

Il ne s’agit pas là d’un choix stratégique de communication mais du reflet formel d’une tendance de fond : l’école ne devrait pas rester l’affaire de spécialistes, ses orientations vont être davantage déterminées par des agents extérieurs à la sphère scolaire.

Si la décentralisation n’est pas en elle-même une nouveauté (menée par divers gouvernements depuis vingt ans, elle a été initiée par Gaston Defferre et combattue par la droite à l’époque !), son application rapide et déterminée au secteur de l’éducation semble une priorité récente.

C’est ainsi que la région Rhône-Alpes, par la bouche de sa présidente a exprimé le vœu de " recevoir en compétence exclusive, pleine et entière tout ce qui concerne le bloc éducatif tant en formation initiale que continue "(27). D’autres régions se montrent plus modérées mais toutes celles qui ont été consultées souhaitent jouer un plus grand rôle pour mieux coller aux besoins de l’économie locale. Il s’agit par exemple de participer à l’orientation des élèves en fonction du marché du travail de la région ou de décider des filières offertes par les universités. La décentralisation se présente donc comme le transfert de décisions d’un ministère national spécialiste à des instances régionales non spécialisées dans le but avoué d’adapter l’enseignement y compris général et secondaire aux nécessités momentanées de la situation de l’emploi. Autant dire, par le jeu des réseaux et du pouvoir des notables, aux exigences des patrons locaux.

A l’ère des délocalisations rapides et des plans sociaux massifs, l’absurdité d’une telle conception de l’éducation semble évidente. Des élèves orientés dès l’âge de quatorze ans en fonction d’une situation économique locale donnée ont peu de chances, lorsqu’ils auront vingt ans, de se trouver confrontés à la même conjoncture. Ces mesures risquent également d’entraîner une inégalité entre les régions riches et les régions pauvres.

Par ailleurs, une illustration récente de l’échec de la régionalisation en matière d’éducation a été donnée par une étude menée par l’O.C.D.E. en décembre 2001 et appelée " étude de Pise ". Les conclusions de ce rapport situent l’Allemagne à la 21° place sur 32 états étudiés du point des performances de leurs systèmes scolaires. Plusieurs facteurs sont évoqués pour expliquer cet échec relatif mais, selon M. Schröder, le fédéralisme en matière d’éducation serait à remettre en cause et il propose, dans une lettre ouverte, d’instaurer des standards nationaux.

Ce type de constats semble avoir peu d’influence sur les décisions des gouvernants. C’est qu’il s’agit, une fois de plus, d’orienter l’école en fonction de critères et d’objectifs qui lui sont extérieurs. Cette volonté est également à l’œuvre dans la décision récente de Nicolas Sarkozy qui transforme les agressions verbales et physiques envers les enseignants en outrages à l’autorité publique assortis de sanctions pénales. La punition de ces manquements graves à la discipline n’est plus du seul ressort de l’éducation nationale qu’on prive dans le même temps de moyens nécessaires au maintien de l’autorité en supprimant plus de 5000 postes de surveillants et en se gardant d’abroger les textes hérités de l’ère Lang (comme la circulaire Royal de juillet 2000) qui rendent pratiquement impossible toute vraie sanction disciplinaire.

 

Le projet du gouvernement actuel se situe donc à la fois dans la continuité de ceux de ses deux prédécesseurs, Claude Allègre et Jack Lang, et en rupture avec leurs modes d’action.

Il s’agit toujours de faire de l’école un lieu et un moyen de promotion des valeurs du libéralisme.

Mais on a renoncé à la fois au discours permissif et aux réformes dites éducatives de l’ensemble du système.

On leur substitue deux types d’orientation.

D’une part on affirme l’autorité d’un pouvoir central qui se présente comme autoritaire et on aborde sur le mode policier le maintien de la discipline que les établissements seront de moins en moins en mesure de faire régner.

D’autre part on transfère les décisions en matière d’éducation d’un état garanti par une constitution et reposant sur les valeurs de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen à des instances guidées par des considérations purement économiques et adaptatives, limitées dans l’espace et le temps.

L’école n’est toujours pas en mesure de fonctionner selon les buts qui sont les siens : la transmission des savoirs et de la culture, la lutte contre les inégalités sociales, la formation des citoyens.


Edith Wolf
10/2002

Sources

1 Discours de Jack Lang prononcé devant la presse le 5 avril 2001.

2 André Robert, Système éducatif et réformes, Nathan pédagogie, 1993, page 115.

3 Sandrine Garcia, "Violences scolaires, la faute à l’école ?" in La machine à punir, pratiques et discours sécuritaires, L’esprit frappeur, 2001, pages 125,126.

4 On peut trouver l’intégralité de ce texte fort instructif sur le site : http://www.senat.fr.

5 Commissariat général du plan, mars 2001, Jeunesse, le devoir de l’avenir, rapport de la commission Jeunes et politiques publiques présidée par Dominique Charvet, publications du Plan,, page 233.

6 Cité par Nico Hirtt dans L’école prostituée, l’offensive des entreprises sur l’enseignement, éditions Labor- Espaces de libertés, Editions du Centre d’action laïque, 2001, page 68.

7 Adult learning and technology in O.E.C.D. countries, O.E.C.D proceedings,1996.

8 André Robert, Système éducatif et réformes, Nathan pédagogie, 1993, page 114.

9 Pour les chiffres des dépenses : Antoine Prost, Education, société et politiques, une histoire de l’enseignement en France, de 1945 à nos jours, Seuil, nouvelle édition augmentée, 1997, page 211. Pour les effectifs : annexes de Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, (1998), rapport d’une commission présidée par Jacques Attali , et qui présente un beau mélange d’intellectuels unis par le consensus néo-libéral : Julia Kristeva, Alain Touraine et Jacques Monod entre autres. On peut trouver le texte de ce rapport, très édifiant, sur le site de Jacques Attali.

10 Antoine Prost, Education, société et politiques, une histoire de l’enseignement en France, de 1945 à nos jours, Seuil, nouvelle édition augmentée,1997, page 213.

11 André Robert, Système éducatif et réformes, Nathan pédagogie, 1993, page 177.

12 Sur l’évolution des politiques européennes, voir Europe inc. Regional and Global Restructing and the Rise ou Corporate Power, Pluto Press and CEO, 1999; traduit en français: Europe inc. Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens, éditions Agone, Marseille,2000.

13 Pour les dépenses :Recueil des Lois et règlements de l’éducation nationale, Dépenses d’éducation. Pour les effectifs : Rapport Attali (voir note 9) annexes.

14 Rapport Attali, annexes.

15 On peut consulter le texte de cette déclaration sur le site : http://www.unig.ch/eua .

16 Cynthia Guttman, Courrier de l’Unesco, décembre 2000.

17 Les citations de cette partie sont pour la plupart extraites du discours prononcé par Jack Lang le 5avril 2001 devant la presse. On précisera seulement l’origine des phrases qui proviennent d’autres sources.

18 Commissariat général du Plan, mars 2001, Jeunesse le devoir de l’avenir, rapport de la commission Jeunes et politiques publiques, présidée par Dominique Charvet, publications du Plan, page 233.

19 Résumé de la communication de M. Marshall Smith faite dans le cadre d’un colloque sur la réforme des systèmes éducatifs. Documents O.C.D.E. Redéfinir le curriculum, un enseignement pour le XXI ° siècle, 1994, publications de l’O.C.D.E, page 49..

20 Voir sur ce sujet Le tableau noir, résister à la privatisation de l’enseignement,de Nico Hirtt et Gérard de Sélys, éditions E.P.O, Bruxelles, 1998.

21 Des extraits des Entretiens Friedland dont disponibles sur le site de Sauver les lettres : http://www.sauv.net/friedland.php et auprès de l’auteur de l’article.

22 Chiffres : L’université Syndicaliste n°575, du 14 septembre 2002.

23 Déclaration de Jack Lang au moment de la " remise des clés " à son successeur, propos rapportés dans Le Monde du samedi 11 mai 2002.

24 Extrait d’une interview parue dans Le Monde de la Télévision du samedi 10 août 2002

25 Cité par Serge Halimi dans Le Monde Diplomatique de juin 2002.

26 Bulletin Officiel n°15,11 avril 2002, Deuxième année de formation dans les I.U.F.M.

27 Déclaration de Madame Comparini, citée dans Le Monde du 5 octobre 2002