Pourquoi faut-il bannir Madame Bovary du programme des lycées ?


L’étude des poètes et des grands romanciers a été considérablement réduite dans les nouveaux programmes des lycées. En Seconde, la poésie en tant que telle est absente du programme, alors qu’en Première, c’est le roman qui n’a pas été inclus dans les " objets d’étude ". Si on s’en tient à un strict calcul mathématique de la part qui leur revient, on obtient, pour chacun d’eux, sur deux ans, selon les filières et les choix des professeurs, de un dixième à un quatorzième de l’ensemble des programmes de français du second cycle.

En Seconde, le programme, sous la rubrique " Le récit : roman ou nouvelle " prévoit l’étude d’" une œuvre littéraire du XIXème ou du XXème siècle… accompagnée de textes complémentaires ". Le plus souvent, le professeur choisit, pour des élèves encore jeunes, une œuvre d’accès relativement facile, ce qui écarte les romans qu’on préférait aborder en première : les romans de Flaubert, par exemple, et ceux de nombreux romanciers du XXème siècle. Sauf à tricher avec la lettre et l’esprit des programmes, il y a de fortes chances qu’un lycéen ne puisse plus rencontrer sur son chemin ni Julien Sorel, ni Emma Bovary, ni Bardamu, ni Tchen…

Les raisons d’un tel décentrage sont sans doute multiples [1]. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit pas d’un accident. En mars 2000 lors des rencontres de Rennes [2] consacrées aux " recherches en didactique de la littérature " qui se sont déroulées entre la parution des nouveaux programmes de Seconde et ceux de Première, voici ce que déclarait Alain Viala, responsable du GTD [3] : " Faut-il s’en tenir aux genres de la fiction (au trinôme actuellement dominant : poésie, théâtre, roman) ou faire une place proportionnée à des genres comme l’essai, le biographique et l’autobiographique ? ". Ce sur quoi surenchérissait André Petitjean, membre du même GTD : " une autre caractéristique de ces programmes, qui n’est pas sans lien avec la notion de discours, consiste à corriger l’image trop formelle de la littérature telle que la construit un corpus restreint de textes fictionnels au détriment d’autres genres qui peuvent être scolarisés (sic) comme littéraires. Ces programmes rétablissent une vision plus large du littéraire à l’aide de genres tels que l’essai, l’épistolaire, le dialogue, etc.". Et enfin, Alain Boissinot, qui n’a pas été sans influencer de l’extérieur (?) les travaux du même GTD concluait : " La littérature ne se réduit pas à la fiction, à la poésie pure ; elle sert (aussi) à dire des choses ; elle participe de l’ensemble des formes de discours. Comme tout discours, elle nous renvoie aux jeux complexes entre forme et signification, etc. C’est ce qui nous interdit d’opposer de façon polémique et manichéenne, un " enseignement de la littérature " et un " enseignement de la communication " ".

Unanimité touchante, qui ne va pas sans nuances : l’un appuie sur le biographique, l’autre sur l’épistolaire, le troisième sur la communication. Mais chacun prendra sa part sur le fictionnel pour mettre en avant sa marotte.

Voilà pourquoi le lycéen de Première navigue désormais, dans les nouveaux manuels, entre un extrait de Plutarque et un autre de Joinville pour s’initier aux beautés du biographique, élevé désormais au rang d’objet d’étude au même titre que le récit en Seconde ; voilà pourquoi, dans les mêmes manuels, on lui propose de lire des extraits de correspondance d’auteurs dont il ne lira plus les œuvres mais dont il sera en mesure de goûter les talents épistolaires...

L’élève ou le professeur auront toujours la ressource de se reporter à quelques grands ouvrages de référence pour entrer dans les mystères des nouveaux genres qui font désormais jeu égal avec les grands romans ou la poésie. Ils pourront par exemple ouvrir l’Encyclopaedia Universalis (édition de 1995), et découvrir les deux seuls articles qu’un dénommé Alain Viala y a rédigés, l’un intitulé " la biographie " et l’autre " la littérature épistolaire ". On remerciera leur auteur d’avoir su convaincre les instances compétentes du ministère de l’Education Nationale d’adopter pour programme à l’usage des lycées ses propres domaines de recherche universitaire.

Si le lecteur courageux accepte d’étudier attentivement le premier de ces articles, il pourra peut-être envisager sous de nouvelles perspectives l’esprit et la lettre des programmes.

 

[En gras figurent les phrases d’amorce des paragraphes, qui ont été numérotés, afin de suivre plus facilement le commentaire linéaire.]

0 La biographie constitue une forme textuelle essentielle de l’Occident. Certes, ce genre ne jouit pas du plus haut prestige et l’histoire le regarde avec quelque suspicion. […]

Les deux premières phrases établissent une équivalence entre " forme textuelle " et " genre ". Faut-il en déduire que la notion de forme textuelle, en tant qu’elle permettrait de structurer le champ de la " textualité ", aurait pour fonction selon l’auteur de remplacer la notion de genre, trop inscrite dans la littérarité ?. Dans cette hypothèse, la forme textuelle engloberait à la fois les usages littéraires du biographique et ses " usages… triviaux ", ces derniers étant difficilement compatibles avec le genre que nous a légué la tradition littéraire. On en trouverait une définition dans l’avant-dernière phrase : les formes textuelles seraient " des manières dont notre civilisation organise ses discours, ses images d’elle-même, et ses moyens de réflexion ". Dans la suite de l’article, l’expression est abandonnée au profit du terme consacré genre, mais nous avons été avertis qu’il faut en élargir l’acception au non littéraire.

A. Viala prend la posture de l’inventeur, du découvreur. Il répare une injustice historique : " ce genre ne jouit pas du plus haut prestige et l’histoire le regarde avec quelque suspicion ". Il se présente comme le théoricien qu’exige le " décalage entre une pratique majeure et une théorisation mineure ", décalage que révélerait l’apparition tardive du mot biographie au XVIIème. C’est qu’il fallait un esprit universel, habile à embrasser des catégories aussi disparates que " l’utilitaire, l’érudition, le romanesque, la quête d’identité " et à se situer " au carrefour de l’histoire, de la littérature, du droit, de la philosophie ". Utilisant le marche-pied que lui fournit opportunément la synthèse de Daniel Madélénat, il a désormais toute la hauteur de vue nécessaire à une " reprise de la problématique ". Nous ne savons pourtant pas encore de quelle problématique il s’agit, ni qu’elle avait été abandonnée. Patience…

 

1 L’illusoire totalité

1.1 Le biographique englobe aussi bien des notices de dictionnaire, des articles journalistiques (les nécrologies des personnalités, voire les petites annonces matrimoniales, etc.), des discours juridiques (la présentation de la vie de l’accusé par le président de tribunal) que des livres entiers. […]

La longue énumération des formes de la biographie rend compte de l’ampleur de la tâche qui attend le théoricien. Le déséquilibre audacieux de la phrase [4] (que pèsent des " livres entiers ", face à tous les usages sociaux du biographique ?) souligne l’effort accompli par l’inventeur d’un genre nouveau pour renverser les préjugés. Il fallait, pour terrasser cette hydre polymorphe un nouvel Hercule. Tout le problème réside bien dans la définition rigoureuse du champ de la théorisation : tout un chacun pourrait, sinon, créer un monstre, puis s’intituler expert en tératologie.

Nous attendons, l’eau à la bouche, l’énoncé des principes unificateurs qui permettront d’organiser une matière aussi variée et insaisissable.

1.2 Pourquoi compose-t-on des biographies ? Par besoin de connaître le passé, mais aussi et toujours dans une action de jugement. […]

Dans le début du paragraphe, les fins de la biographie semblent s’ordonner autour de deux pôles : la connaissance et le jugement (" besoin de connaître le passé / action de jugement " ; " compréhension / évaluation "). Mais à y regarder de plus près, la symétrie est radicalement faussée : le " mais aussi et toujours " rabaisse le premier terme de l’opposition (la connaissance) au niveau d’une simple concession ; il en est de même dans la phrase suivante, où la " compréhension " se décline en " interprétation " et " justification " là où on attendrait logiquement quelque chose comme explication. Autrement dit, la compréhension elle-même a été phagocytée par l’évaluation… L’une des voies entrevues par le lecteur se transforme tout de suite en impasse, mais il lui faudra s’aguerrir, parce que la même aventure l’attend trois paragraphes plus loin…

Remis dans le droit chemin, il renonce à l’improbable horizon des vérités psychologiques ou historiques pour reconnaître enfin un paysage rassurant et familier : toute biographie s’intègre dans l’harmonieuse figure préjugement / confirmation ou infirmation, la confirmation étant bien sûr délicatement nuancée par la modalisation.

C’est sans doute ce schéma à l’état pur qui justifie l’affirmation du paragraphe d’introduction : le biographique " a valeur exemplaire pour toute réflexion sur la textualité ".

Elevé au rang de philosophie du langage, le même schéma est répandu désormais dans tous les chapitres des programme de français du second cycle de l’enseignement secondaire, pour la lecture comme pour l’écriture, programmes auxquels A. Viala, en tant que président du groupe d’experts chargés de les rédiger, a su apporter une contribution décisive…

1.3 Les configurations possibles de ces fins n’ont guère été analysées, les débats se bornant aux perceptions empiriques qui pouvaient en résulter. Pourtant, on doit distinguer entre ce qu’on peut désigner comme épibiographie et comme éthobiographie. […]

Comme tout fondateur d’un nouvel objet scientifique, l’auteur laisse pressentir un audacieux programme de rupture avec les pauvres approches " empiriques " qui l’ont précédé. Le " pourtant " de la deuxième phrase annonce le bouleversement que va provoquer l’introduction d’une rigueur conceptuelle radicalement nouvelle. Comme on avait auparavant imprudemment mêlé dans le genre biographique des formes très hétéroclites (1.1), il nous faut au moins deux néologismes, " épibiographie " et " éthobiographie " [5] pour remettre de l’ordre dans ce fatras. Le premier, pour désigner les notices ou informations biographiques diverses, le deuxième pour dénommer ce que le vulgaire appelle " biographie ", ou peut-être ce que l’auteur suggérait avec l’expression " livre entier " (1.1).

1.4 André Maurois, dans Aspects de la biographie  (1930), voyait une dilemme [6] entre " faire de l’homme un système clair et faux " et " renoncer à en faire un système et à le comprendre " […]

Avouons que jusqu’ici, la promesse de scientificité nous a laissés un peu sur notre faim… Mais rien de tel, pour resserrer les rangs et se retrouver bien au chaud dans ses certitudes, que de se payer la tête d’un bon vieux réac humaniste : Maurois fera une cible idéale au jeu du chamboule-tout. Pensez donc ! voilà un individu, peu suspect de progressisme, qui prétendrait que la biographie a vocation à rendre compte de " l’homme ". M. Viala, qui ne consent à prononcer ce mot qu’avec une moue de connivence signifiée par les guillemets, sait bien que, pour le biographe, les jeux sont joués d’avance, puisqu’il poursuit non une vérité humaine, mais une représentation sociale, un fantôme, un " personnage "… Une petite objection, tout de même : ce personnage social devenu personnage de récit, qu’est-ce qui le distingue de ces personnages de papier que sont les héros de roman ? Ne serait-il pas possible d’envisager un rapport au référent qui ne soit pas exclusivement la résultante d’un choix idéologique ? Pourrait-on parler de souci de la vérité ? Aïe, j’ai lâché le mot qui fâche, le maître ne me le pardonnera pas : ce n’est pas un hasard s’il ne l’emploie pas une seule fois dans son article.

Pour me consoler de mes incertitudes, j’aurai quand même appris au passage des choses que mes " perceptions empiriques " (1.3) antérieures ne m’auraient jamais permis de découvrir. Je sais désormais que " l’érudition à perte de vue " est illusoire, que " la tentative de comprendre par sympathie tourne facilement au romanesque ", que " la biographie est forcément sélective, prismatique ", qu’elle " choisit un angle de représentation ", et même, ce qui aurait comblé d’aise M. Jourdain, qu’elle " substitue une succession de mots aux situations et impressions simultanées ".

Solidement campé sur ces principes scientifiques, l’analyste peut abandonner le terrain de l’observation pour s’aventurer sur celui de la prescription : " La biographie ne peut être correctement globale que comme éthobiographie au sens strict : c’est là son exigence éthique. " Le biographe –et le lecteur- désormais avertis savent que pour prétendre au biographiquement correct, il leur faut pour toujours renoncer à Satan, à ses œuvres et à la " tentation ontologique ".

1.5 À l’interrogation sur les fins se joignent les difficultés de toute entreprise historique : lacunes des sources et partialité des documents s’y conjuguent avec l’interrogation sur les relations causales, et sur les partis pris interprétatifs de l’auteur. […]

Curieusement, le paragraphe sur les difficultés de la biographie réintroduit par la fenêtre des exigences qu’on pensait avoir chassées par la porte précédemment. C’est en effet au regard de " l’objectivité " qu’on peut juger la qualité des matériaux historiques rassemblés, et le biographe peut se laisser piéger par " sa conception de l’homme et du monde (son idéologie) " ou sa " relation subjective à l’individu dont il parle ". Recherche d’une objectivité, méfiance vis-à-vis de toute forme de subjectivité : ne voit-on pas là pointer à nouveau les cornes du diable ? Sommes-nous, lecteurs naïfs, condamnés à rechercher dans la biographie une quelconque vérité humaine ou historique, là où nous ne pensions plus avoir à déchiffrer que les jeux subtils qui s’instaurent entre les préjugements d’une part, les " partis pris interprétatifs " et les choix idéologiques d’autre part ?

1.6 Une réponse heuristique est possible cependant, grâce à un autre effort de théorisation. Toute biographie comporte des " points de passage obligés "(…)des biographèmes. […]

Un nouvel effort herculéen permettra à notre théoricien de dompter l’hydre biographique, toujours renaissante, et de baliser un terrain redevenu stable. Cet " effort de théorisation " aboutit à un troisième néologisme : le " biographème ". Le biographème est à la biographie ce que le topos est à l’art oratoire, un " point de passage obligé ", un modèle particulier de développement adaptable à toutes sortes de sujet. Il se prête admirablement à l’activité principale du chercheur, qui est de répertorier, classer, " stratifier ", découper des " domaines ", construire des " séries " et des " ordres ", et ensuite de vérifier si les auteurs ont bien respecté les bornes, frontières et périmètres qui leur ont été assignés. C’est ainsi que Maurois (encore lui !) s’est lamentablement emmêlé les pinceaux en " repli(ant) (son) discours sur des biographèmes qui relèvent d’une autre série que (son) sujet " dans son Ariel ou la Vie de Shelley.

Il ne faut surtout pas confondre le biographème de M. Viala avec celui que M. Barthes a inventé en 1971 dans Sade, Fourier, Loyola : " si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des " biographèmes " ". Entre les bizarreries éminemment inclassables relevées par un dilettante et les voies bien tracées d’un chercheur scientifique, le choix ne se discute pas.

 

2 Un genre en division

2.1 Au fil du temps, la biographie a balancé entre la quête ontologique et la construction éthobiographique. […]

Tous ces efforts de théorisation vont trouver leur récompense dans l’historique du genre qui suit. Les deux pôles opposés quête ontologique / construction éthobiographique détermineront (" selon ces mouvements ") des périodes , " cinq grandes phases ". C’est beau comme le courant alternatif, mais on est en droit de se demander comment le pôle négatif, la " quête ontologique ", pourtant condamnée précédemment comme une illusion rédhibitoire, a pu exercer une si longue influence sur l’histoire de la biographie

2.2 Liée par ses origines à l’épitaphe et à l’éloge funèbre, la biographie a d’abord pris la voie de la vie des grands hommes […]

Première phase, premier modèle : " la vie des grands hommes ". Il prédomine de l’Antiquité au XVIIIème siècle.

Les récits édifiants regroupés dans cette catégorie ressortissent sans doute, dans la logique du paragraphe précédent, à la construction éthobiographique. Le critère de la vérité historique, le mélange de faits historiques et de légendes n’interfèrent pas dans notre approche de ce modèle, puisqu’il se présente apparemment comme une construction qui n’aurait à être abordée qu’en fonction de sa logique interne et de la fidélité aux partis pris moralisateurs du biographe.

2.3 La vision romantique de l’homme bouleverse ces schémas […]

Deuxième phase, deuxième modèle : la biographie romantique.. Le rêve ontologique introduit une rupture radicale avec le modèle précédent. Nous apprenons qu’il faudra lire La vie de Rancé non comme une hagiographie, mais comme une tentative de reconstituer, par sympathie et intuition une image " vraie ". Notons que M. Viala n’utilise l’adjectif ou le nom vrai qu’avec des guillemets, dans tout l’article.

2.4 Mais, dès le milieu du XIXe siècle, s’affirme la biographie positiviste, bourrée d’érudition factuelle […]

Troisième modèle: la biographie positiviste.

Elle se caractérise par une fuite dans l’érudition, qui provoque chez le lecteur, comme on le verra plus loin, un égarement symétrique à celui des biographies romancées.

2.5 Une série de questions nouvelles surgissent à la charnière des XIXe et XXe siècles […]

XXème : Eclatement des modèles

Grâce au " développement des sciences humaines modernes ", une alternative se profile, au milieu de la prolifération des modèles précédents.

2.6 À l’époque contemporaine, les biographies gardent un succès de librairie régulier (2 p. 100 de la production de livres en France) et prolifèrent en épibiographies de toutes sortes d’usages et de supports. […]

Deuxième moitié du XXème : la maturité.

Le genre prospère, avec de nouvelles branches : un modèle de compromis " entre l’art du récit agréable, l’érudition et les propositions explicatives ", un goût nouveau pour les " biographies des personnes " obscures " ".

Surtout, de nouvelles " recherches interprétatives " ont été nourries par l’introduction des sciences humaines, la psychanalyse, puis la sociologie.

L’article développe tout particulièrement la définition du modèle sociocritique, la " biographie sociale ", " esquissée par Erwin Panofsky ", qui s’épanouira dans le dernier ouvrage cité, celui qui, au terme de cet historique du genre biographique, en constitue en quelque sorte le point d’orgue, l’aboutissement final : Racine, la stratégie du caméléon, d’Alain Viala. Sa modestie dût-elle en souffrir, l’auteur de l’article " biographie " de l’Encyclopaedia Universalis n’hésite pas à s’inclure dans son propre champ d’étude. Après Mauron, Sartre, Panofsky : Viala.

2.7 Ainsi, la biographie moderne s’écartèle […]

L’historique du genre débouche sur un nouveau couple de termes opposés : " mythification " / " récit critique ". Des esprits chagrins pourraient regretter que l’opposition précédente rêve ontologique / construction éthobiographique se soit perdue dans les sables de la diversification imposée au genre biographique par le XXème siècle ; en tout cas, les deux oppositions ne se recoupent pas, puisqu’on a cru comprendre que la mythification à l’œuvre dans le modèle de la vie des grands hommes n’impliquait aucune quête ontologique. D’autres auraient pu objecter que bien des critiques empiristes, voire des lecteurs naïfs auraient pu finir par distinguer d’eux-mêmes les biographes qui brodent et fabriquent de la légende ou du roman des biographes critiques qui respectent les faits et affichent leurs doutes, leurs méthodes et leurs préférences, sans cet éclairage conceptuel ; mais l’ignorant n’est-il pas condamné à aimer son ignorance ?

Au passage, nous aurons tous salué avec émotion la promotion du genre biographique, dans ce qu’il produit aujourd’hui de meilleur, au rang de " science interprétative ", et nous aurons tous mesuré l’apport de l’auteur de l’article, en tant que théoricien et en temps que praticien, à cette transmutation.

 

3 Art et savoir : un genre en débats

3.1 Récit d’une " vraie " vie, toute biographie postule un principe de réalité ; mais dès qu’elle est éthobiographie, elle sollicite aussi un principe de plaisir […]

Instruire et plaire.. nous pourrions sombrer dans les platitudes d’un sujet de dissertation à l’usage des classes de première, mais heureusement, M. Viala balaie avec beaucoup de grâce une problématique poussiéreuse en puisant dans les concepts freudiens : " principe de plaisir ", " principe de réalité ", voilà qui vous place d’emblée sur le terrain des modernes, et dénote un fin connaisseur des sciences humaines du XXème siècle.

Il rappelle ensuite que ce ne sont pas les techniques narratives [7] qui permettent d’établir les différenciations internes du genre, ni les distinctions avec les autres formes de récit.

3.2 Mais, au-delà des techniques, le rapport entre art et savoir y dépend d’options philosophiques. […]

Par contre, l’examen des choix stylistiques des biographes éclaire d’un jour nouveau la fresque historique dressée dans la deuxième partie de l’article, et lui donne sa pleine signification : qui aurait osé, avant M. Viala, rassembler Plutarque et les disciples d’Auguste Comte sous une même bannière ? Personne, sans doute, abusés que nous étions par " l’élégance de l’expression " qui caractérise à la fois la première phase (de l’antiquité au XVIIIème siècle) et la troisième (le XIXème positiviste).

" L’élégance de l’expression n’est qu’un instrument au service du savoir ". Cette belle phrase n’exprime-t-elle pas l’un des fondements de la pensée vialesque ? Elle participe, me semble-t-il, de cette constante et salutaire volonté démythificatrice qui anime M. Viala vis-à-vis de la littérature en général. Le beau style, en effet n’existe que pour faire passer la " véracité " du récit pour une " certitude ", autrement dit pour imposer au lecteur ébloui qui n’y aura vu que du feu le préjugement de l’auteur, habile à prendre tous les masques.

Entre la première et la troisième phase, le style de la biographie s’est adapté à l’illusoire quête ontologique des romantiques. Il s’agit sans doute du style " intimiste " dont parle l’auteur un peu plus loin (3.4).

Prudence, donc : le lecteur naïf pourrait bien ne pas déceler le piège que lui tendent le lyrisme ou l’élégance de style…

3.3 En effet, engageant une confirmation ou une dénégation du préjugement qui la fonde, la biographie est toujours engagée dans une pragmatique de la décision […]

Le retour à la loi énoncée plus haut (1.2), selon laquelle " (la biographie) engag(e) une confirmation ou une dénégation du préjugement qui la fonde " permet de comprendre le rôle décisif du choix de la forme : captieux par essence, le style vise à imposer insidieusement le préjugement de l’auteur.

La suite ramène logiquement le professeur des lycées et collèges sur un terrain bien connu, le fameux couple complémentaire conviction / persuasion (dans l’article, " conviction " / " séduction "). Mais comme nous l’avions observé plus haut en 1.2, la symétrie n’est qu’apparente : nous retrouvons en effet, attachés à la notion de " vrai ", les mêmes guillemets que l’auteur employait pour parler de " l’homme " (1.2). Autrement dit, la conviction, puisqu’elle prétend présenter comme " vrais " des préjugements ou des opinions, se met en fait au service de la séduction, elle en devient même la ruse suprême. La rhétorique devient alors pleinement " double ", c’est-à-dire traitresse.

3.4 Dans les " vies des grands hommes " à l’ancienne, le récit se stylisait en exemples donnés à admirer […]

Les deux derniers paragraphes reprennent la périodisation antérieure, en répartissant désormais les cinq phases de la biographie en deux étapes : des origines au XIXème siècle, puis le XXème siècle et l’époque contemporaine.

La grille d’analyse et d’interprétation est désormais en place pour la première période et fait apparaître dans toute leur rigueur les mécanismes qui menacent de happer le lecteur imprudent dans " l’adhésion " aveugle, et de le rendre esclave du préjugement de l’auteur en le faisant consentir à sa propre " aliénation ".

" L’esthétique de surface " (le choix des styles, le " dosage " conviction / persuasion) résulte des préjugements (" modèle idéologique " : " héros… saint… génie… créateur "), eux-mêmes soumis en dernière instance à une " pragmatique " commune, visant à la soumission intellectuelle du lecteur, que ce soit sous la forme de l’identification ( dans la quête ontologique du romantisme) ou celle de l’admiration (dans les vies des grands hommes).

On reconnaîtra dans la mise au jour de cette mécanique implacable la hantise de ce qu’on nommera l’aliénation littéraire, hantise qui a prévalu dans l’élaboration des nouveaux programmes de français des lycées sous l’égide de M. Viala.

Pour se prémunir contre les dangers de la littérature, il faut désormais l’aborder à travers le filtre des genres, des registres (les styles, dans l’article) et du couple conviction /persuasion (mais on sait qui porte la culotte dans ce curieux ménage). De même, puisque le langage semble bien avoir été donné à l’homme pour asservir ses semblables, le lycéen moderne devra s’aguerrir en pratiquant des exercices rhétoriques renouvelés de l’antiquité. Il s’agit dorénavant de réfuter ou de défendre des thèses qui lui seront données a priori –des préjugements en somme. Il apprendra à être manipulateur, pour ne pas être manipulé.

3.5 En revanche, l’irruption des sciences humaines a provoqué un éclatement. […]

Revenons à l’histoire de la biographie. A l’époque contemporaine, le grandiose modèle esquissé plus haut se dégrade en deux branches résiduelles : le romantisme en " versions romancées " et le positivisme en " hyperpositivisme ". Mais surtout, il fait place à " de nouveaux équilibres ", intégrant les acquis des sciences humaines et dosant " efficacité de l’écriture " et " science interprétative " (2.7). Le biographe, investi d’une nouvelle mission, se doit alors de renoncer à " l’admiration a priori " pour devenir libérateur des esprits, dévoiler les faux semblants de " l’idéologique ", mettre à nu le roi.

A ce stade, il nous reste une contradiction à résoudre : Comment peut-on à la fois proclamer que toute biographie s’inscrit dans des choix idéologiques, des représentations sociales, des préjugements, et appeler le biographe à la subversion des mythes, à la mise à jour des deux " strates de l’idéologique ". Au nom de quelle vérité devra-t-il démasquer le mensonge ? Il nous semble que la réponse au problème se trouve dans la conditionnelle " si l’entreprise est conséquente " : il ne s’agit évidemment pas d’opposer une quelconque vérité à des préjugés ou à des erreurs, mais de faire preuve de cohérence, d’esprit de suite (qui n’a rien à voir, bien sûr, avec l’esprit de système) dans l’agencement des différents éléments constitutifs de la démarche autobiographique (préjugements, choix interprétatifs, choix du registre, etc.).

Puisque la lecture de cet article vise non seulement à découvrir les beautés de la biographie, mais aussi à explorer les principes qui fondent la quête scientifique de son auteur, nous ne manquerons pas de relever l’emploi réitéré de l’expression " admiration a priori ". Tous ceux qui ont entendu les exposés passionnés de M. Viala, lorsqu’à la tête d’un groupe d’experts il avait la charge de la rédaction des nouveaux programmes de lycée, savent que " l’admiration a priori " est sa bête noire.

Qui sont donc les admirateurs a priori ? Tous ceux qui placent encore la littérature sur un piédestal, les académiciens, les bibliothécaires, les petits professeurs crispés sur leurs pauvres privilèges culturels, réticents à délivrer au nouveau public des lycées et collèges les clefs de la genregistrologie. On le voit, la science interprétative dont M. Viala s’est fait le héraut a pour vocation de s’étendre à tous les aspects de l’enseignement du français, et de mettre à nu la littérature entière.

Des naïfs auront beau prétendre que les grandes œuvres littéraires –les classiques, ou celles qui le deviendront- sont précisément celles qui s’affranchissent des formes, et, dans le même mouvement, subvertissent les idées reçues, la grande leçon de M. Viala s’impose : écartelée entre préjugements, choix des genres et des registres et stratégies de séduction, la littérature ne libère pas, il faut se libérer de la littérature.

* * *

Voilà au nom de quelles constructions improbables on a relégué dans les limites étroites d’un " objet d’étude " (parmi dix à quatorze autres objets) les œuvres poétiques ou romanesques qui avaient le malheur d’être classées dans des genres " canoniques ". Il y a mille et une façons d’" assassiner la littérature "  [8] chez des lycéens qui sont censés la découvrit, l’une des plus efficaces consistant, on le sait maintenant, à élargir à l’infini la notion de littérature et de multiplier " l’étude " de genres protéiformes.

A propos de multiplication, on pourra méditer également cet extrait d’une intervention du même Alain Viala lors des débats des rencontres de Rennes [9] :

" L’idée sur laquelle on travaille c'est : il y a douze grandes familles génériques. C'est une typologie comme une autre, on a retenu celle-là. Le minimum du minimum de la connaissance d'une catégorie d'objets, c'est d'en connaître un spécimen. Le minimum du minimum du début de l'intelligence et de la réflexion, c'est de connaître au moins deux spécimens et de pouvoir les comparer entre eux. Le début du minimum de l'intelligence efficace c'est d'avoir trois spécimens et de pouvoir commencer à construire des séries. "

Douze comme les apôtres, trois comme la Sainte Trinité, Alain Viala nous entraîne dans les vertiges d’une combinatoire qui frise la perfection. Pour ceux qui croiraient dur comme fer à la scientificité absolue des principes qui ont guidé le GTD, l’arbitraire qu’il revendique fera l’effet d’une douche froide : " C’est une typologie comme une autre, on a retenu celle-là ". Le but de la connaissance, c’est la " catégorie d’objets ", le genre, donc, pour nos lycéens. Le moyen, c’est le " spécimen ", l’œuvre, donc, qu’il faudra étudier en tant qu’elle incarne une catégorie. Enfin, l’intelligence que le lycéen se devra de développer consiste à " construire des séries "…

L’obsession taxinomique, l’enfermement de la littérature dans des " genres " étanches, l’inversion des priorités (le genre prime désormais sur l’œuvre), voilà une deuxième façon, particulièrement efficace, elle aussi, de tordre le cou à la littérature dans les lycées.

S’ils ne lisent plus Madame Bovary ou L’Education sentimentale, nos lycéens auront toujours la consolation, en modernes Bouvard et Pécuchet d’épingler dans leurs cabinets de naturalistes des spécimens d’œuvres littéraires.


Jean-Marie Réveillon
02/2003


1. Voir : Agnès Joste Contre-expertise d'une trahison Éditions Mille et une nuits. 2002. Et aussi Robert Wainer : http://www.sauv.net/ensclassiques.php, 13-12-2002. Deuxième partie de la conférence.
2. Actes publiés aux Presses Universitaires de Rennes, premier trimestre 2001.
3. Groupe de Travail Disciplinaire, en charge de la rédaction des programmes des lycées.
4. On y trouve comme un écho de cette fameuse période, modèle d'éloquence agricole, que Flaubert, dans Madame Bovary, place dans la bouche du conseiller Lieuvain : " Qui n'a souvent réfléchi à toute l'importance que l'on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ? " Comme la poule, donc, il arrive que le biographe ponde des livres entiers.
5. Espérons que nos élèves des lycées sauront s'emparer de ces concepts, comme ils ont su le faire, par exemple, avec la distinction entre didascalies et discours, distinction qui leur a fourni, comme chacun sait, les clefs de la dramaturgie.
6. Dans l'édition de 1995 de l'Encyclopaedia Universalis comme dans celle de 2002, le mot est au féminin.
7. Nous avouons cependant notre perplexité vis-à-vis de la notion de " personne narrati(ve) " employée par M. Viala.
8. Le Monde du 04/03/2000.
9. Voir note 2. Les guillemets utilisés dans les Actes (p. 72) nous autorisent à penser qu'il s'agit de la transcription exacte d'un enregistrement.