Accéder à la culture

US Magazine du 19/05/2003 - Supplément au n° 587 du 2 mai 2003
http://www.snes.edu/us/us587ter.pdf (4 Mo, p.36)


Catherine Henri est professeur de lettres au lycée Louis-Armand à Paris. Elle vient de faire paraître De Marivaux et du Loft, aux éditions P.O.L., sorte de " journal de bord " d’une enseignante, qui dit tout à la fois son attachement à son métier, à ses élèves et à sa discipline. Rencontre avec une " humaniste ".

L’US Mag : Comment êtes-vous venue à l’enseignement des lettres ?

Catherine Henri : Issue d’une famille provinciale plutôt aisée, je suis allée à l’école avec un an d’avance. Je m’ennuyais d’autant plus que, psychologiquement, je me sentais en décalage avec mes camarades. À 16 ans, j’ai obtenu le bac. J’ai intégré hypokhâgne, khâgne, avant d’entrer à l’ENS et de participer au programme de séminaires de l’École des Hautes études. J’ai longtemps hésité entre trois disciplines : histoire, philosophie et littérature. J’ai finalement passé l’agrégation de lettres modernes. Puis, pendant quatre ans, j’ai traduit le De Constantia, une œuvre en latin de Giambettista Vico. Cet auteur italien du XVIIIe siècle, philosophe de l’histoire, était trop marginal pour intéresser sérieusement l’université française, très cloisonnée. Mon travail est donc resté en l’état, sans que je puisse en faire une thèse. Entretemps, j’avais obtenu mon premier poste dans l’Éducation nationale, à Saint-Germain-lès-Corbeil (91), dans un petit collège accueillant un public privilégié, composé de fils de pilotes, d’ingénieurs ou de professeurs. J’y suis restée de longues années pour " accumuler des points " et demander une nomination à Paris. Je rêvais de faire de la littérature dans un grand lycée parisien ; je me suis retrouvée au lycée Louis-Armand, victime, malgré un nombre de points considérable, de " l’intra ". Louis-Armand est un lycée polyvalent, qui propose toutes les sections sauf la série L et dans lequel l’expression " mixité sociale " prend tout son sens : s’y croisent en effet des migrants des première, deuxième et troisième générations, Russes, Turcs, Chinois, Maghrébins, Portugais... Une fois passée la déception causée par l’absence de " littéraires ", j’ai réalisé que ma place était dans cet établissement, que j’avais envie de convertir à la littérature ces adolescents. Aujourd’hui, j’y enseigne toujours et je n’envisage même pas d’en partir, sauf si l’atmosphère s’y dégrade encore.

L’US Mag : Dans le chapitre " Les fées ", vous rendez un bel hommage à Greimas. Qu’est-ce qui vous a séduite dans sa démarche ?

C. H. : Lorsque je suis arrivée à Paris, à l’âge de dix-huit ans, j’ai reçu une formidable formation dans le cadre de l’École des Hautes études. J’allais de séminaire en séminaire. L’atmosphère qui y régnait était prodigieuse. Des étudiants de toutes les nationalités s’y côtoyaient, on s’intéressait à tout : à la poésie islandaise comme à l’exégèse biblique ! C’était une ouverture fascinante. J’avais l’impression de voyager comme en pays étranger ; les premiers temps, d’ailleurs, je ne comprenais rien de ce qui se racontait. C’était un peu comme une langue étrangère, dont je me suis imprégnée progressivement. J’ai rencontré des professeurs extraordinaires : Roland Barthes, Algirdas Greimas, Michel de Certeau, Jean-Louis Schefer... Les deux derniers, surtout, m’ont beaucoup marquée. Michel de Certeau était d’une générosité et d’une intelligence incroyables, il savait tout et il avait des relations très intenses avec les élèves. Jean- Louis Schefer a une envergure, une voix et une écriture impressionnantes. Sans être une disciple, je me suis efforcée d’être dans leur ombre, de " passer un témoin ". Si j’ai choisi de parler de Greimas dans mon livre, c’est pour réparer une injustice. Aujourd’hui, on a tendance à le stigmatiser, à le représenter comme un théoricien froid, l’auteur du " schéma actantiel ". Or, pour lui, ce schéma n’était intéressant à exploiter que dans les cas particuliers, précisément quand il fonctionnait mal. Greimas n’imposait pas sa théorie, comme on le fait dans les manuels. En fait, il était l’inverse d’un intellectuel austère. Il n’avait l’air de rien, mais il était très drôle, adorable et curieux.

L’US Mag : Dans votre livre, vous dites aussi que la littérature ne doit pas être réservée au " happy few ", qu’il faut en faire bénéficier le plus grand nombre. Est-ce vraiment possible pour des élèves en difficulté scolaire ou issus de milieux socioculturels défavorisés ?

C. H. : Dans le Soulier de Satin de Paul Claudel, l’annoncier s’adresse au public de la pièce en ces termes : " C’est ce que vous ne comprenez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle. " L’essentiel est là, sous une forme insolente ou provocante. Si j’ai décidé de rester au lycée Louis-Armand, c’est parce que je ne voulais pas renforcer les privilèges des nantis de la culture, mais en faire profiter ceux qui, a priori, en semblent exclus. C’est une question de principe, de foi même. Tout le monde a le droit d’accéder à la culture. Pour moi, c’est le fondement de tout, ce qui me donne envie de travailler. Je veux arracher mes élèves à leur vie étriquée, faite de Nike et de Star Academy. Je veux leur montrer qu’il existe un autre monde, leur faire découvrir la dimension imaginaire, la dimension symbolique des livres qu’ils étudient et qui peuvent leur permettre de décrypter le monde dans lequel ils vivent.

L’US Mag : Comment est née l’idée d’écrire De Marivaux et du Loft ? Pourquoi ce choix d’une forme fragmentaire ?

C. H. : Comme je l’explique au début de mon livre, tout est parti de la commande d’un ami, qui souhaitait que je rédige un article sur la difficulté d’enseigner les lettres aujourd’hui. Je ne voulais pas écrire un essai, ni entrer dans un débat rebattu. Plutôt qu’argumenter, je souhaitais montrer comment je m’y prends pour intéresser des élèves à Marivaux, par quelles ruses j’essaie de leur faire comprendre que les textes disent quelque chose d’eux. Des proches m’ont encouragée à continuer. Comme je venais de vivre avec ma classe de Première SES une année de grâce, j’ai eu envie de poursuivre. Avec ces élèves, j’ai su au bout de trois jours que la magie allait opérer, que nous allions faire un magnifique voyage ensemble. Etait-ce dû aux événements du 11 septembre, au premier tour de la présidentielle ou au fait que ces adolescents avaient des personnalités ou des histoires familiales très fortes ? Toujours est-il qu’ils ont immédiatement compris que les textes littéraires pouvaient leur servir à mieux comprendre le monde et eux-mêmes. Je crois qu’avec eux, j’aurais même pu étudier la Délie de Maurice Scève ! J’ai eu envie de raconter comment, avec cette classe de 24 élèves, j’ai tenté de les sortir du monde des jeux vidéo ou de la télévision, de l’immédiat, pour les faire pénétrer dans celui de la culture, dont certains estiment aujourd’hui qu’ils n’ont pas besoin. À ce stade, il ne s’agissait plus de composer un article, encore moins un roman, mais quelque chose qui tenait du journal. Étant insomniaque, il m’arrivait d’écrire la nuit ; comme je manquais de temps dans la journée, je ne pouvais rédiger quotidiennement. Au final, le livre a pris la forme d’une série de " billets d’humeur ". J’ai surtout tenu à ce que ce soit un texte vraiment écrit. Enseignant la littérature, j’ai un devoir de qualité, une exigence d’écriture. P.O.L. n’a d’ailleurs pas publié mon livre dans sa collection " Essais ", mais " Littérature ". J’ai voulu mélanger des tons divers : qu’à des passages émouvants ou graves succèdent des moments plus légers, plus drôles. Chaque chapitre est un moment de vie, une rencontre.

L’US Mag : Vous dressez, dans votre livre, de savoureux portraits de stagiaires, comme celui d’Hélène, par exemple. Que reprochez-vous à l’IUFM ? Que faudrait-il faire pour le " réformer ", puisque l’idée est d’actualité ?

C. H. : Ce que je reproche à l’IUFM, c’est d’enseigner une scolastique avec un tel dogmatisme qu’il empêche les jeunes professeurs de réfléchir. Il faudrait tout casser, tout revoir, tout reconstruire. Pour commencer, on devrait y dispenser davantage de savoirs disciplinaires. Je suis sidérée par le manque de culture des actuels stagiaires de lettres. Ils ont peu lu, ont peu de connaissances disciplinaires : je ne pense pas qu’un DEUG, une licence, voire une maîtrise soient suffisants pour les acquérir. L’IUFM devrait consolider ces savoirs. Il devrait proposer également une formation en didactique moins conséquente, ou du moins qui permette de poser de vraies questions sur les méthodes d’enseignement, au lieu de verrouiller la pensée. Il faudrait aussi que les stagiaires puissent disposer d’authentiques cours de psychologie et de sociologie, qui leur permettraient, par exemple, de se familiariser avec la problématique de l’immigration. Enfin, ils devraient pouvoir suivre des cours de chant ! C’est une idée qui me tient à cœur pour deux raisons. D’abord, parce que, personnellement, j’adore le chant que j’ai beaucoup pratiqué, en particulier avec des amis italiens : nous consacrions des soirées mémorables à Bach, Monteverdi, Schubert... Ensuite parce qu’on n’imagine pas combien une voix désagréable peut être rédhibitoire pour les élèves. Pour un professeur, il existe un véritable plaisir de la voix, qui doit être posée, bien placée.

L’US Mag : Dans le chapitre intitulé " La fin d’Electre ", vous évoquez les " sujets d’invention " que vous dites " détester " concevoir, préparer et corriger. Pourquoi ?

C. H. : Le sujet d’invention est une petite lâcheté de plus à l’œuvre dans les programmes, parce qu’il est presque impossible à évaluer et faussement facile. J’entends par là que les élèves le choisissent souvent au baccalauréat, pensant qu’ils le réussiront mieux que la dissertation ou le commentaire composé. Or seuls ceux qui ont une culture générale solide et une bonne maîtrise de la langue peuvent le traiter. S’il faut vraiment un troisième sujet, je crois qu’il serait encore préférable de donner aux élèves déconcertés par la dissertation ou le commentaire un corpus de textes avec des questions.

L’US Mag : Quels sont vos grands bonheurs de professeur de français ? Qu’est-ce qui, au contraire, vous semble lourd à porter ?

C. H. : Ce que j’aime dans l’enseignement, c’est enseigner précisément. J’aime les rencontres et les échanges avec les élèves, transmettre mon amour des livres, raconter, expliquer. Et je déteste tout le reste : corriger des copies, remplir des bulletins, participer à des réunions... L’idée d’avoir à remplir des tâches administratives en plus me révulserait. On nous parle de plus en plus d’augmenter le temps de présence des professeurs dans les établissements, sous prétexte que nous sommes des " privilégiés " avec nos 15 ou 18 heures de " travail " par semaine. C’est absurde. Notre métier ne s’arrête pas aux portes des établissements. Barthes disait qu’" On n’enseigne pas ce qu’on sait, on enseigne ce qu’on est ". Être professeur de lettres, c’est lire, se cultiver, voyager, discuter pour se remplir, renouveler son enseignement. Tout cela requiert du temps et de l’énergie. On ne peut guère se permettre d’être plus présents dans les éta- blissements. Ou alors, il faudrait en revoir complètement l’architecture, en prévoyant un bureau pour chaque enseignant (ou pour deux ou trois). Les salles des professeurs ne sont conçues ni pour travailler, ni pour recevoir des parents, ni pour accueillir les élèves. J’ignore si j’aurai la force de travailler jusqu’à 65 ans. Psychologiquement, physiquement, le métier d’enseignant est épuisant, surtout lorsqu’on s’y investit beaucoup. Les élèves ne sont pas transparents, interchangeables, il faut leur donner le meilleur de soi, même si c’est éreintant. Alors si vraiment il devient indispensable, d’un point de vue économique, que les enseignants prennent leur retraite plus tard, il va falloir leur trouver autre chose à faire, en fin de carrière.

Propos recueillis par Élodie Walck

De Marivaux et du Loft, Petites leçons de littérature au lycée, P.O.L. Un professeur s’obstine à proposer à des élèves éblouis par le Loft ou absorbés par des soucis immédiats, des textes de Proust ou d’Apollinaire.