Lettres et démocratie.
" Carte blanche ! " m’a écrit notre collègue Le Quéré en m’invitant. Je l’en remercie car mon éloignement de l’enseignement et l’ignorance où je suis des décisions présentes et futures me mettraient dans une position fausse et pas très honnête. Comme l’idée de sauver les lettres suppose qu’elles sont en danger, j’ai voulu montrer que ce danger est essentiellement une menace pour la démocratie. Non que j’aie la naïveté de croire que les lettres fondent la démocratie, mais sans lettres point de démocratie ! La démocratie tend par définition à établir pour subsister un équilibre entre égalité et liberté. Quadrature du cercle, mais néanmoins seule société politique qui sauvegarde l’individu sans nuire à la collectivité. Une société qui réserverait la culture littéraire à une élite ou qui remplacerait la culture littéraire par les sémaphores trompeurs d’une prétendue culture de communication aboutirait à construire un monde barbare d’hommes déshumanisés où pour le profit des uns, les autres seraient assujettis à leurs purs besoins végétatifs. C’est au demeurant le souhait clairement exprimé par une aristocratie intellectuelle qui estime que l’égalité nuit à la culture déplore que musées, théâtres et autres lieux du même type ne soient pas réservés à une élite. Leur argumentation ne repose pas seulement sur un solide égoïsme prétentieux de privilégiés, mais sur la conviction erronée que toute égalité débouche nécessairement sur un nivellement par le bas. C’est ignorer qu’une telle attitude est suicidaire parce qu’une communauté humaine s’enrichit au contraire du développement de tous et c’est ajouter le mépris à cette méconnaissance. Jean Vilar en emplissant les salles pour applaudir Corneille et Molière a en son temps fourni des réponses à ce mépris. Je pourrais citer de nombreuses réussites, en particulier par l’enseignement du grec ancien ou du théâtre classique dans des milieux très défavorisés Une société sans lettres forme des robots susceptibles d’être des secrétaires qui ne liront pas de romans, des médecins ou des ingénieurs bornés par leur univers de connaissances techniques. Car ne pas être initié dès l’école condamne le plus souvent pour la vie. Or cette condamnation a un effet négatif tant sur le plan personnel que collectif. C’est en effet un bien étrange calcul, à court terme de surcroît, dans un monde du travail fécond en mutations ! L’égalité c’est pour tout homme l’accès à la compréhension, à la structuration de l’esprit, au jugement, à l’émotion, à l’imagination. Nous reconnaissons là les éléments constitutifs de la culture littéraire. Ce sont également les bases de la liberté, celle qui permet de choisir. Car supprimer un seul de ces facteurs et c’est l’esclavage assuré. Nul ne conteste l’enseignement des mathématiques dont la fonction n’est pas d’apprendre à compter, c’est chose rapide, mais de semer les embryons du raisonnement mathématique sans pour autant n’enfanter que des mathématiciens. L’enseignement des lettres ne vise pas à former des spécialistes, il en formera certes, mais à donner à chacun les moyens de sa liberté. Or un bizarre paradoxe a conduit des partisans politiques de l’égalité démocratique à refuser tout a priori pour préserver, selon eux , la liberté de jugement des élèves en oubliant qu’ils ne leur donnaient aucunement les moyens de leur liberté et que de fait ils accentuaient les inégalités et cela avec une extrême bonne conscience. Autant il est légitime de ne pas imposer un choix esthétique, autant il est néfaste de laisser s’installer un anarchisme esthétique livré à l’arbitraire des humeurs, des modes dont les élites savent se méfier assez pour instaurer pour leur plaisir personnel et leur profit privé un choix esthétique qu’ils gardent jalousement secret. Tel IUFM que j’ai connu interdisait l’accès à la poésie en 6ème avant le 3ème trimestre de peur d’inculquer des préjugés aux élèves qui ne comprendraient pas, tels pédagogues interdisaient la lecture préalable qui influencerait les élèves et leur préféraient l’ânonnement d’un élève qui découvre le texte. Aucune précision historique, aucune contextualisation, puisqu’il s’agit de préserver la " virginité du regard ". Seule initiative l’explication préalable des " mots inconnus " sans imaginer que d’une part la lecture éclaire souvent le sens en temps voulu et que ce ne sont pas nécessairement les termes inconnus qui posent problème. Or ce que l’égalité démocratique exigerait c’est garantir une entrée dans les textes. Les moyens existent et ce n’est pas l’arsenal technique, sans aucun doute utile, mais en situation, qui peut garantir cette entrée. On peut énumérer tous les obstacles à ce qui me paraît fondamental pour que tous puissent bénéficier d’une culture littéraire qui est le désir de lecture et sur lequel je reviendrai. Lorsque le professeur confond la didactique qui est réflexion sur l’enseignement et la pédagogie qui est une pratique, lorsqu’il se contente d’asséner une terminologie, de se limiter à la découverte d’une structure formelle, il ne crée qu’ennui et dégoût, car soumettre les œuvres à une typologie pure et simple et les confondre avec une structure qui les prédéterminerait, c’est ignorer les surprises du langage et la complexité humaine. Le jour où la lecture de Montaigne et d’Apollinaire se résumera à la collation de figures de rhétorique, aura-t-on encore le droit d’être homme et libre ? Qui est coupable ? Je veux me limiter à un constat : les programmes sont ce qu’ils sont. Ils changent au gré des politiques. Qu’ils changent ne me gênerait pas trop, c’est un ferment de renouvellement. Ce que je regrette c’est qu’ils précèdent les modifications des pratiques au lieu de légiférer a posteriori. Toutefois un programme n’est qu’un cadre : le danger est que la lettre l’emporte sur l’esprit, que d’un excès on bascule dans l’autre, et surtout qu’on ne soit pas capable de repenser les programmes en fonction d’élèves donnés, à un moment donné et surtout que le professeur ne puisse ni ne veuille insuffler un désir littéraire. Or si les professeurs nantis d’une vraie culture, d’un goût littéraire affirmé et de la formation universitaire indispensable sont légion, force m’a été de constater que plus de la moitié des professeurs en exercice avaient été intégrés selon divers plans ou certains concours internes comme le " spécifique " qui ne comportait pas d’écrit, le " réservé " qui ne reposait pas sur une formation universitaire. Si encore une vraie licence de lettres constituait la base comme le fut la licence d’enseignement au moment du projet Langevin-Wallon, ce serait acceptable. Mais toute licence en valant une autre beaucoup enseignent sans posséder une vraie licence de lettres et souvent avouent ne pas s’intéresser du tout aux lettres. Une enquête notait un grand déficit de lecture chez de nombreux professeurs. Je me souviens avoir entendu une candidate déclarer qu’elle avait " loupé " l’épreuve d’explication de textes, qui n’était pas " son métier ", mais réussi l’épreuve pédagogique qui " était son vrai boulot " ! Inutile de dire que ceux qui exigent un certificat de conformité des professeurs sont tout aussi responsables ! L’étude des lettres sans passion ne mène à rien. La culture littéraire n’est pas un amas de connaissances, une addition de lectures. C’est la capacité au-delà du déchiffrement d’accéder à la pensée et à l’imaginaire d’autrui et d’exprimer par l’oral et l’écrit ses propres pensées et ses propres réflexions. En ce sens c’est la constitution d’une personnalité responsable, au sens où l’entend St Exupéry, qui est en jeu. Par principe démocratique tout homme a droit à cette formation. Or il ne peut l’acquérir qu’au prix d’un effort et d’un désir. Le propre de l’enseignement littéraire est d’éveiller ce désir qui n’est que virtualité quand il n’a pas été éveillé. Il s’agit en fait de corriger une inégalité non pas naturelle, mais sociologique : les enfants de certains milieux ont eu quasiment dès le berceau accès au livre et à un langage riche et élaboré : ils développent alors l’envie de lecture, d’expression et acquièrent, comme naturellement, toutes les ressources nécessaires pour accéder à la culture littéraire. Ce sont des privilégiés et tant mieux pour eux. Il serait digne des Khmers rouges de leur en vouloir, mais le rôle de l’Education Nationale est de compenser les inégalités en donnant les clefs de la culture littéraire à ceux qui n’auront pas eu ce privilège. Et plus tôt cette compensation est mise en place et plus elle est efficace. C’est pourquoi je veux clamer bien fort l’importance du plaisir de la lecture à l’école maternelle et primaire. Il est nécessaire que la passion anime professeur, puis l’élève. Sinon c’est le conformisme qui l’emporte. Autrement dit l’imitation, la soumission aux modes et derrière ce rideau de ressemblances, l’atteinte à la personne qui étouffe la liberté de chacun. Je ne demande pas une fureur poétique, mais un simple goût littéraire. L’enfant et bien des adultes passent par une phase d’identification. Le plaisir de la lecture de Roland Barthes n’est pas de prime abord celui d’un jeune lecteur et si le spécialiste, le professionnel suit avec délices Umberto Eco dans sa promenade dans les bois de Loisy à la recherche de " l’auteur modèle ", le jeune ou moins jeune lecteur peut sans hâter sa promenade, et au-delà de la pure narration, être sensible à la fraîcheur de Sylvie, à la figure rêvée d’Adrienne, au jeu entre l’imaginaire et le réel et à la transparence de l’écriture. C’est ainsi que chacun découvre que toute parole, comme toute écriture comporte des niveaux et qu’un texte littéraire à la différence de la simple communication comporte des réseaux de signification qui se superposent et s’entrecroisent. Le citoyen apprend le décryptage par delà le déchiffrement. Il apprend à se défier de la rhétorique fallacieuse qui cherche à le tromper par le piège des mots. Et en ce domaine les politiques n’ont pas d’égal en matière de duperie. Socrate dans le Gorgias assimile justement la rhétorique à une flatterie. Et les politiques ont la chance que paradoxalement des linguistes bien intentionnés leur aient ouvert une voie royale. Le célèbre et, au demeurant, admirable numéro 8 de Communication en prenant malicieusement appui sur un mauvais roman policier pour une démonstration très convaincante mais qui n’était pas destinée à des non-spécialistes de l’analyse littéraire a accrédité l’idée que lire l’annuaire des téléphones était tout à fait identique à lire Madame Bovary. Bien sûr tel n’était pas leur propos. Pas de langue sans littérature. La création de CAPES de langues (de corse ou de créole) sans littérature m’a toujours paru une faiblesse politique. Ces langues existent et ont toute leur dignité mais à elles seules ne justifient pas un concours, tandis que Dostoievsky et Tolstoï à eux seuls le justifieraient. Que la littérature soit un système de signes, impossible de ne pas l’accorder, mais quels signes, quel jeu de ces signes entre eux pour quelle signification et suffit-il de repérer ces signes pour avoir accès à la sensibilité et à l’imaginaire ? Le groupe µ a publié un beau volume Rhétorique générale qui peut intéresser et nourrir le maître, mais quelle catastrophe si, comme je l’ai vu dans un cours " d’aide individualisée " son contenu est transmis quasi tel quel à des élèves qui ont de plus une extrême difficulté à aborder le domaine littéraire. Pas surprenant que l’art de la " communication " triomphe au détriment de toute relation avec le réel et de tout échange véritable. La société n’est donc pas totalement responsable de la désaffection à l’égard des lettres, nous y avons notre part. Mais le déficit de démocratie peut revendiquer lui aussi sa part de responsabilité. L’individualisme outrancier, voire l’esprit de clan qui se manifeste dans la prolifération des groupes fermés sur eux-mêmes, des intégrismes de tout poil éloignent du souci de l’autre et des autres. La recherche des avantages purement personnels et le repli sur soi sont source d’exclusion réciproque, alors que les lettres et j’entends par là toutes les disciplines littéraires impliquent un dépassement de soi-même et cheminement vers l’autre. Quand l’apprentissage des langues étrangères n’est pas réduit au simple enseignement des bases nécessaires au commerce, quand l’histoire ne se réduit pas au constat tout nu des faits, la philosophie à la sociologie, le citoyen rejoint l’autre, son semblable, si j’ose dire, en diachronie autant qu’en synchronie. Pour Montaigne la lecture est conversation avec les anciens. Dialoguer avec Lucilius apporte plus à l’esprit de démocratie que répondre à des questionnaires tout faits qui escamotent la pensée et l’humain. Le privilège de la littérature, et j’entends par là toute œuvre écrite ou orale, capable de nous enrichir, c’est à dire dont les niveaux de lecture ne se limitent pas à un pur déchiffrement, est de permettre à la fois l’identification et la révélation de l’étranger. Hamlet ou Les Misérables qui sont des œuvres de portée universelle offrent des niveaux de lecture innombrables, entraînent à la fois sympathie avec certains héros Hamlet ou Ophélie, Jean Valjean ou Cosette et cheminement vers leur part d’étranger dans un temps et un espace qui sont à la fois les nôtres et nous sont extérieurs. Aller vers l’autre requiert un effort de la personnalité, or si l’effort sportif est glorifié ainsi que celui qui débouche sur une pratique rentable, l’effort intellectuel est surtout dans les domaines littéraires objet de mépris ou d’ignorance. Notons au passage qu’il en est de même pour le domaine scientifique surtout quand il est orienté vers la théorie. Un utilitarisme à court terme qui ferme les yeux sur la nécessaire adaptation au devenir et sur la singularité de la vie humaine qui n’est pas entièrement consacrée à sa satisfaction végétative m’inquiète, surtout quand il s’agit d’enfermer les adolescents dans des perspectives rigides et cloisonnées. Car s’il est honnête et judicieux d’orienter en fonction des possibilités de l’élève et des besoins de la société, il est primordial que le bagage fondamental comporte la culture littéraire indispensable au futur citoyen. En effet contrairement à ce que de mauvais esprits suggèrent la culture littéraire ne saurait en aucun, sauf à se stériliser, être réactionnaire. Les lettres ne sont précisément pas l’apanage d’un groupe frileux et restreint. Dans la mesure où la vraie maîtrise de la langue n’est pas le fruit du seul apprentissage technique, mais libère les individus en établissant de véritables liens de pensée, où la culture littéraire ne se tourne pas vers une admiration béate du passé, mais profite des apports tant de la culture antique que de la culture moderne et contemporaine, une société démocratique possède les moyens d’échapper au totalitarisme. N’oublions pas que le totalitarisme se déguise sous des costumes parfois fort différents, mais tout aussi redoutables : celui du conformisme, de la pensée unique comme celui de l’asservissement consensuel à un modèle de société figé. Si les lettres conduisent à la découverte de l’autre dans le temps et dans l’espace, elles mènent par voie de conséquence nécessaire à deux principe fondamentaux de la démocratie : la vertu au sens où l’entend Montesquieu, celle qui fait passer l’intérêt public avant le sien propre parce que les lettres font découvrir l’autre à la fois comme semblable et étranger et la laïcité qui réserve les convictions spirituelles à la sphère privée, parce qu’admettre l’autre c’est à la fois respecter ses croyances et protéger les siennes. Les lettres sont comme l’espace public le lieu de la pensée, de la sensibilité de l’imaginaire, de l’esthétique qui ne juge pas au nom d’une morale particulière. Que Racine ait sûrement été un homme peu recommandable et que Céline fut réellement méprisable et répugnant n’empêche pas d’admirer Phèdre et Le Voyage au bout de la nuit. Le totalitarisme qui est corruption de la démocratie se méfie des lettres parce qu’elles sont justement pour tous l’apprentissage des ressources de la liberté de jugement. Comment résister aux menaces qui pèsent sur les lettres ? Certainement pas en se plongeant dans une déploration inefficace ? Je plaide pour la reconnaissance d’une hiérarchie des oeuvres, non pas fondée sur des a priori, mais sur des comparaisons duement justifiées, pour la mémorisation de la poésie, la relation affirmée entre les lettres et les arts, et je ne veux pas oublier le cinéma, l’appétit de découverte de la littérature contemporaine tant étrangère que française. Surtout je crois qu’il faut affirmer avec force que le professeur de lettres n’est pas seulement un professeur de langue. J’ ai beaucoup de respect pour nos collègues de philosophie et d’atomes crochus avec certains, mais quand j’en ai entendu un fameux sur France-Culture supposer qu’avant la classe de Terminale les élèves avaient besoin de la philosophie et surtout des professeurs de philosophie pour penser, la rage m’a pris, car il me paraît impossible et absurde de croire que nous apprenons à lire Montaigne, Pascal, le dix-huitième siècle sous l’unique angle linguistique, sans parler de Corneille, La Fontaine, Molière, Hugo … Si c’est l’image que nous donnons, alors, oui notre contribution à la formation " en est à dire " comme écrit Montaigne ! Jean-Pierre Weill, inspecteur général des lettres honoraire.