Politique européenne et problématique des compétences

Communication de Christian Laval, auteur de L'école n'est pas une entreprise. Université d'été 2007.


Je voudrais vous présenter succinctement un certain nombre de réflexions qu’avec un certain nombre de collègues ou camarades de l’institut de recherches de la FSU, nous avons élaborés en commun sur les politiques éducatives européennes et plus généralement sur les politiques éducatives actuellement menées dans le monde. L’idée qui sous-tend nos analyses, et que j’ai pour ma part développée dans L'école n'est pas une entreprise, est la suivante : si l’on veut comprendre les mutations des systèmes éducatifs, on ne peut plus se contenter d’analyse réalisée dans le seul cadre national. Nous sommes dans une période de réforme mondiale de l’éducation, laquelle n’est plus - selon l‘expression managériale typique – seulement " pilotée " par les États nationaux, par les ministères de l’Éducation des différents pays. Elle est largement menée sous influence des grands organismes qui ont aujourd’hui la main sur les transformations des sociétés, à savoir les grands organismes financiers, commerciaux et économiques, et en particulier des institutions comme l’OMC, le FMI, la Banque mondiale. Cela peut vous paraître extrêmement curieux. Il y a en France une grande réticence à admettre ce changement d’échelle, ce déplacement du centre de gravité. Cela tient au poids de certaines catégories de pensée et d’action qui se fait sentir partout. Nous sommes tellement habitués à raisonner en termes d’histoire nationale des systèmes éducatifs, d’histoire nationale des disciplines, que nous avons le plus grand mal à penser les changements éducatifs dans un autre cadre que celui de la nation, dans des paramètres autres que ceux de la culture nationale. Je ne dis pas que l’histoire et la particularité nationales du système éducatif sont abolies. Au contraire le terrain national est toujours bien présent, ne serait-ce que par les résistances qui s’y manifestent face à des logiques externes. Mais ce qui est certain, c’est que si l’on veut aborder un problème comme le socle commun des compétences, qui s’inscrit désormais dans la loi française, qui a inspiré le rapport Thélot de 2004 et la loi Fillon de 2005, qui est présent dans les circulaires de rentrée, qui progressivement descend et s’applique dans toutes les disciplines, si l’on veut comprendre d’où vient cette problématique qui s’impose aux praticiens, il faut se reporter à un autre niveau que le niveau national.

Il convient ensuite de faire un peu d’histoire. Il faudrait à chaque fois rappeler la façon dont les politiques nationales se sont transformées, comment elles ont subi l’impact de doctrines ou de mécanismes qui les dépassent. C’est ce qu’il faudrait faire par exemple à propos de ce socle commun des compétences dont il est question aujourd’hui. Je ne peux ici qu’évoquer de manière très succincte cette genèse qui prend tout son sens dans l’histoire de la politique éducative européenne.

Le rapport Thélot ou la loi Fillon ont fait en réalité du plagiat. Ils ont largement recopié des documents européens qu’ils ont transformés légèrement – transformations intéressantes d’ailleurs. C’est le cas, en particulier, pour ce qui est de la liste de compétences clefs telles qu’elles ont été définies par un groupe de travail qui s’appelle " Éducation et formation 2010 ". Ce groupe est doublement patronné par la Commission européenne et par le Conseil européen, et il est composé d’experts et de techniciens délégués par tous les gouvernements.

Vous savez que cette liste contient des objectifs divers, voire hétéroclites, qui semblent placés au même niveau, comme la maîtrise d’une langue nationale, la maîtrise des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’esprit d’entreprise, etc. Cette liste de compétences s’inscrit dans un effort plus large et dans un cadre plus global, qui a été affirmé et précisé à partir de 2005, et qui vise à harmoniser les certifications européennes à tous les niveaux. L’objectif prioritaire est sans doute de déterminer le " Cadre européen des certifications professionnelles". Mais il faut bien avoir à l’esprit que nous sommes aujourd’hui dans un processus d’harmonisation de l’ensemble des diplômes à l’échelle européenne, pas seulement des diplômes universitaires, pas uniquement des diplômes professionnels, mais de l’ensemble des diplômes de tous niveaux. Il y a là un processus extrêmement sérieux, très puissant, et qui mobilise aujourd’hui quelques centaines d’experts, de techniciens et d’administrateurs en Europe, pratiquement en dehors de tout contrôle démocratique, de tout débat, de toute information réelle et approfondie.

Pour comprendre la logique de ces transformations, il faut en revenir à ce qu’a été la construction européenne et à la place qu’y a prise progressivement la politique d’éducation. Aujourd’hui l’Europe a une politique d’éducation réelle et effective. Cette politique a deux aspects : elle n’est pas juridiquement et politiquement explicite et assumée ; elle est par contre pleinement intégrée à une logique économique. Ce qui n’est pas nouveau : l’utilitarisme depuis le XVIIIe siècle pense l’éducation dans une optique économique. Elle n’est pas non plus spécifique à l’Europe : certains pays ont été tentés d’aller très loin dans ce sens, comme les Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Mais c’est l’une des premières fois au monde que des institutions publiques élaborent et développent une politique d’éducation aussi étroitement dépendante d’une logique économique. Évidemment, l’Europe ne dit pas ce qu’elle fait, en éducation comme dans d’autres domaines : comment une telle politique d’éducation en Europe peut-elle ne pas faire l’objet d’un vaste débat, alors qu’elle est aujourd’hui la politique de référence, alors qu’elle engage le sens même de l’action éducative ?

Il existe donc une politique d’éducation ; elle est subordonnée à l’économie. Il faudrait même dire que l’éducation est conçue comme une activité économique, voire comme l’activité économique essentielle. C’est un renversement complet, et à beaucoup d’égards, redoutable. L’éducation est désormais comprise comme un pilier de " l’économie de la connaissance ", de " la société cognitive ", ordonnée à une politique économique et sociale dans laquelle la connaissance, dans son élaboration, comme dans sa diffusion, est au coeur de la stratégie économique. Ce qui complique les choses, puisque cela caresse, si je puis parler aussi familièrement, les professeurs et les savants dans le sens du poil. On leur dit : " vous êtes au cœur du succès économique, au centre des politiques d’emploi, tout dépend aujourd’hui des capacités des sociétés et des économies à faire de l’innovation, à produire des idées nouvelles, à développer des procédés nouveaux. Comme tout dépend de l’innovation et du niveau de qualification de la main-d’œuvre, tout dépend de vous. " Au fond, la Commission met en avant, souvent contre les gouvernements nationaux, une formidable promotion de la connaissance en tenant que le principal atout de l’Europe, c’est la matière grise, ce sont les ressources humaines.

Vous le voyez, deux aspects se lient étroitement, comme les deux côtés d’une même médaille : une subordination la plus complète de la connaissance à une logique économique et la promotion de la connaissance comme le centre même de toutes les stratégies économiques, comme la dimension qui devrait en quelque sorte résoudre tous les problèmes économiques et sociaux. La connaissance est en quelque sorte devenue la clef universelle de la stratégie économique.

Les contradictions de cette stratégie sont évidentes : d’un côté, la Commission européenne se veut en pointe dans cette stratégie, quand, de l’autre, beaucoup de gouvernements européens restent très en retard par rapport aux objectifs définis pour des raisons budgétaires ou par manque de volonté politique. Ces gouvernements tiennent même un discours contradictoire. Quand, en France, les responsables politiques continuent de présenter l’éducation comme un coût exorbitant, comme une charge insupportable pour le pays, ils tiennent un discours exactement contraire au postulat européen selon lequel dans la nouvelle " économie de la connaissance ", l’éducation est un investissement, au point qu’il faudrait même d’après certaines voix, retirer dans les comptabilités publiques les coûts d’enseignement du poste des dépenses de fonctionnement pour les ranger dans les dépenses d’investissement au sens où ce sont des " dépenses du futur ", comme on dit en Europe. Mais ce sont en fait les mêmes gouvernements qui tiennent deux discours contraires, qui poursuivent des objectifs contradictoires, puisque ce sont eux aussi qui sont installés à Bruxelles et qui, par le biais du Conseil, déterminent la stratégie commune...

Il est vrai que la contradiction se résout peut-être ailleurs, à un autre niveau : avec l’idée de la privatisation de l’éducation, de sa mise en marché. La complication pour les gouvernements aujourd’hui, consiste en effet à élever la dépense d’éducation et la dépense de recherche sans augmenter la dépense publique. Il s’agit donc d’aller chercher de l’argent ailleurs : dans la poche des familles et des étudiants, avec l’augmentation des droits d’inscription, comme cela s’est fait en Angleterre ; ou encore de favoriser la participation des entreprises, pour financer la recherche et l’enseignement supérieur, ce que permet la loi de juillet 2007 sur la dite " autonomie des universités ".

Comment est née cette politique d’éducation que je viens d’évoquer rapidement ? Quelques éléments d’histoire, quelques grandes étapes doivent être rappelés. L’Europe d’après-guerre aurait pu se construire sur un grand idéal politique et culturel, sur des bases humanistes. Ce n’est pas comme cela qu’elle s’est construite, ce n’est pas, pour ne donner qu’un exemple, le Conseil de l’Europe de 1949 qui a été guide en la matière. Ce n’est pas à partir de l’idée des droits de l’homme ou de la culture européenne qu’une politique d’éducation s’est construite : elle s’est bâtie dans une logique économique, elle a été d’emblée subordonnée à la construction du marché européen. Jean Monnet ou Robert Schumann ont certes manifesté quelques regrets en affirmant que l’Europe aurait dû commencer à se construire par la culture, qu’elle aurait dû s’appuyer sur ses antiques fondations humanistes. Que valent ces regrets supposés ? A lire les Mémoires de Jean Monnet, ils ne semblent pas très sincères : Monnet est très fier d’avoir fait prévaloir une logique de l’intérêt bien compris. Le traité de Rome de 1957, comme auparavant le traité du charbon et de l’acier de 1951, est commandé d’abord par la prévalence de l’intérêt de chacun, selon une stricte logique économique. Pour les fondateurs, une Europe de la culture, une Europe de la politique, sont certes possibles et même souhaitables, mais il fallait commencer par actionner le jeu des interdépendances économiques. L’Europe devait être d’abord une économie commune ou elle ne serait pas.

On comprend alors que l’éducation n’ait pas eu de place dans le traité de Rome, qu’elle n’y est pas même mentionnée. Elle n’apparaît qu’indirectement, au titre de la " formation professionnelle ". Ce point est décisif. Il faudra en effet attendre plus de dix ans pour que les ministres de l’éducation européens se réunissent au début des années 1970. Et c’est en 1976 qu’il y a eu un premier programme en ce domaine. Par contre, le processus a été plus rapide du côté de la formation professionnelle. On comprend pourquoi : l’Europe s’est définie comme un marché, fondé sur le respect des quatre libertés de circulation des capitaux, des produits, des services et des hommes. La dimension de la qualification de la main d’œuvre est tout de suite essentielle, et la question de l’harmonisation des qualifications professionnelles se pose immédiatement : très vite en effet apparaît la question de savoir ce que vaut un diplôme dans un pays. Est-ce qu’un employeur peut se fier au diplôme détenu par le travailleur d’un autre pays ?

Le virage de la fin des années 1970 et des années 1980 est net : on assiste au glissement progressif de la problématique de l’éducation vers celle de la formation professionnelle. Cela s’opère par un travail symbolique et politique constant et répété, dans de multiples rapports et " livres blancs ", qui vont progressivement interpréter l’éducation comme une formation professionnelle continue, qui se poursuivrait " du berceau au tombeau ". La Cour européenne de justice a ainsi produit depuis vingt-cinq ans de très nombreux arrêts qui consistent à assimiler l’enseignement universitaire à la formation professionnelle. Cet aspect juridique n’est pas négligeable : ces arrêts ont servi de points d’appui à la Commission européenne pour déborder progressivement sur l’ensemble du terrain éducatif. Et cela, selon une logique bien connue des spécialistes de l’Europe, que Jean Monnet appelait la logique des " petits pas ", que le traité de 1951 appelait la " solidarité de fait ", que les anglo-saxons appellent le " spill over ", c’est-à-dire le débordement systématique de l’action sur des domaines qui n’étaient pas précisément et préalablement inscrits dans les traités de l’Europe. Au début des années 1980, une direction générale de la Commission se met en place, la vingt-deuxième, qui s’intitule " Direction générale de l’éducation, de l’emploi et des questions sociales ". Son nom indique bien le lien très étroit qui est fait avec la question de l’emploi. Les années 1990 sont marquées par une accélération très importante : c’est l’époque des crises financières, c’est la période où l’Europe semble décrocher par rapport aux Etats-Unis et aux pays émergents. La question de l’innovation technologique devient primordiale. Jacques Delors, alors président de la Commission, décide de donner un coup d’accélérateur avec le traité de Maastricht . C’est ce traité qui consacre l’entrée officielle de l’éducation dans les textes de référence de l’Union dans un article qui est quasiment inchangé dans le traité constitutionnel présenté en 2005. Il aura fallu donc attendre de 1957 à 1992 pour que l’éducation soit reconnue comme une politique européenne.

Pourquoi cette reconnaissance ? Quel sens a-t-elle ? Les années 1990 voient naître une série de réflexions sur l’informatisation, la communication, l’immatériel. Ces problématiques trouvent un écho dans des rapports de la Commission, dont le très important livre de Jacques Delors intitulé " Compétitivité, croissance et emploi ", en 1993, et dont un autre texte tout aussi important de 1995, qui s’appelle " Vers la société cognitive ". Ces textes posent les bases conceptuelles de la nouvelle politique et constituent en somme la doctrine de l’Europe en la matière. Désormais, l’Europe se donne pour objectif de construire une économie et une société nouvelles, fondées sur la compétence de ses travailleurs, sur la connaissance, sur la communication, qui donneront tout à la fois la croissance et l’emploi.

Cette élaboration aboutira à un moment essentiel, le Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, qui définit ce qu’on appelle depuis " l’agenda de Lisbonne " ou la " stratégie de Lisbonne " : il s’agit de construire l’économie de la connaissance la plus compétitive dans le monde à l’horizon 2010. Ambition démesurée évidemment, qui rappelle un peu les grands objectifs de Kroutchev, " rattraper et dépasser les U.S.A. "Ambition qui débouchera assez vite sur la désillusion et sur un constat d’échec dès 2005 : les principaux objectifs ne sont pas atteints, les gouvernements n’ont pas suivi… La conclusion que l’on en tire dans l’Union est paradoxale : loin de remettre en cause les objectifs, la méthode, les contradictions, on décide d’accélérer ce qui a échoué.

La " stratégie de Lisbonne " est-elle une politique purement incantatoire, ou bien contient-elle un modus operandi qui peut produire des effets réels ? A partir de 2002, on assiste à la mise en place d’une sorte de machinerie politique chargée de diffuser les consignes, de pousser à la réalisation des objectifs : c’est ce qu’on appelle la " méthode ouverte de coordination ", la " MOC ", que j’appelle méchamment la " méthode opaque de convergence ". Elle consiste à demander à des groupes d’experts de définir des objectifs, de les chiffrer – cette mise en chiffres de l’éducation est fondamentale dans les nouveaux modes politiques – de repérer les bons indicateurs, les bons niveaux de référence en Europe, de faire un travail de comparaison de ces " benchmarks ". Cette " méthode " consiste donc à produire des outils qui se veulent purement techniques mais sont en réalité normatifs. Ces indicateurs et ces mesures posent de redoutables problèmes, le premier étant que la technique et la statistique ont désormais pris le pas dans la définition des politiques éducatives, avec toutes les illusions et toutes les mystifications de fausse " neutralité " des chiffres par rapport à d’autres modes d’argumentation. Les objectifs peuvent être louables (moins d’illéttrés, plus de filles dans les filières scientifiques) mais tous posent des questions qui ne sont jamais abordées par les techniciens parce qu’elles ne sont pas de leur ressort. C’est très précisément le cas des " compétences clefs " qui sont présentées comme des évidences, alors qu’elles engagent les contenus enseignés, partant les ambitions et les finalités mêmes des systèmes éducatifs. La politique d’éducation en Europe, en mettant au centre de sa méthode la comparaison statistique, a donné lieu à une véritable usurpation en matière de responsabilités politiques en même temps qu’elle a inauguré une politique de convergence des systèmes éducatifs européens sur la base d’un raisonnement économique qui réduit la diffusion de la connaissance à la formation d’une main d’œuvre adaptée et mobile.

Désormais, et pour la première fois de façon aussi unidimensionnelle, la politique d’éducation ne trouve plus ses fondements et ses justifications dans la morale, la politique, la culture, l’histoire, c’est-à-dire dans l’univers des valeurs, mais dans le seul horizon qui importe désormais dans les rouages de l’Union, celle de la " valeur économique ", de l’efficacité, de la compétitivité. C’est en réalité toute une conception de l’homme qui est ici en question. Avec l’idée que l’humain est d’abord un capital, une ressource productive, une main d’œuvre, c’est la question du destin de l’humanisme européen qui est évidemment posée. Le risque est grand d’une crise majeure de la tradition démocratique pour laquelle la formation de l’homme est la condition de la souveraineté des citoyens. D’une crise de la culture européenne aussi, qui a justement forgé cet idéal de souveraineté du citoyen sur le socle de la dignité de l’homme.


Christian Laval
8 septembre 2007