Les humanités : une formation et un savoir

[Intervention de Michèle Gally, maître de conférences à l'ENS Lyon, le 26 août 2005, à Clermont l’Hérault.]


Trois termes dont la définition pose problème. " Qu’enseigne la littérature ? " a demandé la revue " Le Débat " à des enseignants et des écrivains au printemps 2005. C’est donc que cela ne va pas de soi. Et les réponses ont rejoint l’autre question, celle que posait Sartre en 1947, comme un préalable pour se défendre des attaques dont il était l’objet : " Qu’est-ce que la littérature ? " Question, dit-il, jamais posée.

Le " comment " - une formation à un savoir - doit en effet être précédé d’un double questionnement sur l’objet à transmettre et sur le sens – pour quoi – de sa transmission si l’on s’intéresse non à la production de la littérature comme Sartre mais à cette réception particulière qui passe par l’enseignement. " Formation " est sans doute devenu un terme trop galvaudé, omniprésent dans notre société à hauteur de son utilitarisme et de sa vacuité (de la formation permanente aux stages de formation divers en passant par l’IUFM, " institut universitaire de formation des maîtres ") mais peut-être pour cela même faut-il le réinvestir.

Rien donc d’évident dans ces termes et c’est à un parcours vers une définition que je propose de nous engager en posant un certain nombre de jalons.

 

I - Essai de définitions

1 - Humanités et littérature

Le premier terme est à la fois plus opaque que les autres et surplombant. Soit il renvoie à " humanities " passé par l’anglais où il désigne l’histoire, la géographie, une part de la philosophie, le droit aussi bien que la littérature. C’est en ce sens, on peut le supposer, que J.Y.Guérin parle de " sciences douces, que je préfère, pour ma part, appeler les humanités " (Littérature, 47, 2002), et désigne les disciplines qui n’entrent pas dans la catégorie des " sciences dures " ou " exactes ". Soit, comme pour le Petit Robert, le terme , quoique donné comme venant étymologiquement d’ " humanitas " au XVIe ne renvoie qu’aux langues et littératures grecques et latines. Dans les catégories de la recherche institutionnelle (CNRS, appels d’offres nationaux et internationaux…) le terme est inconnu à l’égal de celui de littérature. On parle de " sciences humaines et sociales ", de " sciences de l’homme et de la société ". Dans les conférences de l’Université de tous les savoirs qui ont salué le passage au second millénaire de l’ère chrétienne, celles qui portent sur les " humanités " (Fumaroli) et, on peut le supposer, la littérature (le terme est absent des titres) – Compagnon, Bonnefoy, Genette, Deguy – appartiennent au volume " L’Art et la Culture ".

Notre objet serait-il fuyant ou honteux ?

Il est bon de rappeler brièvement l’histoire du terme et de ses enjeux : " litterae humaniores " se distinguent des " litterae divinae et sacrae ". La notion de lettres profanes naît au XVIe mais elle est repensée et normée par les Jésuites entre le XVIe et le XVIIe, où elle constitue l’enseignement d’une classe intermédiaire entre les classes de grammaire et de rhétorique. Une première distinction jusqu’à Napoléon sépare " humanités " de " rhétorique ", tandis que la " grammaire " désigne la formation dispensée dans les petites classes. Au cours des débats et réformes qui agitent la fin du XIXe apparaît l’expression d’ " humanités " classiques (refusées aux filles dans les instructions de Camille Sée !) quand se mettent en place les " humanités modernes " (avec des langues vivantes) et les " humanités scientifiques " :

Les humanités classiques se présentent non seulement comme des " études ", comme " une instruction " mais comme une " éducation " de l’individu, de l’esprit, de l’intelligence… Education libérale par la distance qu’elles gardent avec toute spécialisation ; éducation morale, des  " valeurs " (courage, justice etc.). Les textes français ne sont pas lus pour eux-mêmes ni expliqués. (A. Chervel, M.M. Compère, " Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français " in Histoire de l’Education, INRP, 74, 1997)

Globalement, l’histoire de l’enseignement évolue, depuis le XVIIIe, d’une part vers une " francisation " progressive des Humanités, due au prestige des textes classiques du XVIIe, et ce sans modifier longtemps ni l’objet et ses enjeux, ni les méthodes, d’autre part les " lettres " évoluent globalement vers notre sens de " littérature " qui se différencie des " sciences " et de la " philosophie ".

Pour Fontenelle par exemple à la fin du XVIIe " lettres " englobe encore les mathématiques. Dans l’Encyclopédie, " lettres " continuent de renvoyer à l’ensemble des savoirs mais émergent les prémices d’une première distinction à la faveur du terme nouveau de " littérature " : le Chevalier de Jaucourt (pseudonyme) parle en 1765 " des lumières que procure l’étude et en particulier celle des " Belles-lettres " ou de la " littérature ". Dans ce dernier sens, on distingue les gens de lettres qui cultivent l’érudition variée et pleine d’aménités, de ceux qui s’attachent aux sciences abstraites et à celles d’une utilité plus sensible. " (cité par H. Bots, F. Waquet, La République des Lettres, Belin, 1997, p.25)

Donc deux dynamiques se dessinent pour définir l’objet " littéraire " : - une reconnaissance progressive d’œuvres en français dignes de rivaliser avec les textes antiques et les valeurs universelles dont ils sont porteurs ; - une segmentation des savoirs : les " sciences " se détachent des " lettres ".

Or dans un premier temps, l’émergence de lettres françaises ne produit pas de significations différentes de celles accordées aux lettres anciennes tandis que la scission lettres-sciences ouvre à une autre formation , celle des " polytechniciens " fustigée par Lamartine dans la préface des Méditations poétiques.


2 - Entre langue et lettre : la place des langues mortes

On le voit. L’histoire des langues anciennes et de leurs textes n’est pas seulement liée à une " origine " étymologique et linguistique des textes français mais les humanités sont d’abord définies à partir des œuvres antiques comme un ensemble de " valeurs ". Que l’expression de celles-ci soit obsolète et à reformuler, sans doute, mais elles continuent à vivifier secrètement le sens des " lettres ", leur place dans le déploiement des " discours " auxquels nous sommes soumis. Nous y reviendrons. On ne peut pas réfléchir sur la littérature et sa définition sans prendre en compte ce lien essentiel entre les langues et littératures antiques et littératures françaises qui a consisté en un transfert de méthodes et un transfert de valeurs face à ce qui s’est constitué dans notre terminologie en sciences dures, et plus récemment, en " technologie ".

Il y a cependant à défendre le latin et le grec non pas seulement dans une nostalgie ou un goût d’un passé fournisseur en lui-même de modèles moraux, comme on le donnait autrefois,(encore qu’il faudrait analyser l’ambiguïté des textes officiels sur le latin et le grec et l’affaire de la " citoyenneté " : retour formel et simpliste sur la définition des humanités classiques ?) mais
1- parce qu’il n’y a pas dans notre histoire culturelle de clivage absolu entre les textes antiques et nous : un Pascal Quignard, un Italo Calvino réfléchissent sur une littérature qui va de l’Antiquité au XXe.
2- parce que leur statut grammatical c’est-à-dire de langue seconde, non maternelle pour quiconque, peut constituer un outil pour faire appréhender par les élèves l’objet " texte " littéraire. Ces langues-textes en constituent doublement l’arrière-plan culturel (mythes, formes de pensée, premières élaborations fictionnelles, motifs etc.) et le détour nécessaire par ce qui est autre, non immédiatement lisible, par ce qui offre une résistance et oblige à un apprentissage, à l’acquisition d’une compétence, désignant ainsi l’enjeu d’un savoir.

Euripide plus difficile que Racine ? Peut-être. Qu’un problème de physique ? Moins sûr. C’est affaire de choix et d’autorité de la discipline.

La mort de ces langues en fait un instrument pédagogique puissant. Devant un texte grec ou latin, le lecteur ne peut simplement appliquer des règles (…). Comme il n’y a pas de langue en dehors des textes, les règles de la langue doivent être reconstruites à partir de la lecture, elles sont élaborées comme des hypothèses à partir des phrases et de leur enchaînement (…) Leur justesse sera évaluée selon leurs effets : cette lecture produit-elle du sens, permet-elle de saisi une cohérence, ou débouchent-elle sur du non-sens ? P. Judet de la Combe, H. Wismann, L’avenir des langues, CERF, 2004, p.221-222).

Une combinatoire qui débouche sur un sens qui n’est pas purement logique ou formel mais s’ouvre sur un univers de représentations - un monde, un réel, une histoire - : voilà l’alchimie de la lettre antique.

Le texte antique met en exergue le lien essentiel entre langue et lettre, " grammaticalité " et " littéralité ". Il y aurait d’ailleurs une relation à reconstituer entre les apprentissages des deux, ou trois, " grammaires " : des langues mortes au français. Il y a un besoin urgent de redonner une connaissance grammaticale sérieuse aux élèves : sans compréhension syntaxique, morphologique, et pas seulement lexicale, de la langue, pas d’appréhension sérieuse de la littérature qui n’existe que dans la rencontre d’une langue et d’une " lettre ". Aucun texte littéraire n’est transparent, immédiat. Ceux qui le sont ne sont pas littéraires. Ce n’est pas simplement une question d’époque et d’histoire de la langue, ni une question de mots : admettons que Rabelais ait besoin d’être traduit comme Chrétien de Troyes, mais qui comprend spontanément ou intuitivement Montesquieu (je parle du fil du raisonnement si à la mode !) ou Marivaux, René Char ou Yves Bonnefoy ?

De l’opacité d’une langue morte entièrement à acquérir à l’effacement de l’illusion d’un parler commun que serait la littérature : voilà quel peut être le parcours formateur des œuvres anciennes aux œuvres contemporaines .


3 - Une langue non commune

Dans cette difficulté, cette épaisseur, cette altérité, se jouent les contours d’un savoir. J’y reviens. On peut vivre sans posséder, ne fût-ce que les linéaments de ce savoir, comme on vit très bien sans rien connaître à la physique, aux mathématiques, ou à la technologie. Tout dépend de ce que l’on appelle " vivre ". Le problème pour nous qui possédons ce savoir, le croyons essentiel à une vie consciente d’elle-même, et avons la prétention ou le désir de le partager et de l’enseigner, c’est que, plus que les autres domaines désignés plus haut, son statut est nié à cause de la confusion installée entre les discours qui circulent dans notre société et le " discours " littéraire, disons poétique et fictionnel. La littérature ne serait-elle que le " champ littéraire " (prix, promotion de livres , interviews d’écrivains etc.) et seulement un sous-cas du système linguistique, " littérateurs " et auteurs confondus ? C’est oublier que l’auteur, et il y en a peu, c’est celui qui apporte du sens et en cela fait autorité, celui qui s’inscrit dans une suite d’auctores , celui aussi, comme le disait Dante dans le De Vulgari Eloquentia – le premier art poétique sur la poésie non latine – qui lie les syllabes et les mots entre eux de manière inédite et commune à la fois. De cette liaison naît le sens, un sens qui dit quelque chose en relation avec des valeurs, une vision du monde. Pour le poète du XIVe une forme poétique de son époque – la canso- est le plus noble des genres, parce qu’il exprime des sentiments élevés, nobles, à la faveur d’une langue portée à son plus haut pouvoir esthétique. Beau et Bien : les médiévaux ont été toujours un peu platoniciens ! Pourquoi ne pas le redevenir un peu ?

Revenons à nous. La littérature se donne au sein d’une langue de culture, non d’une langue de communication et de service (voir L’avenir des langues, op. cit.). Si elle est aussi l’objet d’un savoir – et sans savoir, inutile d’enseigner –, il faut le chercher résolument dans des textes, et non dans la mouvance des discours. Textes antiques et modernes, anciens et contemporains, textes carrefour, stratifications de langues, de temps, de cultures, en reformulations, combinaisons, réécritures. Le texte littéraire est de son temps et hors de son temps. Comme le disait Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France " il faut affirmer l’irréductible de la littérature, ce qui, en elle, résiste et survit aux discours typés qui l’entourent… " Son historicité, c’est d’engager un dialogue avec d’autres textes en langue produits avant ou en même temps que chaque texte singulier.

On avait posé en 1967 à Calvino la question " Pour qui écrit-on ? ", voici un bref extrait de sa réponse :

" Pour qui écrit-on un roman ? Pour qui écrit-on un poème ? Pour des gens qui ont lu certains autres romans, certains autres poèmes. On écrit un livre pour qu’il puisse être placé à côté d’autres livres, pour qu’il entre sur une étagère hypothétique et, en y entrant, la modifie en quelque manière, chasse de leur place d’autres volumes ou les fasse rétrograder au second rang, provoque l’avancement au premier rang de certains autres.. . " (Défis aux labyrinthes, Seuil, 2003, p.188-192 pour l’article entier).

La littérature est un acte, un acte créatif, d’invention : invenire, c’est (re)trouver, l’inventio est le premier moment de la rhétorique, celui où l’orateur/le poète cherche les arguments – les topoï – les mieux adaptés à son projet. C’est aussi un acte politique, dans la " cité ", mais qui excède ces intentions, dépasse son contexte historique premier.

La littérature parle de peu de choses : de la mort, l’amour, le politique, l’autre et l’identité, le temps, quelquefois de la création et d’elle-même. Sujets banals ? Mais elle en parle autrement que toutes les autres configurations discursives : autrement c’est-à-dire pas seulement élégamment mais en se posant face à la réalité, aux conventions, aux évidences. En cela elle possède, dit H.R. Jauss, " une fonction différentielle et de transgression. " (Pour une esthétique de la réception, TEL, 1978, p.17). Pas de leçon directe car elle opère à travers un plaisir de nature complexe fait d’émotions, d’affects, de perception de beauté, plaisir par lequel le lecteur construit une relation médiée avec la réalité : expérience et vécu. L’œuvre littéraire ne se situe pas du côté de la réponse mais du questionnement. Jauss proposait dans ses cours d’aborder un texte de quelque époque qu’il soit en se demandant quelles questions il posait et mettait en jeu. Souhaitant une histoire littéraire qui ne se  bornerait pas à " répéter le déroulement de l’histoire générale tel qu’il se reflète dans les œuvres littéraires " (p.80), il définissait le " grand texte " et le " grand écrivain " comme ceux qui continuent à poser des questions aux lecteurs. Calvino ne dit pas autre chose en définissant un classique comme " un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. " (" Pourquoi lire les classiques ").

Bref, la littérature ne se réduit ni à un discours dogmatique (ou elle devient datée, document d’une époque, d’un ordre social, d’un projet politique, d’une secte etc.) ni à un modèle d’argumentation. Même si elle englobe ces traits, ils ne peuvent la définir. J’ai avancé le terme de " texte ", prenons aussi celui de " fiction " dans son sens plein de construction pour l’imaginaire, de création d’un autre ordre de réalité. Le doute et non la certitude est le lot de la fiction.

J.P. Vernant note dans Entre mythe et politique (Seuil, 1996) l’importance de l’apparition d’une conscience du fictif sous la forme théâtrale dans le monde grec antique.

Le poète crée un univers et dans cet univers le fictif et le réel ne sont pas distinguables. D’une certaine façon même, le fictif, l’imaginaire, l’autre, sont plus vrais que la réalité. Et on découvre que la réalité ne trouve sa vraie signification et tout son poids humain qu’après être passée par cette espèce de transmutation qui en fait une œuvre. (p.435)

Opposant la position d’Euripide à celle de Socrate/Platon dans le Gorgias, il ajoute :

Euripide sait que ce qu’il produit ce sont des fictions, un arrangement poétique, mais il pense que le monde de l’imaginaire est ce qu’il y a de plus important, parce que c’est en cela même qu’il peut faire passer un message de vérité . (…) Un message grâce auquel les hommes comprennent ce que, autrement, ils ne peuvent pas comprendre et subissent comme une fatalité. Et le comprennent avec une certaine joie. (p.436)

La philosophie qui triomphe un siècle après est, comme la théologie, l’art de construire un discours pour résoudre les problèmes. En affirmant qu’il existe une vérité, en valorisant l’être, elle décentre l’homme. Dans la tragédie tout est contradictoire, dit Vernant, " le monde est énigmatique, l’homme est problématique, donc l’homme est au centre. " (p.437)

Ni science, ni philosophie, la littérature doit assumer la fiction, tant du moins que celle-ci sera possible entre artefacts virtuels et reality-show (voir Christian Salmon, Joseph Hanimann, Devenir minoritaire, Denoël, 2003, p.85-89).

Le texte de fiction sera celui qui déploiera le plus d’équivocité, qui interpellera différemment ses différents lecteurs potentiels. Il ne saurait se réduire à un piège. (Cette idée que l’on retrouve partout désormais à tout propos et qui donne lieu à une sorte de suspicion généralisée étrange est le produit dérivé et confus de certains travaux sur la réception fort simplifiés et de l’application trop unilatérale d’une rhétorique de l’argumentation qui n’a pas été forgée pour rendre compte des textes littéraires. La pointe extrême de ce déplacement de travaux théoriques mal appliqués est par exemple un sujet de bac donné aux français de l’océan indien désignant comme apologue une narration de Zola ! voir l’article de M.C. Bellosta, Le Figaro, juillet 2005).

Si à défaut d’un introuvable jugement péremptoire et univoque, l’allusion dont se tisse un texte est vécue comme l’exclusion d’une majorité de ses lecteurs (?), le spectre de l’élitisme (?), alors, comme dit A. Compagnon, la littérature est politiquement incorrecte. Cette " incorrection " ne sera-t-elle pas à assumer pour justement donner à ceux qui ne les possèdent pas les armes de la prétendue élite ?

Il serait bon de revenir à Sartre quand il affirme au contraire que tout ouvrage littéraire est un appel à la liberté du lecteur.

Il est faux que l’auteur agisse sur ses lecteurs, il fait seulement appel à leur liberté et pour que ses ouvrages aient quelque effet, il est nécessaire que le public les reprenne à son compte par une décision inconditionnée. (Qu’est-ce que la littérature ?, collection Idées, p.195).


Pour conclure provisoirement autour de cet essai de définition dont j’ai dit qu’il était à mes yeux un préalable à toute réflexion sur l’enseignement d’un savoir. Le choix de reprendre le terme vieilli d’" humanités " précise les enjeux. La littérature, ancienne et moderne mêlées dans un échange dynamique, est de manière obvie (et " dénoncée " pour la rejeter !) gratuité – " elle ne sert à rien parce qu’elle n’est pas habituée à servir : elle ne fait que croître, racine et ramification, fruit et refuge ombreux de liberté " (Carlo Ossola, L’avenir de nos origines, Millon 2004, p.206) – et pleinement essentielle à la construction et à l’exercice de la liberté et de l’autonomie. En cela la définition des Humanités classiques ou modernes continue à travailler notre désir de les enseigner, nous qui ne sommes pas écrivains. Humanités et humanisme en effet. Les Humanités engagent depuis leur origine la question du sujet humain, du questionnement du sens, de la construction d’un rapport au monde des hommes. Mais loin de toute pédagogie inductive, miroir aux alouettes d’une pédagogie somme toute abstraite, elles exigent le détour par un objet difficile et ambivalent car à la fois situé en marge de la vie et de la parole communes et parlant de l’une et de l’autre, avec l’une et avec l’autre.

L’objet littéraire, quoiqu’il se réalise à travers le langage, n’est jamais donné dans le langage, il est au contraire, par nature, silence et contestation de la parole. (Sartre, ibid.p.56)

Le sens n’est pas contenu dans les mots (cf. plus haut), ni même dans la seule syntaxe du texte, mais dans leur totalité organique. Si " formation " il y a, elle n’est pas seulement et directement formation morale ou historique – au sens d’une histoire factuelle extérieure à l’objet – mais proprement et complètement formation de l’esprit.

L’aptitude à (re)construire une signification n’est pas la mission des sciences telles du moins qu’elles sont enseignées. Elles en restent, sauf exception, aux procédures, aux calculs appliqués. L’informatique qui deviendrait matière du socle commun minimal (!) va davantage encore dans cette voie. L’enseignement de la littérature ne peut s’en tenir aux repérages de procédés d’écriture, plus d’ailleurs que de procédures, il ouvre à l’interprétation qui est une pensée à la fois de l’objet fictionnel ou poétique et de ce qu’il dit. Tous les textes, tous les discours ne s’équivalent pas. Certains sont exclusivement dénotatifs : ils ne disent rien.

 

II - Une formation exigeante comme horizon


Si l’on entreprend donc de parler d’Humanités, c’est dans l’idée qu ‘elles ne sont ni suppléments d’âme inoffensives, ni citations épigrammatiques pour enjoliver des essais scientifiques ou politiques, ni techniques de discours. Il faut conjointement affirmer l’existence d’un savoir littéraire, de sa valeur heuristique, formatrice, et du droit au rêve, du détachement de la réalité présente et triviale qu’il engage et organise. Condition absolument nécessaire à l’exercice libre de la pensée.

Rien de cela n’est donné d’avance.

La culture s’apprend, elle ne se devine pas, pas plus qu’une langue ou des modèles de calcul. Elle ne consiste pas en une plongée dans la spontanéité (?) créatrice. Plus on convoquera une pseudo-création à l’usage de tous, plus on créera les conditions d’une reproduction socio-culturelle. La littérature, comme d’autres matières, possède un contenu objectivable non pas minimal et greffé sur une prétendue " demande sociale " (A. Boissinot, Le Débat, 2000, p.159) mais maximal du moins dans la proposition qui doit en être faite a priori à tous les élèves. Cette ambition est d’ailleurs inhérente à la littérature. Reprenons Calvino, l’un de nos guides :

" La littérature ne peut jouer qu’à la hausse en supposant un public plus cultivé que ne l’est l’écrivain. "
Et il ajoute : " …en suivant cette voie, la littérature doit être consciente des risques qu’elle court : y compris le risque que la révolution, pour créer une plate-forme de départ égalitaire, mette la littérature hors-la-loi, solution illusoire et désastreusement automutilante mais qui a sa logique et reparaîtra donc souvent en ce siècle et dans les suivants… " (ibid.p.191)

Les risques sont bien ceux que nous mesurons actuellement et nous incitent au débat. Un débat général sur l’École dont la remise en cause des Humanités, officieuse le plus souvent mais efficace à travers la diminution constante des heures de cours, est l’aspect le plus visible. Ministres de gauche et ministres de droite ont eu sur ces questions la même politique globale. D’autres que moi en ont parlé et en parlent.

Que l’École soit articulée au savoir n’est plus évident pour tout le monde ; que l’enseignement digne de ce nom implique, comme le formule P. Legendre, une scène à trois – l’enseignant, l’élève, le savoir idéalisé comme horizon à conquérir – ne l’est plus non plus :

Nous sommes entrés dans l’ère de la relation duelle généralisée (…) trait caractéristique de la désinstitution que les invocations démocratiques sont censées justifier (…) Or, abolissant toute dissymétrie entre les places, la transmission des connaissances sur fond de relation duelle, soustrait l’élément d’idéalisation nécessaire à l’appropriation subjective du savoir par les élèves. (" Y en a-t-il parmi vous qui savent lire et écrire ? " in Oser enseigner, PUF, 2000, p.9)

Sur cet arrière-fond il me faut engager la question du " comment " volontairement suspendue jusqu’ici. Je proposerai trois pistes de réflexion autour de trois éléments qui peuvent générer des exercices qui me semblent à la base d’un enseignement de lettres. Je ne désigne ici que des directions très résumées.


1 - Traduire

Il s’agit de redonner sa pleine place, c’est-à-dire dans sa dimension littéraire, à l’exercice de la traduction , exercice le plus complet qui soit dans ses dimensions grammaticale et culturelle, le penser dans la relation retrouvée avec les langues antiques et au sens large non seulement entre langues vivantes mais au sein de la même langue. Le transfert de mots est transfert de signification, d’une syntaxe signifiante à une autre, d’un monde de représentation à un autre. Il s’agit de faire accéder à la grammaticalité des langues non pas pour communiquer mais pour dire. Dans le jeu entre langues mortes et langue vivante se travaille la question de la norme – exhibée et finie ou au contraire inventive – la langue vivante se trouvant prise entre grammaire et néologismes, respect et irrespect de ses lois de fonctionnement. La norme en outre est historique, elle se constitue peu à peu sous différents facteurs, elle se combine à la déviance, différente selon les époques, les états de langue. La grammaire d’une langue vivante est vivante. Ce ne sont pas des règles ennuyeuses et arbitraires. Il y aurait à réfléchir à un apprentissage couplé de la grammaire latine, très normée, avec la grammaire française qui en découle en partie, en particulier dans le passage d’une langue synthétique à une langue analytique. Il faut considérer les variantes au sein de la même langue : de Rabelais à Réjean Ducharme, les français de la francophonie aussi bien que les langues préclassiques sont à étudier. La recherche de la compréhension de ce qui est écrit dans une langue constitue un rapport particulier à l’abstraction. La traduction permet d’expérimenter en acte les registres de langue, la stylistique des textes, et aussi ce qui dans un texte fictionnel ou poétique ne peut être transposé. Elle permet d’aller au bout de ce détour qui engage l’appropriation du texte toujours de fait " étranger " .


2 - Commenter

La question du commentaire et de l’explication de textes demeure centrale et ouverte . (voir la querelle de programmes et des directives officielles). Un mouvement de balancier s’amorce à la fin du XIXe, quand commence à être mise en cause l’enseignement des Humanités, entre l’option " rhétorique " et l’option " histoire littéraire " fondée par Lanson. Lanson répondait alors doublement aux historiens et à la sociologie naissante et au scientisme ambiant. Il sauvait la place de la formation littéraire. Sous le nom de composition française la dissertation se substitua au discours et devint l’exercice suprême, la fin de l’enseignement secondaire. A la place de la rhétorique, l’histoire littéraire, le texte lu pour lui-même :

L’instituteur apprend à lire l’alphabet, et le professeur de lycée ou d’université apprend à lire la littérature. (…) Lire avec réflexion, c’est une chose qui s’apprend et c’est la chose qu’on apprend par l’exercice de l’explication de textes. (G. Lanson cité par A.Compagnon in La Troisième République des Lettres, Seuil, 1983, p.81)

La remise au centre actuelle de l’argumentation et de la délibération (programmes Viala) paraît réveiller étrangement une éloquence dont on ne voit pas bien quels sont ses débouchés ni ses enjeux. Ce réveil se présente certes sous un jour nouveau en une sorte de mélange entre l’ancienne rhétorique (mais laquelle exactement ? l’éloquence judiciaire antique ? la rhétorique médiévale poétique qui en découla ? Celle des classes de rhétorique du XVIIe au XIXe ?), la nouvelle critique des années 70 entre structuralisme et formalisme inspirée par la linguistique dont on privilégie la linguistique de l’énonciation et la pragmatique de l’argumentation, le tout couronné –secrètement ?- par  " la mort de l’auteur " et une conception autotélique et immanentiste de l’œuvre. A. Boissinot, un des artisans de ces infléchissements de l’enseignement littéraire, dresse d’ailleurs son parcours intellectuel et de formation dans ces années-là comme une sorte de justification des décisions qu’il a prises en faveur de l’argumentation. (Le Débat, 2000)

Il est vrai que deux grandes tendances se sont toujours disputé l’enseignement des Lettres, celui du " commentaire " - lecture et relecture de textes considérés comme fondateurs : c’est le travail de la " glose " - , celui de la rhétorique où la première place est accordée à la production de discours (voir M. Charles, L’Arbre et la Source, Seuil, 1985).

La polémique actuelle est très vive. En 2000, A. Compagnon disait : " Le retour de la rhétorique au lycée fut une ruse, un leurre politique. " (Le Débat, p.147) Il voit dans les réformes 99/2000 un effacement de la littérature dans le discours social, une attaque contre la norme de l’écrit littéraire due à une vision simpliste d’une littérature comme lieu d’inégalité. La solution à cette inégalité n’est bizarrement pas de l’affronter et de la réduire si possible mais à la fois de se méfier du texte et de produire des " textes de fiction " (sic !) (École des Lettres, 1999) et non plus de commenter ceux qui existent. Dans la foulée on assiste à l’invasion d’un formalisme qui débouche sur une abstraction plus grande encore de l’objet littéraire : priorité est donnée aux notions d’énonciation, de registres, de genres etc. Et ce au point que T. Todorov lui-même finit par tirer la sonnette d’alarme, se disant " prêt à substituer aux notions abstraites une liste des grandes œuvres qui ne doivent pas servir à illustrer les méthodes d’analyse au risque de passer à côté de la littérature. " (Le Débat, 2005)

On voit pourquoi une définition des Lettres est le préalable à tout débat sur leur enseignement. Les positions sont tranchées malgré quelques volte-face ou coquetteries sur l’" amour de la littérature " que tous les réformateurs partagent. Elles engagent en effet plus qu’une " matière " scolaire.

Je me place volontiers dans le camp du commentaire, en relation avec l’exercice fondamental de la " traduction " et une définition de la littérature qui ne l’assimile pas à de la " communication ". Je ne pense pas (cf. plus haut) que la littérature a la même fonction pragmatique que d’autres discours. Il faut réfléchir à nouveaux frais sur l’explication de textes, une explication qui déploie et guide une compréhension historique et littérale du texte : une lecture au sens fort qui sache aussi qu’aucune œuvre ne se présente sous forme de texte d’une vingtaine et quarantaine de lignes, que comme d’autres l’exercice fabrique des conditions artificielles qui n’ont de valeur que s’il engage une lecture globale de l’ensemble signifiant – récit, recueil de poésies, essai etc. - auquel il appartient organiquement.

Une parenthèse : quand on interroge au CAPES de Lettres, le problème de l’enseignement de la littérature est criant. On assiste à travers la prestation des candidats justement sur l’explication de texte, à l’évidement de tout sens même littéral. Les outils d’analyse pseudo-grammaticaux et pseudo-linguistiques sont convoqués pour eux-mêmes et applicables, en effet, à tout type de texte ou plus exactement de discours. Si la littérature ne dit rien " de plus ", si elle n’est pas le medium du symbolique, elle peut disparaître. Car en même temps, quand on s’efforce de pister une signification, un enjeu, on assiste à un retour d’un psychologisme simpliste et de présupposés moraux et idéologiques non maîtrisés, symptômes d’un nivellement du jugement poétique et esthétique. La contradiction ou le paradoxe de cette formation dérivée du formalisme linguistique (en dépit généralement de ses théoriciens) serait de ne pas donner accès aux textes singuliers tout en étant incapable de faire comprendre comment ils sont les produits d’une histoire, ce qui était l’ambition de Lanson !


3 - Lire des textes

Les lettres se présentent fondamentalement sous la forme de l’écrit. En cela elles ne ressemblent à aucune autre forme de production artistique. Elles se distinguent absolument de l’image sous tous ses aspects. Il y a un travail précis de distinction des formes de représentations à préciser et à poursuivre. Mais le professeur de littérature est un professeur de la Lettre – lettre et langue comme je l’ai dit. Or le travail mental d’accès à celle-ci, de déchiffrement du texte, abstrait dans sa forme, est plus essentiel que jamais parce qu’il se perd alors qu’il est une compétence essentielle. Quand Fillon-Thélot proposent comme base minimale de savoir lire, écrire et compter, les trois opérations ne sont pas comparables : lire n’est pas déchiffrer un texte. Cela même (si tant est que l’on y parvienne ! Voir les témoignages et les statistiques alarmants du recul de l’apprentissage de la lecture en primaire), peut conduire, une fois sorti de l’obligation scolaire, à l’illettrisme.

Apprendre à lire …dans la découverte du mystère communicatif des lettres et des mots, de ce vide et de cette corporalité qui transforment l’écriture en théâtre où les lettres " me disent quelque chose ", cet apprentissage-là est l’humanisation du primitif en nous. (P. Legendre, op. cit., p.12)

Il faut que la " lecture déchiffrement " se noue très vite au déchiffrement de la Lettre, du récit par exemple, cette extraordinaire machine créatrice de cohérence, pour qu’elle se poursuive en dehors de l’École.

Le rapport aux textes peut être le lieu aussi d’une différenciation entre le littéraire et le non-littéraire, ce qui relève de la communication et ce qui relève de la culture.

La compétence, le savoir seront ceux d’une lecture critique – en se souvenant que " critique " ne signifie pas rejeter mais " distinguer, séparer " - , ceux d’une aptitude à l’écart réflexif dans le plaisir du texte, dans la perception de l’humour et de l’ironie. Plaisir, j’y reviens. La littérature est plaisante même quand elle parle de drame ou de tragédie. Elle relève aussi de l’otium, du loisir, du temps vide. L’École doit appartenir à cet otium, évacuer la rumeur du dehors, retrouver le temps de la lecture.

 

III - Se battre contre des moulins ?


Le procès des Humanités date de la fin du XIXe, nous l’avons vu. Les querelles d’un siècle à l’autre se font écho : les humanités ne sont ni " démocratiques ", ni " modernes ". Leur place est mise en doute dans le champ même des savoirs. Les langues et littératures anciennes mais aussi la littérature sont actuellement remises en cause, les unes explicitement, l’autre plus sournoisement par une sorte de dilution de ce qu’elle est. La redéfinition des connaissances " indispensables " (rapport Thélot) entretient un rapport avec notre société occidentale actuelle, elle est un symptôme de son évolution, un indice de son idéologie dominante. Les causes sont complexes mais certains sociologues et économistes analysent l’infléchissement actuel vers un utilitarisme de toute connaissance et un investissement économique dans la formation :

Il faut interroger les logiques économiques qui investissent la pensée dans le domaine de l’éducation et dictent une évolution gestionnaire et une logique marchande dans le panorama éducatif mondial. (Séminaire institut de recherche de la FSU)

Ces tensions et ces dynamiques masquent la constitution d’un nouvel élitisme inavoué. Les Humanités se retrouvent au cœur d’une série d’effets pervers de la crise de l’autorité, du relativisme généralisé des valeurs etc. qu’analysent Hélène Merlin (La langue est-elle fasciste ? Seuil, 2003), Denis Kambouchner, (Une école contre l’autre, PUF, 2000), Gilbert Molinier (in Oser enseigner, PUF, 2000)…

Les Humanités sont particulièrement sensibles à ces transformations et largement inaptes à accompagner le mouvement actuel du règne du management et du modèle de l’entreprise, sauf à devenir des techniques de communication. (voir J.P. Le Goff, La Barbarie douce, La découverte, 1999 ou Christian Laval, L’École n’est pas une entreprise, La Découverte, 2003-04, ou ici même l’exposé de Pedro Cordoba). Il s’agit donc de les marginaliser et de les mettre en procès. Avec les meilleures intentions du monde, on ressort l’accusation qu’elles constituent des lieux de l’élitisme et de la discrimination sociale. J’en ai touché un mot rapide. N’est-ce pas prendre la question à l’envers et ne plus donner à tous les jeunes un accès à elles ? Je reviendrai dans mon livre sur cette question y compris à propos de l’apprentissage des langues anciennes pseudo-élitistes.

Le débat est politique car l’éducation est à la fois au service de la collectivité et des individus, s’y trouve donc en jeu le rapport entre bien public et bien privé. La question qui se pose est cruciale : ou l’on pense que l’enseignement est peu ou prou, mais plutôt prou, un lieu où l’on donne aux enfants les moyens de s’adapter, soit l’on décide que l’École doit, précisément de nos jours, au sein de notre société technicienne et libérale, être ce lieu marginal dans un premier temps où prime la formation générale à des valeurs intellectuelles, imaginatives, éthiques, philosophiques (en cela il s’agit d’une formation égale et sans critère hiérarchique entre lettres et sciences) qui ne sont pas immédiatement transférables à des fonctions sociales. L’École n’a pas à se poser la question de l’adaptation si possible jusqu’au bac (ou vers 18 ans) sans bien sûr empêcher ceux qui le souhaitent de se diriger dans la voie d’une professionnalisation plus précoce. Mais ceci ne concerne pas mon propos. Dans ce dispositif les " belles-lettres " aux côtés des " sciences ", conçues comme formation de base ni plus ni moins utiles, ont un rôle de premier plan à jouer. Si l’École devient l’alliée directe du " monde du travail ", elles n’en ont plus sinon comme vernis mondain dans le déni du savoir dont elles sont porteuses.

Le savoir des " belles-lettres " est dans le temps, le feuilletage des temps d’une langue de culture. Il ne s’adapte pas au " présentisme " actuel (je reprends le terme mais aussi l’idée de l’historien F.Hartog et de son équipe). A l’opposé, fût-ce faussement, on envisage généralement les mathématiques ou la physique dans une sorte d’actualité intemporelle. Les sciences seraient donc toujours modernes dans la mesure où l’histoire de l’élaboration de leurs concepts est tue ou tenue, implicitement, comme une suite d’erreurs ou d’incomplétudes aboutissant aux lois de calculs en vigueur aujourd’hui. La réflexion est à engager de façon plus poussée mais en schématisant, on dira que les " sciences exactes " ne sont pas enseignées de façon à donner une conscience de l’histoire de la pensée contrairement aux Humanités. Associées aux modes calculatoires, comme on le disait plus haut, elles ne mettent pas en question cette dictature actuelle d’un présent où s’édicte une modernité sans arrière-plan (contrairement à la définition proposée par exemple par un Baudelaire), moment devenu absolu où l’histoire humaine se serait arrêtée et qui est un des traits d’une idéologie hostile au passé. Les sciences, en outre, ont des retombées techniques claires et d’ailleurs constamment valorisées, et se résorbent plus facilement dans ce que l’on appelle désormais " l’ingénierie ".

Les Belles-Lettres sont, dans ce dispositif idéologique global, au mieux inutiles, au pire dangereuses. Elles restent le poste avancé de la culture. (une " culture " à redéfinir elle aussi, non pas comme " culture finie " - enseignée et normée - ou " utile " ni comme mode éphémère : voir D. Kambouchner, Une école contre l’autre, PUF, 2000, chap.3). Elles ne s’assimilent pas, malgré tous les efforts pour les scientifiser à des procédures et des savoir-faire.

Faudra-t-il affronter une situation d’ " Après la littérature " - comme le dit A.Compagnon (Le Débat, 2000, p.136)- ou plus largement d’ " après les Humanités " ?

Puisque Sartre m’a servi de fil rouge, citons-le encore :

Rien ne nous assure que la littérature soit immortelle (…). Sa chance aujourd’hui, c’est la chance de l’Europe, du socialisme, de la démocratie, de la paix. Il faut la jouer : si nous la perdons, nous autres écrivains, tant pis pour nous. Mais aussi tant pis pour la société. Par la littérature, la collectivité passe à la réflexion et à la médiation, elle acquiert une conscience malheureuse, une image sans équilibre d’elle-même qu’elle cherche sans cesse à modifier et à améliorer. Mais l’art d’écrire n’est pas protégé par les décrets immuables de la Providence ; il est ce que les hommes le font, ils le choisissent en se choisissant. S’il devait se tourner en pure propagande ou en pur divertissement, la société retomberait dans le bauge de l’immédiat, c’est-à-dire dans la vie sans mémoire des hyménoptères et des gastéropodes. Bien sûr, tout cela n’est pas si important : le monde peut fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux.  (op. cit., p.356-357)

Certes ces lignes furent écrites en 1947 par un homme " du XIXe siècle formé à l’École de la IIIe République " (A.Compagnon) mais ce qu’elles disent résonnent encore puissamment, tragiquement : Europe, socialisme, démocratie, ces termes ne tendent-ils pas justement à se brouiller aujourd’hui ? N’appellent-ils pas d’urgence notre réflexion même si aucune guerre récente n’a remis en cause notre idée d’humanité ? Mais il est d’autres forces insidieuses de barbarie à l’œuvre…

Certes pour nous il s’agit d’enseigner la littérature, non de la faire. Mais il faut pour cela qu’elle existe au sein des Humanités comme une des productions reconnues, un des discours légitimes qui circulent dans notre communauté. L’enseigner et la faire, l’enseigner et la lire, dans l’épaisseur des siècles qu’elle draine comme dans sa plus extrême actualité, sont les facettes d’une même reconnaissance essentielle.

De la figure de Socrate, via Cioran, viendra la conclusion, ambivalente comme il se doit.

" Alors qu’on préparait la ciguë, Socrate était en train d’apprendre un air de flûte. A quoi cela servira-t-il ? lui demande-t-on. – A savoir cet air avant de mourir. " (cité par Calvino, Pourquoi lire les classiques, Points Seuil, p.14)


Michèle Gally

Compte rendu du débat qui a suivi.

Université d'été 2005

09/2005