Tribune de Genève
, 19 octobre 2001par François Truan
Il y a une trentaine d'années, des chercheurs en psychologie se sont avisés que la pédagogie méritait de devenir l'objet de soins constants et attentifs de leur part. Ils ont alors lancé des recherches qu'ils voulaient aussi scientifiques que possible. A priori, cette volonté de savoir et de comprendre était des plus louables. Malheureusement, la machine universitaire, ignorant à peu près tout des réalités scolaires, s'est rapidement emballée, passant davantage de temps à s'autojustifier qu'à effectuer des recherches utiles aux enseignants. L'arrivée au sein de l’université de chercheurs issus de l'enseignement n'a en rien redressé la barre : rapidement convertis au prêt-à-penser en vigueur, les pédagogues de terrain se sont à leur tour coupés du réel pédagogique. Ainsi la réforme est-elle devenue une fin en soi, au lieu de rester un moyen parmi d'autres de rendre plus efficace la transmission du savoir. Alors que le peuple s'apprête à élire l'Exécutif cantonal genevois, nombre d'enseignants redoutent que rien ne change à l’Instruction publique. C'est-à-dire qu’y reste en vigueur la politique de changement frénétique, la réformite brouillonne que le Conseil d’État cautionne depuis des décennies, toutes couleurs politiques confondues. Voilà des années qu'on empile réforme sur réforme. Sans qu'elles aient jamais été évaluées de manière neutre. Sans qu'ait été constatée une amélioration sensible du niveau atteint par les élèves. Sans que les inégalités scolaires d'origine socioculturelle se soient atténuées. Elles se sont même aggravées : la démocratisation des études, cette idée généreuse à laquelle nous tenons et au nom de laquelle ces réformes ont été introduites, a été dévoyée dans les faits. C’est que pour asseoir ses décisions, les Conseils d’État successifs se sont sentis obligés de faire appel à des experts, comme il est devenu de mise en politique. Mais ces spécialistes en sciences de l'éducation se sont avérés au bout du compte aussi incompétents que les Diafoirus et autres Trissotin arrogants et précieux fustigés par Molière. D'un côté, le jargon des "pédagogistes" (ainsi peut-on nommer ceux que leur foi aveugle en la seule pédagogie amène à ne plus guère se préoccuper du savoir à enseigner) est lui aussi comiquement abscons. Ainsi, dire "référent bondissant" au lieu de ballon n'est pas loin d'égaler en charge burlesque le latin moliéresque. De l'autre, cet acharnement à persister dans l'erreur est dû lui aussi à un entêtement mortifère. On commence par mettre au point une expérience pédagogique soigneusement orientée à partir de laquelle on échafaude une théorie (scientisme pas mort). À partir de cette théorie, on élabore un projet d’application généralisée, qu'on baptise "réforme". Ladite réforme "échouant" (c’est qu’elle refuse de confirmer la théorie, l'ingrate !) on incrimine à la fois la timidité, l'incompétence et le sabotage, conscient ou non, de ceux, enseignants et administratifs, qui devaient la mettre en œuvre. Une autre façon, après qu'ils ont été stigmatisés comme complices d'une prétendue violence institutionnelle (pour certains, la simple application de la loi est en soi une violence), de culpabiliser les enseignants, déjà profondément déstabilisés par la dégradation de leur image sociale. Alors, Mesdames et Messieurs les conseillers d’État voilà l’occasion rêvée d’œuvrer pour le bien commun en corrigeant les erreurs de vos prédécesseurs. Sachez que nous sommes de plus en plus nombreux dans l'Instruction publique genevoise, à souhaiter que vous ayez enfin le courage de stopper net cette fuite en avant qui revient à sacraliser le changement pour le changement et à confondre progrès et précipitation. Quelques pédants ne manqueront pas de hurler au crime de lèse-pédagogie. Qu'importe, puisque l'école y retrouvera une chance d'accomplir sa mission première : enfin transmettre les connaissances.