Le dernier gadget à la mode : les TPE

Rudolf Bkouche

Paru en 2000 dans dans Repères-IREM


Les TPE (travaux personnels encadrés) reposent essentiellement sur une supercherie intellectuelle. L'élève aurait ainsi la possibilité d'accomplir un "travail personnel", il serait mis "en état de recherche" et pourrait ainsi sortir de la routine imposée par l'ordinaire de la classe. Comme si le travail d'apprendre ne relevait pas du travail personnel, comme si le travail d'apprendre n'était qu'une façon de travailler pour le professeur, une aliénation de l'élève, au sens hégélien du terme, en quelque sorte. On aura rarement poussé la supercherie intellectuelle aussi loin.

Il est vrai que les TPE s'inscrivent dans cette vieille invention du pédagogisme, l'autonomie supposée de l'élève. On oublie ainsi que l'un des rôles de l'enseignement est d'amener les élèves à l'autonomie par rapport au savoir qu'on leur enseigne. L'autonomie par rapport au savoir n'est pas donnée, elle s'acquiert par un travail et ce travail est essentiellement personnel, mais ici le travail personnel a pour objectif d'acquérir un savoir, c’est-à-dire d’amener l’élève à faire sien un ensemble de connaissances qui lui sont a priori extérieures, moins parce que le maître le demande que parce que ce faire sien participe de la construction par l'élève de son rapport au monde.

C’est donc la notion de travail personnel dans l’enseignement qui est en cause ici ; le travail scolaire n’exprime plus qu’un rapport professeur-élève et sa signification est complètement oblitérée. On retrouve ici cette vieille idée d’une déscolarisation de l’école prônée il y a quelques années par Ivan Illich (1) et que le pédagogisme semble vouloir pousser à son terme.

Cette idéologie de la déscolarisation apparaît dans les divers slogans modernistes colportés aujourd’hui à l’intérieur de l’institution enseignante.

Premier de ces slogans : " l’élève au centre du système éducatif ". L’élève devient " acteur de sa propre formation " comme on aime à le répéter ; le savoir de l’élève est alors moins ce qu’il doit acquérir que ce qu’il doit construire, ce qui le condamne à un appauvrissement intellectuel. Cet appauvrissement intellectuel semble être aujourd’hui l’un des objectifs inavoués de réformateurs plus disposés à produire les rouages économiques d’un monde réduit à sa seule dimension économique (2) qu’à instruire les nouvelles générations ; il importe alors, pour nos réformateurs, de laisser aux élèves l’illusion d’une maîtrise qu’on leur refuse et l’on peut considérer que les TPE s’inscrivent dans ce leurre que propose aux nouvelles générations le système éducatif de cette fin de siècle : l’apprentissage relève plus du faire que de l’apprendre, le faire devenant son propre objectif.

Etre acteur de sa propre formation devient ainsi la forme de ce que Michéa appelle l’enseignement de l’ignorance (3) et les TPE ne sont plus que la dernière forme à la mode de ce que j’ai appelé l’activisme pédagogique (4).

Deuxième de ces slogans : " la critique du cours magistral ". Il y a, il est vrai, une critique légitime qui peut conduire à redéfinir la place du discours magistral dans l’acte d’enseignement ; si le discours magistral n’est pas tout l’enseignement, il en est un moment, voire un moment important. Mais ce n’est pas cela que visent les attaques contre le cours magistral qui se développent depuis quelques années, la critique du cours magistral signifie le refus de la parole du maître, comme si cette parole n’était qu’une prise de pouvoir du maître sur les élèves. On oublie ainsi que recevoir est un acte et que cela fait partie du travail de l'élève que de savoir recevoir, en particulier savoir recevoir ce que lui transmet le maître. Mais ce savoir recevoir s'appuie sur un vouloir recevoir ; cela implique que le savoir retrouve sa valeur sociale, problème qui dépasse le cadre de la seule institution scolaire (5).

Troisième slogan : " l’interdisciplinarité ". L’interdisciplinarité que l’on pourrait penser comme la rencontre des savoirs disciplinaires et qui, par conséquent, devrait s’appuyer sur de tels savoirs est aujourd’hui devenue le mot magique qui veut résumer à la fois le mal que représente un enseignement centré sur les disciplines et la panacée que représente le nouvel œcuménisme interdisciplinaire. Tout savoir est global nous apprennent les thuriféraires de cette nouvelle forme de magie (6) et le travail d’analyse est bien inutile, voire nuisible, qui demande aux élèves de savoir distinguer les divers domaines de la connaissance. Mais la question, pour les réformateurs, est moins d’apprendre à maîtriser des savoirs locaux que de faire semblant d’appréhender un savoir global dont on ignore la signification ; on demande ainsi aux élèves de jouer à la recherche scientifique, de faire " comme si " sans trop savoir ce que signifie ce " comme si ".

Enfin, quatrième slogan : " l’évaluation ". On aurait pu comprendre que la rédaction d’un mémoire soit proposée, sous des formes convenables, aux élèves, moins pour qu'ils jouent au petit savant que pour qu'ils se confrontent, sur un problème particulier, à la difficulté de l’apprendre et du comprendre. Mais d’une part l’enseignement moderne exige l’évitement des difficultés, ce qui revient à éliminer l’apprendre et le comprendre de l’enseignement, d’autre part tout travail mérite salaire dit-on et l’on sait que le salaire de l’élève est défini par la note. La question se pose alors moins de la fonction d’un mémoire dans l’apprentissage que de la juste rémunération que ce travail doit apporter. Ainsi se pose la question de l’évaluation, et de façon précise de la prise en compte de cette évaluation dans cette épreuve finale que constitue le baccalauréat.

On trouve ici une conception mercantile de l’enseignement qui consiste à remplacer la question : " qu’est-ce que cela m’apprend ? " par la question : " combien cela me rapporte ? " Mais il est normal que, dans une société mercantile marquée par la transformation permanente de toute valeur d’usage en valeur marchande, l’enseignement lui-même se mercantilise comme l’explique, à propos de l’enseignement supérieur, Jean-François Lyotard écrivant dans la Condition Post-Moderne :

"La question, explicite ou implicite, posée par l'étudiant professionnaliste, par l’État ou par l’institution d’enseignement supérieur n’est plus : est-ce vrai ? mais : à quoi ça sert ? Dans le contexte de mercantilisation du savoir, cette dernière question signifie le plus souvent : est-ce vendable ?"  (7)

Et dans le contexte de l’enseignement secondaire, la réponse à la question : " à quoi ça sert ? " est simple : " ça sert à avoir une note ", celle-ci n’étant que le juste salaire du travail de l’élève. On comprend alors le rôle prégnant de l’évaluation et par conséquent la recherche de l’évaluable avant celle du signifiant. N’est-ce pas l’un des chefs de file du pédagogisme qui écrivait ces lignes :

 

Il reste enfin à parler du mépris que manifeste l’institution envers les professeurs, ces professeurs auxquels on demande aujourd’hui non seulement de ne plus enseigner mais en plus de faire comme si leur métier était encore d’enseigner (8). Dans ces conditions, la maîtrise du métier, si métier il y a encore, est assurée moins par celui qui enseigne que par les directives énoncées dans le B.O. (la pédagogie du B.O.) et par quelques semblants de formation que l’institution inflige plus qu’elle ne propose aux enseignants inquiets devant les tâches impossibles qu’on leur demande (9).

Les TPE s'inscrivent ainsi dans l'idéologie qui affirme placer l'élève au centre du système éducatif et qui oublie que l'acte d'enseigner un domaine de la connaissance est moins de considérer que l'élève est autonome par rapport à ce qu'il ne connaît pas encore que de lui permettre d'accéder à ce domaine et d'acquérir par rapport à celui-ci une réelle autonomie. Mais c'est une façon de lui interdire cette autonomie que de lui demander de jouer à l'autonomie.

Cela dit, rien n'interdit aux enseignants de subvertir les gadgets que leur propose une institution qui a oublié, consciemment ou non, ce pour quoi elle existe. Demander à un élève de rédiger un mémoire peut être positif sous réserve que certaines conditions soient satisfaites :

- Le mémoire doit s'ancrer dans l'enseignement de la discipline ou des disciplines ; il pourrait être par exemple la rédaction d'une partie du cours ou l'étude du lien entre deux parties du cours (10), soit à l'intérieur d'une même discipline, soit au carrefour de deux disciplines.

- Si le mémoire doit contribuer à la formation des élèves dans la discipline ou les disciplines concernées, son rôle n'est pas d'être évalué en tant que tel ; si évaluation il doit y avoir, c'est d'abord celle donnée par les directeurs de mémoire qui ont vu travailler les élèves, ensuite la véritable évaluation de ce travail résulte moins d'une note donnée par les directeurs de mémoire que de l'apport de ce travail à la compréhension générale de la discipline ou des disciplines concernées ; autant dire que l'évaluation doit être essentiellement qualitative. C'est une conception mercantile de l'École que de penser que toute activité de l'élève doit être sanctionnée par une note ; c'est ainsi conforter l'idée que l'enseignement vaut moins par ses contenus que par le prix payé aux élèves sous la forme de la note : "je vous dois tant pour votre travail".

- Les directeurs de mémoire doivent avoir la formation correspondante, en particulier avoir rédigé eux-mêmes des mémoires pour connaître les difficultés d'un tel travail et savoir en cerner les limites dès lors qu'il s'agit d'un travail demandé à des lycéens, c'est-à-dire à des apprentis dans les disciplines concernées. On ne peut demander aux enseignants d'inventer un nouveau mode de travail sous prétexte que celui-ci correspond au cahier des charges ; cela doit participer de la formation, initiale ou continue, que de penser la production de mémoire autant sur le plan du contenu que sur celui de la forme (11).

Ne pas tenir compte de ces conditions conduira tôt ou tard soit à transformer le mémoire en un exercice scolastique qui ne sera que recopiage (12), soit, ce qui me semble le plus raisonnable, à abandonner les TPE pour laisser les professeurs compétents en ce domaine (c’est-à-dire ceux qui ont déjà rédigé un mémoire ou un article) proposer, sur un thème de leur choix, aux élèves qui le désirent, un travail de rédaction. En outre demander aux enseignants de prendre en charge des mémoires d'élèves ne saurait relever d’une simple décision administrative, cela demande des moyens, des moyens intellectuels d'abord permettant aux enseignants de prendre en charge une telle activité, des moyens matériels ensuite définis en fonction des nécessités imposées par ce type d'activité, en particulier une prise en compte du temps. Mais il est vrai qu'aujourd'hui les conditions de l'enseignement se définissent en termes de contraintes administratives comme nous le rappellent Boillot et Le Du dans La Pédagogie du vide (14).

 

1. Ivan Illich, La Société sans Ecole, Une société sans école, traduit de l’anglais par Gérard Durand, Editions du Seuil, Paris 1971

2. Nico Hirtt, "A l'ombre de la Table Ronde des Industriels", Cahiers d'Europe, n°1, hiver 2000, p. 14-20

3. Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance, Micro-Climats, Castelnay-le-lez 1999

4. Rudolf Bkouche, "L’enseignement scientifique entre l’illusion langagière et l’activisme scientifique", Repère-IREM n°9, octobre 1992

5. Signe de cette dévalorisation sociale du savoir, la baisse du nombre d'étudiants qui choisissent les sciences dans l'enseignement universitaire.

6. Edgar Morin, La tête bien faite, Editions du Seuil, Paris 1999

7. Jean-François Lyotard, La Condition-Post-Moderne, Les Editions de Minuit, Paris 1979

8. Philippe Meirieu, Le Choix d'éduquer, deuxième édition, ESF éditeur, Paris 1991, p.124

9. Sur ce point nous renvoyons à l’essai d’Adrien Barrot, L’enseignement mis à mort, Librio, Paris 2000

10. L’institution est plus soucieuse de développer quelques formations à un "comment enseigner" conforme au règlement, que de permettre, via la formation continue, une véritable réflexion sur le métier ; les difficultés rencontrées par les IREM ne sont que la conséquence de cette politique de subordination de l’enseignement au règlement.

11. L'expérience, l’étudiante puis l’enseignante, m'a appris que c'était là un travail difficile et qu'il demandait un engagement personnel de l'élève.

12. Il faut rappeler ici le rôle des IREM qui ont conduit nombre de leurs animateurs à publier. On pourrait espérer que la création d'IREX conduisant professeurs de divers ordres d'enseignement à participer à un travail commun de réflexion sur l'enseignement de leurs disciplines, mais il semble que nos ministres successifs se montrent méfiants envers ce type de travail et que l'on préfère aujourd'hui l'encadrer via les IUFM, ces institutions qui n'ont d'universitaire que le nom.

13. Les élèves pourront toujours y apprendre à manier Internet et scanner.

14. Boillot & Le Du, La pédagogie du vide, PUF, Paris 1994