Quelques réflexions sur le socle commun
On peut déjà s’interroger sur la place du socle commun par rapport aux programmes : la formulation du texte* est en effet extrêmement ambiguë " Bien que désormais il en constitue le fondement, le socle ne se substitue pas aux programmes de l’école primaire et du collège ; il n’en est pas non plus le condensé. Sa spécificité réside dans la volonté de donner du sens à la culture scolaire fondamentale, en se plaçant du point de vue de l’élève (…) ". Qu’est-ce que cela signifie ? Cette formulation reprend un cliché : les programmes ne constitueraient qu’un empilement de connaissances dans lequel les élèves ne verraient aucun sens. Le socle serait une sorte de synthèse, unifiant les connaissances dispersées parmi les différents programmes dans un but cohérent. On peut déjà contester le fait de se placer " du point de vue de l’élève " : ce sont en réalité les concepteurs du socle qui imposent le sens qu’ils souhaitent à l’élève, alors que c’est justement en intégrant les connaissances définies dans les programmes que l’élève leur trouve un sens. En outre, nous avons ici le risque d’un tri dangereux et arbitraire, entre ce qui pourra trouver sa place dans l’objectif global défini par le socle, et ce qui en sera exclu ; ce tri risque d’être à la fois qualitatif (définition d’un socle réduit) mais aussi idéologique (le choix des compétences retenues valorise un certain type de société et d’individu). Le socle met en avant sept compétences : cinq déjà mises en œuvre (maîtrise de la langue française, pratique d’une langue vivante étrangère, mathématiques et culture scientifique et technologique, techniques usuelles de l’information et de la communication, culture humaniste) et deux auxquelles on a porté moins d’attention jusque-là (compétences sociales et civiques, autonomie et initiative des élèves). Cette structuration en compétences a déjà pour but de casser l’organisation de l’enseignement par disciplines, ce qui ne constitue pas une tentative nouvelle : les compétences énumérées pourraient être enseignées dans toutes les disciplines et celles-ci concourent toutes à l’acquisition du socle ; la conclusion de l’annexe du décret conclut sur l’aspect global du socle (à l’inverse d’une division en disciplines). On peut deviner quelles conséquences concrètes cela pourrait avoir : plus aucune discipline ne devient vraiment indispensable, il sera donc possible de diminuer les horaires ; c’est aussi une manière de préparer le terrain pour les professeurs bivalents. En outre, la liste de ces compétences m’inspire de réelles inquiétudes quant à leur contenu. D’abord, on remarque de grands absents, l’histoire et géographie, les langues anciennes, l’EPS, les sciences physiques, les sciences naturelles, la langue vivante 2 ; je laisse de côté la philosophie, puisque le socle concerne l’école primaire et le collège, mais que dire d’un socle censé être le " ciment de la nation ", privé d’une originalité remarquable de l’enseignement français ? Mais cela pose la question de l’âge de la scolarité obligatoire et de la poursuite d’études après le brevet. On remarque aussi qu’en structurant le système par le socle, on exclut la dissertation, exercice central dans l’enseignement français. Revenons aux disciplines du collège et examinons leur sort dans le socle :
Je suis également inquiète quand je vois les " techniques usuelles de l’information et de la communication " mises en avant : le medium est donc mis sur le même plan que le contenu : nous assistons là à une véritable dérive, puisque les élèves sont incités à imiter le modèle superficiel, fondé sur l’apparence, que leur offrent les médias ; savoir communiquer devient aussi important, peut-être plus, que savoir tout simplement. Le texte définit cette " compétence " en disant " La culture numérique implique l’usage sûr et critique des techniques de la société de l’information " ; or, ce qui permet cet " usage sûr et critique ", c’est le savoir. Le texte insiste également beaucoup sur la notion de " responsabilité " dans l’usage de ces techniques : redouterait-on un usage plus subversif, pourtant déjà avéré ? Les concepteurs du socle n’ont même pas le courage d’assumer jusqu’au bout leur confiance dans les TIC.
Définir " l’autonomie et l’initiative " des élèves comme une compétence, n’est-ce pas absurde ? L’autonomie et l’initiative s’acquièrent avec les connaissances, la pratique régulière des exercices dans les différentes disciplines, cela n’a aucun sens d’en faire une compétence. On observera que " l’autonomie et l’initiative " recouvrent l’orientation et la connaissance de l’environnement économique ; pour les rédacteurs, environnement économique = entreprise (et l’Etat, dans tout ça ?) ; le texte préconise " une ouverture d’esprit aux différents secteurs professionnels et la conscience de leur égale dignité " : il s’agit ici d’inciter les élèves à s’orienter vers l’enseignement professionnel et l’apprentissage ; je ne doute pas de " l’égale dignité " de tous les secteurs professionnels, mais dans une société où existent de tels écarts dans les salaires, les conditions de travail, la liberté d’agir et de se défendre, dans l’image et la considération, je crains que cette expression n’apparaisse comme un gros mensonge… Enfin, faire de l’orientation une compétence, n’est-ce pas oublier que le but de l’école est d’abord de donner l’instruction la plus complète possible, seule vraie garantie d’une orientation judicieuse, quel que soit le domaine professionnel choisi ?
Plus grave encore, définir des " compétences sociales et civiques " me semble un danger grave pour la démocratie ; qui décrète qu’un citoyen est compétent ou non ? Comment évaluer ces compétences ? Les enseignants eux-mêmes ont-ils ces compétences " civiques " ? Le risque de formatage idéologique est évident, surtout si l’on évalue ces " compétences " : on voit aussi la confusion que cela entraîne entre civisme et conformité à une norme sociale et morale. Dans les capacités attendues, il est recommandé de " rechercher un consensus " : gare à la différence et à l’audace ! Et gare à la démocratie, système politique qui intègre le conflit des idées et des intérêts dans son fonctionnement même. En outre, le texte propose une définition intéressante de la solidarité : " nécessité de la solidarité : prise en compte des besoins des personnes en difficulté (physiquement, économiquement) en France et dans le monde " : cela ressemble plutôt à de la charité (que je ne considère pas forcément comme un mal, mais qui n’est pas l’objectif de l’école) ; mettra-t-on un bonnet d’âne à ceux qui refusent de vendre des petits pains à l’occasion du prochain raz-de-marée ? Ne devrait-on pas plutôt donner les moyens aux élèves de réfléchir à l’organisation des sociétés, à leur économie, à leurs systèmes politiques ?
Le risque de formatage est donc aussi psychologique, puisque le préambule du socle définit ce que sont les " attitudes indispensables tout au long de la vie " : " ouverture aux autres, le goût pour la recherche de la vérité, le respect de soi et d’autrui, la curiosité et la créativité
". Si certaines des qualités énoncées sont incontestables, on peut souligner la démagogie et le conformisme de ce portrait d’un individu idéal ; quelle va être la place des timides, des discrets, de ceux qui ne brandissent pas une nouvelle idée, un nouveau " projet " à tout instant ? Etre compétent ne signifie pas forcément être créatif : là encore, on risque de favoriser outrageusement l’individu qui sait se mettre en avant, pas nécessairement le plus savant ou le plus… compétent. Que signifie de plus l’éloge systématique de la " créativité " dans une vision si uniforme des individus ? Nous sommes ici en contradiction avec la recherche du consensus réclamée plus haut : un individu créatif est parfois celui qui justement sait aller contre une opinion consensuelle.
Bien sûr, on se réjouit de l’accent mis sur la maîtrise de la langue française, en particulier sur l’orthographe et la grammaire. Mais la définition de cette compétence comporte des points à mes yeux inquiétants ; d’abord il est dit que " la fréquentation de la littérature d’expression française est un instrument majeur des acquisitions nécessaires à la maîtrise de la langue française " : même si la lecture des œuvres littéraires concourt à la maîtrise du français, il me semble réducteur de ne la faire apparaître que comme un outil pour apprendre la langue (on retrouve les travers de l’enseignement en séquences) ; il est regrettable que l’inverse ne soit pas dit, à savoir qu’il faut maîtriser le français pour accéder aux œuvres littéraires ; est-il si inconcevable de présenter la lecture d’une œuvre littéraire comme un but en soi ?
Autre problème, en affirmant que l’acquisition de la langue française est le rôle de toutes les disciplines, on légitime la réduction des horaires alloués à la discipline. J’ai déjà soulevé la question pour l’ensemble des disciplines, mais c’est bien en français que la réduction des horaires a eu les conséquences les plus catastrophiques.
On observe une autre perversion de la fragmentation en compétence : le développement de l’esprit critique devient l’apanage de la culture scientifique et technologique, alors que la maîtrise du français y joue un rôle essentiel. Cela prouve un peu plus l’aberration de cette structuration en " compétences ".
La définition de la compétence " pratique d’une langue vivante " comporte des éléments dangereux, en particulier la mention du " cadre européen de référence pour les langues ", conçu par le Conseil de l’Europe, avec la précision du niveau A2 comme objectif. Pourquoi ne pas élaborer des références proprement françaises et pourquoi surtout abdiquer notre capacité à évaluer les élèves selon nos propres critères ? On peut redouter des ambitions très limitées pour l’enseignement des langues, surtout si on relève les buts énoncés " des situations courantes de la vie quotidienne ", " bref propos
Cette insistance sur la " vie quotidienne " revient régulièrement dans la compétence " mathématiques, culture scientifique et technologique " : on peut relever " compréhension de l’univers quotidien
Bien sûr, je l’ai déjà en partie évoqué, je n’ai pas du tout le même avis que les auteurs sur ce que doit être la " culture humaniste " : elle est définie ainsi " la culture humaniste participe à la construction du sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens " ; la volonté de rassembler apparaît très nettement dans ce chapitre du texte, puisque vers la fin on lit " Elle [la culture humaniste] développe la conscience que les expériences humaines ont quelque chose d’universel ". Je suis étonnée (mais je m’exprime là avec toute ma subjectivité) que l’on utilise à ce point la culture humaniste comme un instrument de cohésion sociale. La culture humaniste permet aussi de prendre conscience de sa singularité : en tout cas, elle ne saurait être récupérée pour construire une illusion de communion universelle.
Estelle Manceau
* B.O. n° 29 du 20 juillet 2006 : Socle commun de connaissances et de compétences
10/2006