Le socle commun ou la connaissance pilotée par l’économie.


Analyse du socle commun, http://www.education.gouv.fr/bo/2006/29/MENE0601554D.htm.


Le " socle commun de compétences et de connaissances " est souvent présenté ou commenté benoîtement comme une demande " de bon sens " de savoirs élémentaires garantis par la loi, et une nécessité française répondant à la crise de son école, constatée notamment par les chiffres de 2004 sur les connaissances acquises par les élèves de fin de collège [1].

En fait, sa définition et sa mise en application sont strictement les demandes de la communauté européenne, en réponse aux exigences des économistes et des commerciaux s’inquiétant du niveau de qualification des populations européennes réclamé par les changements des lois du marché [2]. On en trouvera tous les détails, et de nombreux éléments repris tels quelsou presque, en " version française ", par le Haut Conseil de l’Éducation (HCE), dans le document suivant de novembre 2005 : Proposition de recommandation du Parlement européen et du Conseil sur les compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie, (p 1 à 14), qui applique scrupuleusement les recommandations de l’E.R.T. (Table ronde des industriels européens) en 1995 : " L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique "

Une analyse pertinente du socle ne relève donc pas d’une lecture guidée par les impératifs de l’instruction et de la pédagogie, qui se réjouirait des acquis et déplorerait les manques. Elle doit se référer au discours économique, essentiel, et au discours pédagogiste friand de " compétences ", qui convergent curieusement. Car le changement est copernicien : la finalité de l’instruction ne devient plus la formation d’un individu informé libre de son jugement et de ses actes éclairés par le savoir et la réflexion, mais le formatage comportemental d’une " main-d’œuvre " dont " les connaissances, aptitudes et attitudes (…) constituent un facteur essentiel d'innovation, de productivité et de compétitivité, et contribuent à la motivation et la satisfaction professionnelle des travailleurs, ainsi qu'à la qualité du travail " Cette école redéfinie doit veiller à ce que " les savoirs soient en harmonie avec les besoins de l'économie de la connaissance ".

Ni les savoirs ni l’élève n’y survivent.


Des savoirs aux " compétences " utilitaires.

L’instruction publique cherchait jusqu’à présent à veiller à l’acquisition de savoirs disciplinaires, ensemble d’informations reliées et orientées selon une progression, une histoire, une logique, une réflexion, des interactions qui seules leur donnent sens. On leur substitue désormais des " compétences ", ensemble de réponses convergentes à des situations données [3]. La définition qu’en donne le " socle commun ", " chaque grande compétence du socle est conçue comme une combinaison de connaissances fondamentales pour notre temps, de capacités à les mettre en œuvre dans des situations variées, mais aussi d’attitudes indispensables tout au long de la vie " est un copié-collé de celle des directives européennes : " selon les études internationales, on entend par "compétence" une combinaison de connaissances, d'aptitudes et d'attitudes appropriées à une situation donnée. Les "compétences clés" sont celles qui fondent l'épanouissement personnel, l'inclusion sociale, la citoyenneté active et l'emploi" [4]. Loin de donner aux élèves une culture humaniste et universelle propre à transcender les époques, on les cantonne dans des " situations données " de " notre temps ". Le texte insiste constamment sur " diverses situations ", ou " le contexte de la vie courante ", " des situations courantes de la vie quotidienne " - alors que les savoirs sont justement censés les arracher à cette " vie courante " propice aux idées reçues et la leur faire voir d’un œil plus éclairé - et rabat les connaissances vers un utilitarisme borné (" signer un contrat de location, de travail, acquérir un bien, se marier, déclarer une naissance, etc. ") pour toutes sortes de circonstances… dont un enseignement actuel de qualité donne aisément les clés. Il ne s’agit donc plus de la formation de l’esprit, mais de l’adaptation à des situations étroites ou de réponse à des stimuli. La meilleure preuve en est donnée par l’intitulé d’une des compétences-clés : " la maîtrise des techniques usuelles de l’information et la communication ", qui promeut l’utilisation d’un outil au rang de connaissance, alors que son emploi pertinent et rationnel est subordonné aux savoirs, facteurs de tri et de hiérarchisation des informations reçues.

Cette réorientation de la mission de l’école est confirmée par la prétention du socle à " donner du sens à la culture scolaire fondamentale, en se plaçant du point de vue de l’élève". Cette formulation reprend un cliché : les programmes ne constitueraient qu’un empilement de connaissances dans lequel les élèves ne verraient aucun sens. Le socle serait une sorte de synthèse, unifiant les connaissances dispersées parmi les différents programmes dans un but cohérent. Mais ce sont en réalité les concepteurs du socle qui imposent à l’élève le sens qu’ils souhaitent, alors que c’est justement en intégrant les connaissances définies et progressives des programmes que l’élève leur trouve un sens. En outre, nous avons ici le risque d’un tri dangereux et arbitraire, entre ce qui pourra trouver sa place dans l’objectif global défini par le socle, et ce qui en sera exclu. Au nom de ce prétendu " sens " qui masque mal l’intérêt économique, ce tri risque d’être à la fois qualitatif (définition d’un socle réduit) mais aussi idéologique (le choix des compétences retenues valorise un certain type de société et d’individu) et utilitariste (la seule valeur accordée aux savoirs est leur réutilisation professionnelle, et non le libre jeu de l’intelligence créatrice ni la formation d’un individu cultivé et avisé [5]).

Cette conception est liée d’une certaine façon à la mort de l’école, qui ne se conçoit que comme " scholè ", étymologiquement " temps libre " laissé aux enfants afin qu’ils se forment dans la sphère du savoir, indépendante des sphères familiale, sociale et économique. Samuel Joshua le dit très bien : " Il est clair que le succès de ce mouvement mettrait gravement en cause la nécessité de l'école. L'idée peut en effet dans ces conditions s'installer que l'école " fera toujours trop de culture ", que les savoirs liés à des œuvres humaines considérées comme importantes dans le passé sont de moins en moins utiles. Ceci agit comme une des remises en cause les plus brutales que l’on puisse imaginer de la présence même à l’école de savoirs formels socialement reconnus. Et quels que soient ceux-ci. Les observateurs attentifs des débats éducatifs en France savent bien que les polémiques font rage, presque en permanence, sur la nature des contenus qu’il convient de traiter à l’école [6]. Or, ce débat même n’aurait plus de sens, puisque dans cette optique, l’école gagnerait à être remplacée par ceux qui sont au plus près des compétences : les entreprises (cas de l'enseignement professionnel), et le parcours " pédagogique " lui-même devrait être entièrement individualisé " [7].


Des disciplines au saupoudrage sélectif ou hasardeux : décloisonnement et enseignement global.

Cette structuration en compétences, destinée à casser l’organisation de l’enseignement par disciplines (la conclusion de l’annexe du décret conclut sur l’aspect global du socle - à l’inverse d’une division par matières) a en effet un but idéologique et gestionnaire. Plus aucune discipline n’est considérée comme formatrice ni émancipatrice : on ne voit pas comment, sinon de façon autoritaire, l ‘élève pourra " savoir évaluer la part de subjectivité ou de partialité d’un discours, d’un récit, d’un reportage " sans avoir jamais étudié un texte de près en " maîtrise de la langue ", ni approché l’implicite… On peut deviner quelles conséquences concrètes cela pourrait avoir : plus aucune discipline ne devient vraiment indispensable en tant que telle sous forme structurée, formatrice et organisatrice ; l’histoire par exemple disparaît dans une " culture humaniste " ne fournissant que des " repères " et non une chaîne d’événements connectés ; et plus aucune connaissance précise n’étant exigée puisque les " diverses situations " pourront varier à l’infini, il sera possible de diminuer les horaires et les contenus réflexifs, et réduire l’instruction publique à une faible base, censée conduire à " la formation tout au long de la vie ".

Il ne s’agit pas de procès d’intention, les recommandations européennes étant claires : l’école doit connaître " une évolution de priorité de la transmission de connaissances vers le développement de compétences transférables préparant les jeunes à la vie adulte et à de futurs apprentissages. "

Par ailleurs, les disciplines sont également ruinées car leur construction et leur cohérence sont mises à mal par le principe même de la " compétence ", qui exige de procéder par prélèvements isolés de connaissances fragmentées supposées opératoires dans les " situations " proposées aux élèves. Quelle garantie de véritable savoir leur offrir, alors que leur manqueront l’amont et l’aval de telle ou telle connaissance, qui lui donnent son sens [8] ? Aucune compétence n’est dans le socle reliée à la démarche disciplinaire qui la garantit. En conséquence, aucun approfondissement n’est possible dans les disciplines concernées : l’enchaînement des savoirs disciplinaires est rompu par leur atomisation dans les compétences rigides définies par le socle. On peut se demander dans ces conditions comment une démarche de recherche, se fondant sur l’hypothèse, et non la " situation " déjà définie, et demandant la liberté, peut encore être possible.

Enfin, le recours aux compétences est le règne du décloisonnement : seules seront convoquées les connaissances nécessaires à la compétence, sans que leur enseignement puisse être progressif et structuré, aller du simple au complexe comme le réclame une vraie formation de l’élève. On a vu en français la catastrophe que constitue le décloisonnement, subordonnant l’enseignement de la grammaire aux aléas des occasions d’emploi dans les textes étudiés. Qu’en sera-t-il lorsque la totalité de l’enseignement sera soumise à ce principe, rebaptisé " bonnes pratiques " dans les textes du HCE ?

Ce décloisonnement obligatoire sous le nom d’interdisciplinarité, déjà catastrophique lorsqu’il ne concerne que les divers éléments d’une seule matière, peut se révéler encore plus pernicieux pour la qualité des connaissances et leur assimilation, car régi par le globalisme dont on a déjà vu les méfaits dans l’apprentissage de la lecture. L’enseignement par compétences a le même défaut, en présentant aux élèves des " situations " globales à régler par une analyse dont les fondements (disciplinaires) ne leur auront pas été donnés. Il y a une grande naïveté à croire qu’une " situation " de la " vie courante " soit soluble par des savoirs " courants " : beaucoup de situations " courantes " doivent au contraire leur compréhension à des savoirs complexes, dont rien ne garantit que l’élève les possédera. Une fois de plus, l’enseignement par " compétences " met la charrue avant les bœufs, en proposant la complexité avant la simplicité.


De l’instruction émancipatrice à la "  la cohésion sociale " du " consensus ".

Le troisième volet de chaque compétence, après les " connaissances " forcément parcellaires et les " capacités " réduites à une suite de savoir-faire, comprend les " attitudes ", correspondant à une insistance sur " l’envie ", " le goût ", " le respect ", tous facteurs de la " cohésion sociale " chère au conseil de l’Europe préoccupé de " gérer une diversité sociale et culturelle croissante ". "  La présente proposition (…) sera un élément moteur de la création d'un système cohérent d'éducation et de formation des adultes. Il en résultera des retombées favorables pour la vie personnelle, sociale et professionnelle des individus et – plus généralement – pour les objectifs de Lisbonne en matière de cohésion sociale, de compétitivité et de croissance économique. " Toutes les " attitudes " préconisées vont dans le sens d’un " catéchisme " social, comme si la tolérance, le respect, l’esprit critique, ne découlaient pas des savoirs organisés. Il s’agit ici d’adhésion à des " valeurs " toutes dirigées vers la paix sociale ou censées " rechercher un consensus ". Le catéchisme républicain des réformes précédentes a cédé la place à la fabrique de bons petits soldats du capitalisme, alliant " cohésion sociale " et " compétitivité "…. Prétendre rendre tous les élève capables de " communiquer et travailler en équipe ", de " prendre des initiatives, d’anticiper, d’être indépendant et inventif dans la vie privée, dans la vie publique et plus tard au travail ", aller jusqu’à leur interdire toute violence et leur imposer la " motivation et la détermination dans la réalisation d’objectifs " et le " désir de réussir ", ce n’est rien moins qu’un projet totalitaire de formation de la personnalité de l’élève, dont on craindrait qu’il devienne un fauteur de troubles européens. Dans le même sens, " le renforcement de la dimension européenne de l’éducation " participe également de l’imposition contestable d’un idéal autoritaire, confirmé par une vision dogmatique de la science, par exemple : " les élèves doivent comprendre que les sciences et les techniques contribuent au progrès et au bien-être des sociétés ". Il ne s’agit évidemment plus d’instruire, même pas d’éduquer, mais de formater, comme le montre l’ensemble de la rédaction du socle qui brouille différents plans (connaissances minimales et " goût ", " curiosité ", adhésion de l’élève (sic) et des familles ).

L’assimilation entre les sphères " personnelle, sociale et professionnelle " accroît les inquiétudes : cette confusion se retrouve dans toutes les rubriques du socle de compétences, et ressortit globalement d’une finalité morale : un bon et sage citoyen [9]. Sous couvert d’épanouissement, c’est donc une normalisation de toute la vie qui est envisagée. Cela est normal pour un décret de loi autoritaire car émanant du pouvoir politique qui a à gérer l’ensemble d’une nation. Ce qui l’est moins, c’est l’effacement de cette normativité sous des termes flous de "  liberté de l’individu ", ou de " créativité " qui ne sont que des leurres étroitement codifiés.

Le recours aux " compétences " renforce l’adhésion au catéchisme citoyen distillé par le socle : la compétence, c’est justement la rupture du lien d’intelligence entre les connaissances et leur application ou leur utilisation dynamique : en cassant le savoir en une multitude de " capacités " fragmentées, on en détruit la nature même, et on réduit ses utilisateurs à des exécutants dociles ou passifs, extérieurs à leurs actes. On se demande bien comment de telles conceptions peuvent conduire l’élève à être " autonome et ouvert à l’initiative ", alors qu’on lui a supprimé les liaisons internes et externes entre les éléments de la connaissance.

Ces directives ne sont pas soumises à l’approbation ou à la discussion mais elles sont strictement encadrées par " trois paliers d’évaluation " : CE2, fin de primaire, brevet et un " livret personnel de compétences ". Il s’agit donc, de plus selon les modes d’évaluation PISA (Programme International de l'OCDE - Organisation de Coopération et de Développement Economiques - pour le Suivi des Acquis des élèves), d’encadrer la formation des esprits, d’apprendre à être non seulement pragmatique, mais obéissant. Celui qui n’acquiert pas les " compétences " (selon les critères qui les évaluent - cercle vicieux…) ne sera peut-être pas un bon citoyen. Culpabilisation et mise au pas se donnent la main à partir d’une pseudo-scientificité des acquisitions. Dans cet enfer apparemment pavé de bonnes intentions, c’est toute une vision du monde qui est en jeu. L’enseignement véritablement humaniste, soucieux de libérer la pensée et l’individu, y vit son naufrage.


" L’approche par compétences ", une vieille lune pédagogiste.

Le théoricien pédagogiste des " compétences ", Philippe Perrenoud, prétend que l’approche par " situations " réclamant des réponses cognitives adaptées, présenterait davantage de " sens " que les apprentissages disciplinaires. L’exorde du socle reprend ce prétexte. Mais l’adoption de ses conceptions répond à un autre impératif. En effet, le parallèle qu’il établit entre la formation professionnelle et la scolarité correspond exactement aux attentes économiques du Conseil européen : " Que la formation professionnelle ait vocation de développer des compétences ne fait pas l’ombre d’un doute. On peut diverger sur le niveau d’expertise visé, le référentiel de compétences et les démarches de formation, mais nul ne prétend qu’on peut exercer un métier nanti de connaissances seulement, aussi étendues soient-elles. Il y faut aussi des capacités et des compétences, qui rendent les savoirs transférables et mobilisables dans les situations professionnelles. Il apparaît aussi de plus en plus clairement qu’on ne saurait, pour développer des compétences professionnelles, se fier aux simples vertus d’une immersion dans la pratique. S’il faut des stages et de l’expérience, il faut aussi des dispositifs pointus d’alternance et d’articulation théorie-pratique " [10].

Il est clair alors que le socle commun constitue une tentative de pré-professionnalisation de l’enseignement, et une intrusion autoritaire des techniques de l’entreprise dans le monde de la connaissance.

On retrouve d’ailleurs dans le discours qui l’a entouré, " propositions " Fillon [11] ou rapport Thélot [12], le lexique de Perrenoud, " modernisation " et " efficacité " : " Comment situer l'approche par compétences ? Manifestement comme une tentative de moderniser le curriculum, de l' infléchir, de prendre en compte, outre les savoirs, la capacité de les transférer et les mobiliser. "

Perrenoud le confirme nettement, en définissant, dans l’instrumentalisation que les politiques ou les marchands font de l’école, une inversion de ses perspectives : " Les textes officiels ne sont pas toujours très explicites à cet égard, sans doute parce qu’il est politiquement plus correct de prétendre s’occuper à la fois de moderniser les programmes et d’améliorer l’efficacité de l’école. (…) Cependant, il paraît assez évident que le moteur principal d'une telle réforme est la volonté de faire évoluer les finalités de l'école, pour mieux les adapter à la réalité contemporaine, dans le champ du travail, de la citoyenneté ou de la vie quotidienne ". L’essence de la connaissance, indépendante de tout utilitarisme, en sort pervertie : la gratuité de la connaissance et de la culture, non pas immorales mais amorales, non pas asociales mais ailleurs, d’une autre nature pour ainsi dire, y est ruinée.


Les apprentis sorciers : compétences et montée des inégalités.

 L’approche par compétences " a fait irruption dans le débat sur les chances de chaque élève d’accéder à la connaissance. Là encore, Perrenoud fait état de doutes sur la question, et le plus simple est de lui donner la parole :

" Il se pourrait que, prise au sérieux, l’exigence de compétences constitue un handicap de plus pour les élèves en difficulté. Cela pour deux raisons bien distinctes :
• il ne peut y avoir de compétence si les ressources requises (capacités et connaissances) ne sont pas disponibles ; les élèves présentant de graves lacunes à ce niveau seront donc d’emblée défavorisés ; sauf si l’on s’astreint à vérifier au préalable la maîtrise des ressources requises et qu’on dissocie leur certification de celle de la compétence qui les mobilise ;
• une fois les ressources disponibles, leur mobilisation et leur transfert passent pas des processus mentaux de haut niveau, qu’il est difficile de scolariser pleinement, puisqu’ils sont de l’ordre de la synthèse, de l’anticipation, de la stratégie, de la planification, de la pensée systémique ; dans tous ces domaines, il se peut hélas que la socialisation familiale soit, en milieu favorisé, plus efficace que l’action éducative de l’école…

Il y a donc toutes les raisons de croire que la valorisation de compétences ne résoudra pas ipso facto la question des inégalités sociales devant l’école et risque même les accroître. Une telle approche pourrait mettre en difficulté les élèves qui ne survivent dans la compétition scolaire qu’en s’accrochant aux aspects les plus rituels du métier d’élève (Perrenoud, 1996). Elle défavoriserait ceux qu’angoisse l’idée de faire une recherche, de résoudre un problème, de formuler une hypothèse, de débattre, ceux qui veulent un modèle, une marche à suivre, un rail, ceux qui ont besoin de savoir " si c’est juste ou faux " et ne supportent pas l’incertitude ou les contradictions ne peuvent qu’avoir peur de l’approche par compétences.

(…)On peut se demander si l’école peut se permettre d’accroître les inégalités visibles. Ne risque-t-elle pas d’enfoncer plus encore les élèves en difficulté, de les décourager, de les pousser plus vite à l’abandon ? Paradoxalement, l’illusion d’une certaine maîtrise - fût-elle liée à l’absence d’évaluation du transfert - favorise l’estime de soi, donne de l’espoir et peut protéger du décrochage. Sachant qu’une fois sorti du système éducatif, l’élève devient inaccessible, on peut se demander si la " vérité " des inégalités est toujours bonne à dire…

Pour ne pas trancher ce dilemme dans l’abstrait, il importe de se demander si les systèmes éducatifs qui adoptent en ce moment l’approche par compétences ont les moyens de contrôler ses dérives élitistes. Le plus fou serait en effet de prétendre développer des compétences sans s’en donner les moyens pédagogiques. " [13]

" L’approche par compétences " comme l’élitisme suprême… Ajoutons-y une réforme de la formation [14] et éventuellement du statut [15] des professeurs, et la boucle sera bouclée :

" Pour éviter le scénario catastrophe, il faut sans doute, à moyen terme, agir sur la formation initiale des professeurs, non seulement leur formation pédagogique et didactique, mais leur formation scientifique, philosophique, épistémologique. De ce point de vue, la stricte séparation des études académiques et de la formation pédagogique et didactique n’est pas heureuse. "

Plus encore que le " constructivisme " qui, laissant les élèves " construire leur propre savoir ", préservait au moins l’idée d’un savoir à acquérir [16], " l’approche par compétences " fait du savoir l’instrument de sa méthode et le réduit à sa propre aune, la banalité de " la vie courante " et le caractère proprement circonscrit de sa tâche : à quelle découverte et à quelle création le savoir peut-il encore conduire, alors même qu’il est mutilé, instrumentalisé, et limité aux capacités du concepteur de la " compétence " qui le mobilise, ou à la pauvreté de la " compétence " choisie ?

Dans le cadre de la pédagogie " de projets " inclus dans la loi Fillon, qui particularise et hiérarchise les enseignements dispensés dans les établissements, la pédagogie par " compétences "  est un redoutable facteur d’inégalités et de lacunes, un outil imparable de différenciation et de sélection. L’école anglaise d’ailleurs utilise ces " standards " dans les palmarès de ses collèges. Proclamer, dans ces conditions, que l’école devient " plus efficace " et plus égalitaire, alors que l’Etat renonce à ses plus élémentaires prérogatives d’instruction publique égale sur tout le territoire, relève de la provocation.


Les docteurs Folamour.

Ce cynisme va de pair avec une sidérante légèreté de l’Etat dans ses engagements éducatifs. Car le savoir a ses lois, ses défenses, sa logique, qui ne se laissent résoudre ni par les arguments des économistes, ni par ceux des pédagogistes.

Il faudrait aux premiers qu’ils justifient et prouvent la " transférabilité " des connaissances aux compétences. Comme le rapporte Samuel Joshua, nul spécialiste de l’éducation n’a su le faire : " Comme l’indique Stoobants (1995), " Les formateurs demandent précisément les modèles que ces sciences (les sciences cognitives) restent incapables de fournir, jusqu'à nouvel ordre : " apprendre à apprendre " et/ou " transférer " des capacités d'un domaine à l'autre. " (p.195). En fait, on ne sait définir ni une " compétence générale ", ni même une " compétence transférable ", tant le transfert, s’il a lieu, dépend de manière cruciale de la nature des situations et des tâches qui y correspondent (Huteau et Loarer, 1996). Il y a là un problème qui dépasse la seule question d’une confusion de la définition. Huteau (1997) affirme ainsi nettement : " Quel que soit le mode de définition retenu, ingrédient ou puissance cachée, on doit s'interroger sur le degré de généralité des compétences générales…Il ne semble pas y avoir une compétence générale qui serait indépendante des situations…Les études portant sur l'évaluation des effets des méthodes d'éducation cognitive le montrent clairement, les procédures mentales acquises à propos de contenus particuliers se transmettent très mal, malgré les aides qui peuvent être mises en œuvre, à d'autres contenus. Contrairement aux attentes, elles ne facilitent pas les acquisitions. (p.119) " [17]

Les seconds avouent eux-mêmes leur échec, en plaidant pour…l’école des savoirs, et non celle des sciences de l’éducation : " Pour les uns, le transfert est donné " par dessus le marché ", il se fait spontanément. Il n'y a donc pas grand chose à faire pour le favoriser, sinon d’offrir à chacun l’occasion de construire les savoirs les plus complets et les plus solides possibles. Cette thèse n'est pas absurde : alliée à une forte capacité de raisonnement et d'abstraction, la totale maîtrise d'un champ de savoirs permet de les mobiliser sans qu'il soit nécessaire de travailler leur transfert en tant que tel. Avec Jean-Pierre Astolfi, je conviens qu’un savoir parfaitement intégré devient opératoire, qu’il inclut en quelque sorte sa propre aptitude à être transféré ou mobilisé.

En suivant ce raisonnement, plutôt que de s’encombrer des notions de transfert ou de compétence, on devrait viser l’accès de tous à de " vrais savoirs ", intégrés et opératoires. Dès lors, le problème du transfert ne se poserait plus, car les élèves atteindraient un niveau général de formation et une capacité réflexive qui les dispenseraient d'un entraînement spécifique à la mobilisation. Le rôle de l'école se bornerait alors à transmettre le maximum de connaissances, avec un niveau élevé de raisonnement et de réflexivité " [18]. N’est-on pas ici dans un idéal de savoirs et d’égalité possible des élèves qui rejoint l’idéal républicain de l’école publique française ?…

Les politiques et les techniciens qui imposent en France cette révolution de l’enseignement font donc preuve d’une remarquable irresponsabilité : ils engagent tout l’appareil éducatif français sur des sentiers dont doutent ses promoteurs mêmes. Pourtant tous les penseurs font les mêmes mises en garde, au Canada par exemple, où ces théories ont montré leurs errements : : " Il faut souligner ici que les recherches menées sur les méthodes pédagogiques convergent massivement pour inviter à conclure que, sur tous les plans, les méthodes traditionnelles d'instruction sont préférables, surtout pour les plus démunis culturellement. Ces recherches montrent encore que certaines des méthodes progressistes ont eu, cette fois encore notamment sur les plus démunis, des impacts catastrophiques – et en particulier pour l'apprentissage des savoirs de base : lecture, écriture, mathématiques. Dressant un imposant bilan des résultats de ces recherches, Jeanne S. Chall écrit : " La principale conclusion […] est qu'une approche traditionnelle de l'enseignement, centrée sur l'enseignant plutôt que sur l'enfant, résulte généralement en des résultats académiques supérieurs à ceux d'une approche progressiste. " Toutes les recherches crédibles convergent vers cette conclusion, avec une constance dont il y a peu d'exemples dans toutes les sciences sociales. " [19]


Un projet libéral.

Sous un habillage prétendument généreux, qui se pare de vertu pour lutter contre un illettrisme qu’en fait le patronat condamne comme critère d’ " inemployabilité " [20], on voit comment se met en place une formation adaptée aux besoins de l’entreprise actuelle (y compris sa conception de l’organisation des services publics et de l’enseignement). C’est dans ce contexte idéologique que l’on peut mieux comprendre le décentrement des connaissances à proprement parler, et la marginalisation des disciplines comme la langue et la littérature-, voire l’histoire et géographie ; que l’on peut essayer de comprendre aussi les raisons de la fabrication de ce " socle " transdisciplinaire sur lequel seront évalués à plusieurs reprises les élèves depuis leur plus jeune âge. Les programmes disciplinaires en effet, s’ils excèdent encore le socle, doivent aussi permettre de dégager en leur sein des éléments constitutifs de celui-ci tandis qu’un nouveau dispositif d’évaluation se met en place.

Les "connaissances" ne seront plus "gratuites" ni acquises pour elle-mêmes (position jugée sans doute réactionnaire, puisque dans cette optique-là elles ne font plus "sens"), mais en fonction de "compétences" elles-mêmes définies en termes d'adaptation de l'élève, en tant que travailleur en formation, au marché libéral européen. La manie de l'évaluation ("exigence d'évaluation", "livret personnel"…) qui s'exprime à plusieurs reprises dans la rédaction de ces textes a aussi de quoi inquiéter : avec un peu de malchance, cela se finira en "cercles de qualité"… ou " obligation de résultats " qui, liée aux moyens accordés aux établissements scolaires, cherchera le succès en manipulant les items de réussite…

Quant à la fin de l’exorde, expliquant que le socle "permet à chacun d'accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel, ainsi que contribuer à réussir sa vie en société", elle a parfois de quoi faire frémir. L'emploi de "chacun" au lieu de "tous", "SA scolarité " "SA formation", SON avenir PERSONNEL" montre que l'objectif d'une "instruction publique", d'une généralisation des savoirs, est abandonné au profit d'un parcours individualisé, d'un "programme personnalisé de réussite éducative"-- au nom bien sûr du respect des différences entre les êtres, des spécificités de l'enfant, et d'une théorie des "talents" implicite qui semble pour le moins contestable. En somme, "chacun" va butiner, faire son miel, et réussir, tout seul et à sa manière, selon sa " sensibilité ", ses " goûts " et ses " talents ", dont on sait pourtant bien qu’ils sont modelés par le milieu d'origine et que c’est à l’école que, dans une perspective républicaine, il aurait dû revenir de les former.

Cette attention à l’individu répond non à un souci flatteur de la « subjectivité » de chacun, mais au désir, dans l’entreprise, de laisser chaque employé, à tous les niveaux hiérarchiques, seul face au travail ou aux ordres de compétitivité. On forme les enfants à intégrer cette idéologie de " l’esseulement " qui coupe les individus d’une mentalité solidaire et collective [21].

Bref, "chacun" aura "accompli avec succès sa scolarité, poursuivi sa formation, construit son avenir (…) professionnel", et le monde pourra continuer d’aller comme il va, le monde du travail comme il veut... Il ne s'agit plus de permettre à tous d'aller au plus haut, mais à "chacun" de faire… ce qu'il peut comme il peut, au nom d'un pseudo-respect des "rythmes d'acquisition" et des intérêts de l'enfant, dont chacun sait qu’ils sont inéluctablement liés au milieu d’origine. C'est le libéralisme entré dans l'École, avec l’aval de l’Etat qui lui abandonne ou sous-traite l’instruction des générations à venir.

Bien pire, il peut détruire l’école, et tout débat public sur l’instruction. Car les compétences peuvent très bien se passer de savoirs, et dérober au pays la disparition de son école. [22]


Conclusion.

Cette conception de l’école est aux antipodes de celle que souhaite Sauver les lettres. Les membres du collectif ont en commun l'idéal d'une école élitaire pour tous : une école qui ne réserve pas certains savoirs à une élite, mais s'efforce de rendre plus égales les chances de chacun d'y accéder. Ils veulent sauver l’instruction, base d’un lien social rationnellement fondé, et condition nécessaire à toute participation effective à la cité. Le collectif défend le projet d’une école républicaine à venir, telle que l’avait souhaitée Condorcet .

On comprend bien que l’école que veut le collectif ne peut être qu’antilibérale, car elle refuse la prétendue fatalité de la reproduction sociale, et exclut de son champ le " libre " jeu de l’offre et de la demande, qui mène forcément à un système scolaire uniquement soucieux de la gestion des flux sociaux  et à des connaissances manipulées ou tronquées, soumises à la seule finalité de l’employabilité immédiate.

Le collectif refuse, au travers de ce " socle " aux pieds d’argile et d’argent, de soumettre des générations d’élèves à des théories économiques ignares et conjoncturelles appuyées sur des théories pédagogistes aussi fumeuses qu’imprudentes, et réclame au contraire de leur transmettre un patrimoine commun de connaissances étayées, éprouvées et organisées et de savoirs créateurs à la portée universelle, et de les mener, par ces " bases " solides, à la maîtrise du raisonnement et à la pensée critique qui seules fondent l’individu éclairé et le citoyen conscient. Il rejoint, sur ces principes, tous les mouvements européens qui définissent ainsi l’instruction et la culture des élèves de leurs pays [23].


Collectif Sauver les lettres

[Texte rédigé par Michèle Gally, Françoise Guichard, Agnès Joste.]


[1] ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/dpd/noteeval/eva0409.pdf

[2] Voir Christian Laval, L’Europe libérale aux commandes de l’école, décembre 2004, http://www.ecoledemocratique.org/article.php3?id_article=224

[3] Le socle commun s’organise en sept compétences : maîtrise de la langue française, pratique d’une langue étrangère, éléments de mathématiques et culture scientifique et technologique, maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, culture humaniste, compétences sociales et civiques, autonomie et esprit d'initiative. Il est à remarquer que les directives européennes prévoient huit " compétences ", dont " l’esprit d’entreprise " en septième position, intégré et euphémisé dans la version française sous le titre " autonomie et initiative ".

[4] Samuel Joshua insiste à juste titre sur l’obscurité de la définition, dont les incertitudes devraient a priori interdire la moindre expérimentation sur des générations d’élèves : " Il n’y a en fait aucun consensus pour définir la compétence, alors qu’à l’évidence la portée du débat pédagogique à son propos dépend pourtant étroitement de cette éventuelle définition. Pour le MEDEF (1998), l’affaire est entendue :" la compétence se constate lors de sa mise en œuvre en situation de travail à partir de laquelle elle est observable ". Mais alors quel son intérêt, sachant qu’en toute rigueur les situations de travail sont éminemment variables ? On comprend que cette approche doive impérativement s'accompagner de la proclamation, idéologique, de la " transférabilité " des compétences, de manière à pouvoir énoncer autre chose qu’une simple constatation dont la portée s’annulerait dès la journée de travail terminée. " (La poussée libérale et " l’entrée par les compétences " dans les questions éducatives, 2001,  http://users.swing.be/aped/documents/d0136johsua.rtf ).

[5] Cf les termes du gouverneur honoraire de la Banque de France, Michel Camdessus, chargé par le ministère des Finances d’un rapport sur l’école, entre autres : " les rythmes et les méthodes qui prévalent sont encore trop tournés vers un apprentissage cérébral de l’abstraction. ", http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000498/index.shtml, repris par le rapport de l’Assemblée nationale sur " Les savoirs enseignés à l’école " : " La culture scolaire est encore très marquée par une dominante très intellectuelle privilégiant l'abstraction ", http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i2247.asp#P178_19843

[6] Samuel Johsua, L’École entre crise et refondation. Paris, La Dispute, 1999.

[7] http://users.swing.be/aped/documents/d0136johsua.rtf

[8]En l’occurrence, c’est méconnaître la logique enseignée dans les disciplines que de reprendre, comme le député Pierre-André Périssol  à l’Assemblée Nationale, une formule éculée :  " aborder le problème du socle par les disciplines enseignées porte en germe le risque d'un empilement de savoirs ", http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i2247.asp#P178_19843

[9] " Mais si cela entrait en œuvre, il y aurait en plus des effets moins immédiatement visibles et tout aussi dévastateurs. L’un concerne la nature de ce qui sera évalué. Comme on ne sait pas définir la plage " technique " qui est transférable d’un domaine de compétences à un autre, il est à peu près automatique que ce que l’on imagine de " général " dans le système de compétences individuel soit limité aux comportements, à ces fameux " savoir-être " inventés pour la circonstance par des sociologues américains. Et parmi " savoir-être ", on a toutes les chances de compter dans la partie positive l’esprit d’entreprise, " l’aptitude au changement ", à l’innovation et à la " flexibilité ", à la ponctualité, à l’esprit d’équipe (bref, à " l’employabilité "), mais sans doute pas l’esprit revendicatif ou l’aptitude à syndicaliser ses camarades… "(Samuel Joshua, op. cit.)

[10] Philippe Perrenoud, Faculte de psychologie et des sciences de l’éducation, Genève : " L’approche par compétences, une réponse à l’échec scolaire ? " (2000)

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2000/2000_22.html

[11] http://www.sauv.net/propositions14.php

[12] http://www.debatnational.education.fr/index.php?rid=87

[13] Op. cit.

[14] http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/19/30.pdf

[15] Sur le site du SNES : http://www.snes.edu/snesactu/IMG/pdf/Projet_Decret_ORS_en_CTP_30_11.pdf

[16] Voir, de Nico Hirtt, Avons-nous besoin de travailleurs compétents ou de citoyens critiques ?, http://users.swing.be/aped/documents/d0132Competences.rtf

[17] Samuel Joshua, op. cit.

[18] Philippe Perrenoud, op. cit.

[19] Cf " La réforme québecoise de l’éducation : une faillite philosophique ", par Normand Baillargeon, professeur en sciences de l’Education, UQAM, Possibles, Vol. 30, numéro 1, Hiver-Printemps 2006, pp. 139- 184, http://agora.qc.ca/ceq.nsf/Pages/La_reforme_quebecoise_de_l_education:_une_faillite_philosophique

[20] Voir à ce sujet le parallèle établi par J.P. Le Goff entre l’entreprise et l’école dans La barbarie douce, La Découverte, 1999.

[21] Cf les termes du rapport Le sursaut, vers une nouvelle croissance pour la France (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000498/index.shtml), commandé en 2004 par Nicolas Sarkozy alors ministre des finances à Michel Camdessus, gouverneur honoraire de la Banque de France : " En dépit de grands efforts d’adaptation, et du professionnalisme et du dévouement des enseignants, (l’école) peine (…) à réduire le nombre d’enfants, – environ 15 % d’une classe d’âge – qui accèdent au collège sans maîtriser lecture, écriture et calcul. C’est un des problèmes majeurs de notre temps. ", repris quasi littéralement par le Haut Conseil de l’Education dans ses " Recommandations " préalables au " socle ", ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/2006/recommandations_HCE.pdf

[22] " Cette évolution, loin d’être jouée dans un pays comme la France, est cependant déjà en marche. En voici des exemples révélateurs. Voilà une grille de compétences permettant d’évaluer les compétences à s’informer ; réaliser ; apprécier ; rendre compte (Document MAFPEN Aix-Marseille, 1997). Pour cette dernière capacité, on s’appuie sur les compétences à présenter et à structurer, ces deux compétences à leur tour manifestent trois aspects (visuel ; auditif ; corporel). Malgré l’aspect rassurant parce que exhaustif de cette énumération, la généralité et l’abstraction du discours reste fort. On va donc chercher à préciser les contextes de réalisation, et la manière de juger si les élèves ont atteint les objectifs (référentiel de certification pour des élèves en Brevet de Technicien Supérieur (BTS), Assistant de direction, 1999)
Sur quel savoir s’appuyer pour définir cet enseignement et sa pédagogie ? D’une manière significative, cette colonne est…vide.

Compétences

Conditions de réalisation

Critères de performance

Savoirs associés

Produire un message écrit

Sous forme rédactionnelle et/ou schématisée et/ou graphique

Dans

- un contexte relationnel et culturel donné

  • -un environnement télématique donné

-Adaptation du message aux objectifs de communication, au canal et aux supports retenus

  • Pertinence du choix des informations.
  • - Fidélité aux intentions de l’auteurs, absence d’ambiguïté.

 

Les rédacteurs ne semblent même pas s’interroger sur le fait suivant. En se privant des limites propres aux savoirs disciplinaires (avec le cadre technique et épistémologique plus ou moins délimité qui leur est lié), on se prive en même temps des outils culturels déjà bâtis justement en vue de s’attaquer à tout ou partie de ces " compétences " à faire acquérir. Le professeur jouit apparemment d’une liberté pédagogique parfaite (pas de programme, pas de consigne) pour réussir à faire " entrer les élèves dans les compétences ", Mais il se retrouve en fait démuni, puisque privé des liens avec les savoirs " disciplinaires ", et laissé dans l’ambiguïté par l’institution quant à ce qu’il convient de faire. Les élèves ne sont pas mieux lotis, lesquels, essayant de se conformer au plus près à la demande du maître, disposent d’encore moins d’outils conceptuels indépendants pour juger s’ils y parviennent. Mais, comme nous l’avons noté ci-dessus, il n’est pas certain que ce soit finalement le but recherché. Les " savoir-être " comportementaux n’ont guère besoin - ni guère de possibilité - de s’appuyer sur des savoirs formels.

Il va de soi que si ce processus va à son terme, c’est l’existence même d’un débat général et contradictoire à propos de la nature des activités scolaires qui sera dévalorisé sur le fond. L’école et l’éducation sortiraient du domaine politique, puisque les trois questions les plus décisives à leur propos (qui doit étudier, que doit-on étudier et comment doit-on étudier), les plus chargées d’implication sociales, n’auraient plus de raison d’être. Il sera temps alors de réaliser le programme souhaité par la commission européenne (Rapport Reiffers, 1996), quand elle affirme "  Nombreux sont ceux, aujourd'hui, qui pensent que le temps de l'éducation hors l'école est venu et que la libération du processus éducatif rendu ainsi possible aboutira à un contrôle par des offreurs d'éducation plus innovants que les structures traditionnelles...La résistance naturelle de l'enseignement public traditionnel devra être dépassée par l'utilisation de méthodes combinant l'encouragement, l'affirmation d'objectifs, l'orientation vers l'utilisateur et la concurrence, notamment celle du secteur privé " (p.11). Dans nombre de pays européens, le processus est déjà bien avancé. Toute la question est alors de savoir si les capacités de résistance à cette évolution (encore importantes dans un pays comme la France) seront à même d’enrayer la logique mortifère qui lui est liée.

[23]Voir le Manifeste européen en défense de l’instruction et la culture, http://www.sauv.net/meuro.php


01/2007