Je veux témoigner, avec solennité, de l'expérience acquise en quarante
années au service de l'enseignement. Je ne la cite pas pour parler vainement
de moi-même, mais parce que, chose rare, elle apporte des résultatsrigoureux
: clairs, simples et sans exception. Les voici : je n'ai « jamais » vu, dans
« aucun » concours, de grande école ou d'agrégation, une « seule » triche,
une seule tentative de corruption, une seule vilenie ; qu'on puisse citer des
erreurs de jugement, graves parfois, qui le nie, mais je ne peux témoigner
d'aucune faute intentionnelle contre la justice dans ces circonstances.
Inversement, je n'ai « jamais » assisté comme spectateur « toujours » écarté
de toute décision à un recrutement ou à une élection sur dossier nominatif
qui se révèlent loyaux et qui choisissent le meilleur candidat; il existait
« toujours » un « profil » auquel ne s'adaptait qu'une seule figure, le
client d'un puissant électeur, les tenants d'un groupe de pression, une
tendance idéologique ou l'influence directe d'un personnage au pouvoir. D'un
côté, « jamais de bassesse » ; de l'autre, « toujours des mensonges ».
J'affirme publiquement n'avoir jamais vécu d'écart, ni dans un sens ni dans
l'autre, à ces lois toutes simples. Et maintenant, choisissez.
Rien de gratuit, rien de parfait, tout se paie. Institutions pleines de
défauts, comme toutes les autres, les concours ont la vertu de préserver la
vertu des membres du jury ; non qu'ils agissent ou pensent comme des saints,
mais ils ne connaissent pas les noms de ceux qu'ils jugent, au moins dans
les épreuves écrites. Sur la copie anonyme gisent uniquement la qualité du
travail et le courage dans l'angoisse. Pratiques pleines d'avantages, les
recrutements sur dossiers nominatifs, au contraire, banalisent l'injustice
intellectuelle et la corruption morale en faisant décliner rapidement la
valeur des collectifs qu'ils organisent. (...) Je décide donc : comme on l'a
dit de la démocratie, les concours sont les pires des modalités de
recrutement à l'exception de toutes les autres. On a vu des fils de casseurs
de cailloux, pauvres et sans culture, réussir, et des enfants de famille
cultivée ou riche échouer à des concours ; cela contribue au brassage des
classes sociales. Par pudeur, je ne donne pas d'exemples, inverses, de ceux
qui gagnent toujours dans les procédés nominatifs. Cependant, des doctes
montrèrent que, malgré l'existence des concours, les héritiers peuplent
leurs listes d'adrnission. Certes. Mais les forgerons, agriculteurs,
éboueurs..., dans les mêmes temps, héritaient directement ce métier de leurs
ancêtres, de manière plus fréquente que les enseignants ou ingénieurs. La
vraie démonstration demanderait de comparer les normaliens ou agrégés,
centraliens ou HEC... aux bouchers ou aux boulangers. De ce côté-ci, 100 %
d'héritiers, de l'autre quelques exceptions : cette marge seule compte.
Efficace de génération en génération, un mélange, même à bas pourcentage,
poursuivi au même rythme tous les ans, bouleverse le corps social en moins
de cinq décennies : une même règle, munie d'aussi faibles nombres,
fonctionne, pour les mutations, dans la reproduction.
Le fondateur de la discipline et inventeur du mot sociologie, Auguste Comte,
explique même, dans un texte naguère célèbre et d'une générosité rare, que
l'Eglise institua le célibat des prêtres pour éviter, tout justement, que
les doctes ne se succédassent de père en fils, processus qui eût mis la
théologie et l'institution ecclésiale en péril, par népotisme. Elle avait la
féodalité devant les yeux, à l'époque. Cette vieille sagesse médiévale
semble inconnue de nos décideurs, désireux sans doute de perpétuer leur
famille dans les postes qu'ils occupent, quelquefois même sans être élus.