Séquence et désarroi


J’ai trouvé ce qui suit dans un bulletin de liaison de l'Académie de Versailles (juin 99). Il s'agit de témoignages de professeurs de collège sur la sinistre et décervelante "séquence didactique" désormais présentée comme la panacée de l'enseignement du français et qui, en réalité, contribue à la destruction de la discipline.

La séquence didactique ou comment gérer dans le brouillard la pénurie des horaires et la baisse des exigences dans l’apprentissage systématique et cohérent des " outils de la langue "…

Je note avec satisfaction que ces témoignages (pour une fois !) ne sont pas tous controuvés ou soigneusement triés sur le volet et que la kommandantur pédagogique se sent visiblement obligée de faire état d'un désarroi profond (A lire en particulier, le cinquième témoignage...).

Alors, séquence ou machine à fabriquer de la stupeur ?

M Pacifico


<cit.>

Les professeurs témoignent

Points de vue de collègues chevronnés
recueillis par ***formateur et professeur au collège ***

Lors du stage " Mieux lire, écrire en sixième " et après une présentation des destinataires de ces textes, les collègues volontaires ont été invités à répondre par écrit aux questions suivantes : Quelle définition donnez-vous de la séquence ? Travaillez-vous en séquences ? Intérêts pédagogiques ? Difficultés rencontrées ? Limites de ce mode d'organisation ?

Premier témoignage

-
Grande difficulté à prévoir une progression régulière et harmonieuse de toutes les dominantes au sein des séquences.
- Difficulté à accorder sa place à la grammaire de phrase au sein de la séquence. Il n'est pas toujours évident de pouvoir suivre la progression souhaitée à partir des textes étudiés. Certains points reviennent automatiquement, d'autres ont tendance à être éliminés.
- Intérêt indéniable du point de vue de la logique et de la cohérence des cours. Plus de rigueur dans les progressions.
-
Un travail d'articulation et d'organisation extrêmement fastidieux. Trop de rigidité dans la progression annuelle. La séquence est extrêmement gourmande en heures.

Deuxième témoignage
(19 ans d'enseignement. Collège niveau hétérogène: 60 % de réussite aux évaluations sixième, 60 % de réussite au brevet.)

- Une séquence est une unité de travail qui vise un objectif de savoir ou de savoir-faire. Au cours de cette séquence, on aborde toutes les dominantes : orthographe, grammaire, lecture, oral, écriture, image. Par exemple, la séquence peut avoir comme objectif : apprendre à écrire une lettre. Support : un roman épistolaire, des extraits de romans dans lesquels se trouvent des lettres (textes courts). On étudie le présent, la situation de communication, le niveau de langue. On termine par la rédaction de lettres, la réalisation et l'étude de timbres...
- Les difficultés:
cela nous demande un travail considérable car les manuels ne présentent pas des séquences. Cela revient donc à faire nous-mêmes le manuel des élèves, seuls, car dans mon collège le travail en équipe ne fonctionne pas.
-
Les risques : privilégier une dominante par rapport à une autre. Difficulté pour inclure tous les points de grammaire. Comment étudier une pièce de théâtre en respectant toutes les dominantes ? Risque de se laisser entraîner et, de fil en aiguille, de faire des séquences qui n'en finissent pas.
- L intérêt est de pouvoir s'adapter au niveau des élèves et d'aller à leur rythme. C'est un travail séduisant et intéressant, mais colossal. Nous avons besoin d'outils concrets : progression sur l'année, progression par niveaux, exemples.

Troisième témoignage

-
Le travail par séquence me semblerait plus intéressant si on l'appelait travail par thème. Inconsciemment, on travaille tous par thème avec des textes différents, on fait produire des textes aux élèves afin d'évaluer leurs connaissances et leurs compétences.
- Je me fais un emploi du temps hebdomadaire ou mensuel pour ma progression, mais c'est mentalement. Je ne fais pas de " prévision de... " mais je tiens le cahier de textes de la classe régulièrement avec le titre des leçons, le travail à faire à la maison, le sujet des contrôles...
Le travail en séquence ne doit pas être trop rigide, surtout en ce qui concerne l'orthographe et la grammaire.

Quatrième témoignage (Deux ans d'enseignement en collège REP)

Une séquence est un cadre de travail qui me permet d'organiser des apprentissages autour d'un objectif central. Une séquence a une cohérence, une progression, des objectifs intermédiaires, des évaluations formatives et finales.
- Les difficultés :
il est nécessaire d'organiser toute l'année en séquences qui se suivent, se complètent. Cela n'est pas facile en début d'année (même si on évolue en cours d'année). J'ai beaucoup de mal à gérer une progression grammaticale qui me parait logique et l'intégration de la grammaire dans les séquences. Bien sûr, la grammaire s'intègre parfois très bien. Elle est même presque centrale. Mais trop souvent, on est obligé de plaquer un objectif grammatical qu'on ne peut pas laisser de côté dans une séquence lecture : écriture prévue et pour nous incontournable.
- Les limites :
comment aborder la totalité des savoirs à acquérir dans des séquences cohérentes et progressives? J'ai peur que l'on perde en cohérence sur l'année ce que l'on gagne en intérêt et motivation des apprentissages. Personnellement, je travaille toujours en séquence (ou ce que j'appelle ainsi). Les élèves y trouvent leur compte. Nous savons tous mieux où nous allons. Toutes les séances sont liées les unes aux autres. Travailler en séquences clarifie aussi les choses pour nous : que veut-on leur faire apprendre? Pourquoi? Comment?
Mais attention au bidouillage! On peut y mettre tout et n'importe quoi. Or les manuels suivent leur progression. Cela nous oblige (lourde tâche) à tout réinventer. Finalement et paradoxalement, on se sent plus démuni!

Cinquième témoignage

(24 ans d'enseignement, dont 18 dans un établissement dans lequel les élèves appartiennent plutôt à un milieu social favorisé.)
- Une séquence est un ensemble de séances (dont le nombre est assez variable) autour de la lecture d'une oeuvre intégrale, d'un groupement de textes, d'un objectif d'écriture (description, argumentation). La séquence regroupe des travaux de lecture, écriture, vocabulaire, grammaire avec un même objectif.
-
Les difficultés que je rencontre sont très nombreuses. En 18 années d'enseignement dans ce collège, j'ai vu à deux reprises un IPR (mais je n'ai été inspectée qu'une seule fois en 24 ans d'enseignement ce qui fait que les conseils pédagogiques sont rares et que la notion de séquence nous est brutalement " tombée dessus " il y a deux ans, déstabilisant assez sérieusement plusieurs de mes collègues. L'une d'elles a même fait une grave dépression l'an dernier, ayant soudain l'impression de ne plus savoir enseigner. Je partage ce sentiment et ne sais plus très bien aujourd'hui où j'en suis. Suis-je encore capable d'enseigner? Je m'interroge. On nous laisse entendre que tout ce que nous avons fait jusque-là ne vaut plus rien. que nous devons tout remettre en cause, mais quelles aides (formation approfondie, possibilité d'acheter de nouveaux manuels, cours en IUFM)
recevons-nous?
- Je ne refuse pas d'évoluer, mais j'ai actuellement l'impression de ne faire que
du bricolage : un peu de traditionnel, un peu de séquence. Et ce bricolage ne me semble guère satisfaisant pour les élèves : je ne sais pas quand et comment enseigner la grammaire et l'orthographe. Bref, je suis très perturbée par ces séquences et me demande si je ne vais pas démissionner avant de tomber, moi aussi, dans la dépression.

Sixième témoignage
(27 ans d'ancienneté.)

Une séquence est un obstacle que je n'arrive pas à surmonter et qui gêne ma liberté d'enseigner.
J'essaie de m'y plier mais j'ai du mal à trouver les titres qui engloberaient toutes les séances, d'autant plus que les séquences thématiques Semblent exclues.
Trouver une problématique me semble un travail ardu, proche du raisonnement qu'il me fallait trouver en primaire pour résoudre les problèmes de robinet. L intérêt des séquences ne me semble pas évident. Quant aux acquisitions de langue, cela me fait de plus en plus l'effet d'un appauvrissement.

Septième témoignage
(33 ans d'enseignement en collège.)

- Définition d'une séquence : ensemble de séances successives visant un objectif commun.
-
Difficulté pour organiser une progression sur l'année en respectant tous les éléments du programme. Travail souvent décousu.
-
Difficultés pour concilier le travail sur les textes photocopiés par le professeur et l'exploitation des manuels pour des exercices complémentaires. Les manuels scolaires ne sont pas changés au rythme des changements de programme. Le travail en séquence, nouveau pour les anciens, demanderait une formation continue, stage d'établissement, permettant un travail en équipes, des échanges et une harmonisation. Les nouveaux programmes de troisième devraient être accompagnés d'une formation complémentaire des professeurs, incluant la pratique du travail en séquences sur ce niveau.

Huitième témoignage
(29 ans d'enseignement, d'abord en lycée puis en collège.)

-La séquence est un cadre qui permet d'organiser le travail. Les enchaînements en séquences doivent se faire de manière cohérente et harmonieuse. La séquence contraint à la rigueur et la construction : choix du thème, objectifs à atteindre, évaluations formatives et sommatives. Cette structuration est positive. Elle autorise même une certaine souplesse ensuite, dans la mesure où les bases sont posées.
-
Il est néanmoins parfois difficile ou artificiel de faire entrer certains points du programme dans une séquence. Pour l'enseignant, il est satisfaisant et intéressant de créer ses séquences et sa progression sur l'année.
-
Les limites : le professeur construit une séquence qui a du sens.  Est-il certain que les élèves construisent eux aussi du sens?
-Les séquences sont assez rigides et dirigistes pour les élèves, malgré leur apparence séduisante. Quand ils lisent des textes et ont une progression grammaticale et générale avec les tables de matières et les manuels, les élèves construisent eux mêmes leur sens. Le danger est que le professeur construise le sens à la place des enfants. Lire veut dire étymologiquement élire et choisir.

Synthèse de ces témoignages

 
. Grande difficulté à bâtir une progression sur l'année.
 . Difficulté à inclure l'étude de l'orthographe et de tous les points de grammaire.
 . Difficulté à respecter l'équilibre des dominantes.
 . Difficulté à gérer la séquence dans le temps, à se limiter en définissant clairement les supports et les objectifs, tendance à étoffer la séquence en cours de route avec des apports qui paraissent intéressants.
 La création de séquences est un travail enrichissant(c’est toi qui le dis mon pote !) pour l'enseignant mais demande une énorme quantité de travail.

Il y a gain en cohérence pour certains, mais les élèves donnent-ils toujours du sens à la séquence ? Globalement, si les jeunes professeurs sont plutôt à l'aise dans cette organisation du travail, les plus anciens ont du mal à donner du sens à la séquence, cette forme de travail qu'ils vivent comme nouvelle s'ajoute aux difficultés grandissantes rencontrées dans la vie des établissements. Le tout crée un réel malaise. Beaucoup lancent des appels à l'aide.

Quelques remarques en tant que professeur associé à l'IUFM

- Les professeurs-stagiaires de IUFM travaillent globalement sans difficulté (ben voyons !)et souvent avec plaisir en séquence. Ils disent que les élèves sont plutôt à l'aise dans cette organisation qui va de la réception du texte à la production.
Mais j'ai pu constater un certain nombre de problèmes.
-
Trop peu de temps est consacré à un travail systématique sur la langue, nécessaire pour consolider les automatismes, et rendre l'élève autonome, en orthographe par exemple.
- Les séances à dominante lecture constituent parfois l'essentiel des séquences et le travail de synthèse sur les points étudiés n'est pas rigoureusement mené. Ce travail devrait permettre aux élèves d'aborder de manière autonome les textes et de donner du sens à leurs apprentissages.
- Les objectifs intermédiaires doivent être clairement identifiés, et évalués, nous observons peu d'évaluations intermédiaires dans la séquence.
-
Dernier point, le plus inquiétant peut-être : les jeunes collègues ont tendance à construire un cadre sans travailler de très près et en priorité les textes qu'ils ont l'intention d'étudier. On a parfois l'impression d'une démarche faite à rebours.
Conscients de ces problèmes, les formateurs travaillent à améliorer la formation.

</cit.>

Ne vous inquiétez donc pas : les formateurs travaillent à améliorer le formatage !
Merci à vous, bien-aimés formateurs pleins de science et de conscience : avec votre aide, nous allons travailler sur nous-mêmes pour revenir dans les voies de l’orthodoxie pédagogique.

PS. N’oublions pas de prendre en considération le fait que ces témoignages étaient sollicités par l’institution : beaucoup de collègues (anciens " bons élèves " qui " cherchent à bien faire ") n’ayant pas vocation à la rébellion frontale étaient sans doute un peu "  dans leurs petits souliers ". On aperçoit derrière les concessions d’usage et les euphémismes, parfois, la force d’un rejet presque unanime.
Massimi Pacifico

Voir aussi : Séquences et simagrées,
http://www.sauv.net/seq.htm et, chef d’œuvre définitif consacré par les médias et déjà traduit dans plusieurs langues , Le presse-purée : http://www.sauv.net/seqpuree.htm