Rouleau compresseur


Je suis instituteur, je tiens à le rester et à ne jamais " évoluer " en professeur des écoles, titre uniquement mis au point pour flatter la vanité humaine. J’ai quarante ans, et comme je suis entré à l’Ecole Normale après mon bac à dix neuf ans (j’avais redoublé ma première) j’ai donc à présent vingt et un ans de métier, comme on dit. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans ma carrière au ralenti, mes inspections se déroulant sans heurts, mais sans non plus de franche adhésion de la part de mes visiteurs. Depuis avril 2002, je suis passé du ralenti au reculons. Je pensais qu’on retirait des points aux instits qui posaient les pieds sur le bureau, à la cow-boy, et commençaient la journée en lançant aux gamins :  " Eh ! Salut ! Bon, ben, qu’est-ce qu’on fout aujourd’hui ? " Naïvement, j’étais persuadé que ça ne pouvait pas m’arriver car je suis très éloigné du genre précédemment évoqué. Mais non, car selon l’adage : "  Ca frappe du côté où on ne l’attend pas ", j’ai vu débouler dans ma classe, après avoir " renseigné " sobrement et renvoyé le même formulaire que tout le monde, une grosse matrone avec son grand manteau et son gros sac noir. Comme prise de contact, elle a choisi d’établir avec moi, sans même me connaître ni m’avoir jamais vu, le même genre de relation que le mauvais maître avec son chien. Elle a évité mon regard, et m’a ordonné, au beau milieu de la récréation où elle venait d’arriver : "  Maintenant, on rentre tout de suite ! "

J’ai fait ma classe comme j’ai pu, déstabilisé de la voir parcourir les rangées en contrôlant au hasard, le niveau de lecture de mes élèves de CP, avec autant de délicatesse que la Gestapo lorsqu’elle cherchait à confondre un résistant. Sans doute voulut-elle mettre ses pieds dans les traces de la précédente inspectrice venue au judicieux moment où je divorçais dans des conditions épouvantables. Bien sûr, celle-ci ne pouvait pas deviner, mais… loi des séries quand tu nous tiens… Ainsi donc, la nouvelle pourrait toujours arguer qu’elle n’était pas la première, et donc la seule à " voir " ce qu’elle avait vu.

Lorsque les enfants quittèrent la classe à l’heure de midi, le grand manteau m’assena, la bouche pincée, avec l’air d’une méchante " vraie " responsable infantilisante comme dans Jane Eyre : " MAIS JE NE SUIS PAS CONTENTE DU TOUT ! " J’ai eu l’impression encore, de retomber dans un mauvais film. C’est fou le nombre de mauvais films dans lesquels on peut se retrouver à patauger dans la vie. La mégère a commencé à dégoiser son verbiage pédant où il était question, là aussi, comme pour ma collègue fraîchement issue de l’IUFM dans " Premier poste ", d’objectifs, de pédagogie différenciée, et de toute la foutaise dont on nous rebat les oreilles depuis des temps immémoriaux.

Elle est partie en me serrant la main, le sourire aux lèvres, en ayant tant bien que mal réussi à réfréner son envie de m’envoyer un coup de son gros sac en travers de la figure, et deux mois après je recevais trois pages de son baratin, avec, ma note déjà pas très grasse, diminuée d’un point : première cartouche.

" Je constate que les élèves en difficulté sont ensembles (avec une faute que je reproduis) et au fond de la classe (2 fillettes, 3 garçons). ", ceci surligné en gras et qui est un mensonge effronté.

" L’enseignement pluridisciplinaire de la lecture ne relève ni de l’improvisation, ni de l’à peu près. La lecture exige un apprentissage structuré, fonctionnel et diversifié. Chaque enfant effectue son entrée dans la lecture à un rythme qui lui est propre et selon des modalités distincts (là aussi, une faute d’orthographe que je reproduis. Règle : l'adjectif s'accorde en genre et en nombre avec le nom. Ici, modalités : fém, plur donc distinctes). Il faut donc substituer à une démarche banalisée une pédagogie plurielle. ", la dernière phrase étant, elle aussi surlignée.

Je ne continue pas, il y en a trois pages dactylographiées du même tonneau sans compter les tableaux bourrés " d’items renseignés " dans la case " non ".


J’ai trouvé ça injuste, injuste et malhonnête pour le mal que je me donne chaque jour de chaque année pour faire le mieux possible. En admettant même que je me trompe, que je sois enferré dans l’erreur, l’exécution sommaire ne doit jamais répondre à la bonne volonté. Mon métier, je le fais en pensant vraiment que je fais le mieux pour le bien des enfants. Mais elle pense, elle, qu’elle doit m’envoyer ses conseillers pédagogiques pour me reformater en vue d’une réinspection l’année suivante, toujours pour le bien des enfants, elle aussi, mais selon un autre point de vue. J’attends. J’attends sa deuxième cartouche. Je ne me fais aucune illusion. Elle reviendra sous peu me retirer un autre point comme on coupe des couilles. A raison d’un point au moins par an, je devrais finir ma carrière à moins trois. A moins qu’elle ne soit à la retraite avant moi, ou enfin qu’elle disparaisse d’une façon ou d’une autre. J’avais entendu parler d’une certaine limitation de la progression de carrière chez les instituteurs, mais à présent, j’appréhende en " l’expérimentant ", le " savoir-être " de la régression de carrière.

Désireux de savoir jusqu’où pouvait aboutir cet affrontement de conceptions, j’ai tapé dans GOGGLE, les trois mots suivants ensemble : " instituteur inspection  sanctions ", et je suis directement arrivé en douceur, comme d’un toboggan aquatique, sur la page des " irréductibles de Médréac ". Les consonances ont résonné au fond de moi, et j’ai tout de suite pensé à " Malevil " de Robert Merle, et à son petit groupe de survivants d’après le conflit nucléaire mondial. Ca m’a fait sourire intérieurement et j’ai su que j’allais forcément les aimer. J’ai lu, j’ai relu, j’ai imprimé, et j’ai envoyé des liens partout. Et surtout, je n’étais plus seul. Je n’étais plus un pauvre être humain perdu au milieu du monde et poursuivi par le Terminator. J’en reconnaissais d’autres, comme moi, qui dénonçaient, qui résistaient, qui refusaient, et ça m’a fait chaud au cœur. La matrone m’a semblé moins invincible.

Alors oui, j’avoue, je ne dispose pas mes tables en groupe de quatre moi non plus, mais est-ce là un crime, est-ce là l’essentiel ? J’en connais qui ont cette belle disposition esthétique, mais invectivent les élèves, hurlent ou glandouillent comme c’est pas permis. Et je me pose la question, dois-je simuler une conversion, en affichant ostensiblement l’arrangement rédempteur, par groupe de quatre le temps de la période d’inspection tout en poursuivant mes activités clandestines comme on cachait des juifs pendant la guerre ou dois-je ouvertement défier les idéologies dominantes du moment qui s’imposent comme appliquées au rouleau compresseur ? Le pot de fer contre le pot de terre, tout le monde connaît, enfin ceux de mon époque. Je ne ferais pas long feu. Je choisis d’être un résistant, et donc, comme eux, d’agir dans l’ombre. Je trouve révoltant d’en être réduit là dans une des plus grandes démocraties du monde, mais je dois gagner ma croûte et refuse de me trahir. Qu’est-ce que ça doit être ailleurs ?

Mes élèves de CP sont actuellement en CE1 avec moi, et une grande majorité sait lire couramment. Il n’y a aucune spéculation à faire, c’est un fait observable scientifiquement. Et pour apporter la preuve irréfutable de ce que j’avance, il suffit, sous contrôle d’huissier, et après toutes les précautions d’usage pour éviter la moindre supercherie, de donner n’importe quel livre pioché au hasard à mes élèves. Là, ils l’ouvriront, et si on le leur demande, seront capables de lire les mots, les phrases, et d’en comprendre le sens en répondant à toutes les questions qu’on pourrait leur poser sur le texte. Bien sûr, il faudrait leur donner des livres adaptés à leur âge, " L’être et le néant ", de Jean-Paul Sartre me semble, par exemple, inadapté et constituer un piège que n’importe qui doté du plus élémentaire bon sens commun m’accordera. Et malgré cela, lors de sa prochaine venue, mon inspectrice réfutera la réalité comme la Très Sainte Eglise à une certaine époque. Et pourtant elle tournait déjà.

Voilà pourquoi j’ai du mal à lire les observations qui suivent, que m’ont laissées respectivement le grand manteau et sa supérieure, l’Inspectrice d’Académie qui ne m’a jamais vu :

"  Monsieur X m’assurera que ses élèves ont toujours appris à lire. Je n’ai pas vu dans sa classe ni des conditions favorables à la mise en place de l’acte de lire et d’écrire, ni des élèves apprenants. "

" Un laisser-aller incompatible avec les exigences professionnelles du service public d’éducation, que je déplore vivement. Je vous demande de réagir en tenant compte rapidement des conseils de votre inspectrice. "

Ces mots sont des gifles, et je ne les mérite pas.

Et pour commencer mon entrée dans la résistance, je signerai mon texte d’un nom de code.

R.R

10/2002