Entretien avec Paul Ricoeur " La perte de la vue serait pour moi la perte de la lecture. "
LE FRANÇAIS DANS LE MONDE - N° 327 Mai-juin 2003 Le philosophe Paul Ricœur fête cette année ses quatre-vingt-dix ans. Presque autant d’années de lecture, car on ne peut, d’après lui, avoir accès au sens sans la médiation de la lecture. Toute son œuvre enseigne l’expérience de lire, expérience qu’il a appliquée aux textes narratifs, philosophiques et religieux Né en 1913, Paul RICŒUR a enseigné la philosophie au lycée puis à l’université, à Strasbourg, à Paris et à la Divinity School de Chicago. Longtemps tenue à l’écart des débats intellectuels français, son œuvre est aujourd’hui redécouverte, reconnue, et célébrée pour sa richesse et sa modernité. Elle fait écho à tous les soubresauts du xxe siècle. La vie de l’homme aussi : prisonnier en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, il traduit Husserl, puis fera connaître en France aussi bien la phénoménologie allemande que la philosophie analytique américaine. Il assume la difficile direction de l’université de Nanterre juste après les événements de 1968. Héritier d’Hannah Arendt et reprenant l’idée d’un " vouloir vivre ensemble ", il prône l’engagement public et le libéralisme politique - discrédité par Le libéralisme économique. Collaborateur de revues telles que Esprit ou Christianisme social, il a signé de nombreux articles et commentaires (Eric Weil, Kail Jaspers, Claude Let-Strauss, Mircea Eliade) faisant dialoguer lectures et cultures. Il a supervisé la rubrique " philosophie " de l’Encydopaedia Universalis. Ses principaux ouvrages : La lecture occupe une place considérable dans votre œuvre et dans votre vie. Pouvez-vous imaginer un monde sans lecture ? L’hypothèse n’est pas absurde. Cela arriverait si j’étais aveugle. Et, dans la comparaison des malheurs possibles, je crois que je préférerais encore être sourd qu’aveugle. La perte de la vue, c’est pour moi la perte de la lecture, Cet amour de la lecture vous est venu très jeune ? J’étais un orphelin très solitaire. Je suis devenu un lecteur très précoce et je peux dire que, depuis, la lecture a été mon activité principale. J’ai commencé par Walter Scott puis, très rapidement, Balzac, Dickens qui a joué un très grand rôle. J’avais reçu Christmas Carol comme livre de prix à l’âge de neuf ans, je le relis de temps en temps… Son début est un coup de génie. Les ouvertures sont souvent une gloire de l’écriture. La plus belle, bien sûr, revient à Proust avec " Longtemps je me suis couché de bonne heure… ". Quels auteurs, ensuite, vous ont marqué ? Ceux qui dominent absolument tout pour moi, sans hésitation, sont Shakespeare et Dostoïevski, parce qu’ils parviennent à exprimer la totalité des rapports humains. Ce qui me fascine chez Dostoïevski, c’est qu’il est lui-même un de ses personnages - les frères Karamazov sont quatre. J’ai aussi une admiration sans borne pour Flaubert et son total dévouement à l’écriture. Comment la lecture agit-elle sur le lecteur ? La lecture est l’acte symétrique de l’écriture. Cette expérience est déjà la représentation d’un monde possible. Il y a là un éloignement vis-à-vis de la réalité, y compris celle des fantasmes. Le lecteur doit faire face à trois sortes de contraintes. L’une résulte de la stratégie cachée de l’auteur, d’où toutes les discussions classiques sur l’auteur impliqué, fiable, non fiable, celui qui cherche à égarer le lecteur, celui qui veut l’instruire… La deuxième contrainte est liée au texte lui-même, dans la mesure où celui-ci échappe par nature à son auteur. Il existe des prescriptions ou des permissions de lecture dans la conduite du texte. Dans le cas du narratif, domaine auquel je me suis particulièrement intéressé, il y a l’obéissance à une tradition, celle de raconter, mais également la nécessité d’introduire des ruptures dans le texte donné pour qu’il existe comme texte original. La troisième contrainte résulte des attentes du lecteur. Ce personnage a une culture, une perception plus ou moins élaborée de son environnement, des autres, de lui-même. Sous le nom d’attente, il y a même déjà quelque chose de dialectique organisé autour d’un espace d’expérience et d’un horizon d’attente. Ce dernier point est important. La lecture peut être un acte de soumission ou, au contraire, de façon plus intéressante, provoquer une défamiliarisation par rapport au contexte. La découverte de ces horizons d’expériences lointaines s’oppose à la confirmation des attentes du lecteur qui cherche souvent dans le texte à renforcer ses convictions. Et pourtant, le plus intéressant, c’est d’être égaré. Des lectures comme celle de Joyce, Beckett, Kafka provoquent une sorte de déstabilisation qui ne permet pas de reconstituer un horizon cohérent. Les lectures conseillées par les professeurs auraient cette mission d’ouverture des esprits… La solitude, l’isolement, sont des conditions qui peuvent pousser à lire. Ça a été mon cas. Mais par ailleurs, la lecture est aujourd’hui encouragée, recommandée, protégée, même imposée par l’institution. Elle est considérée comme un test de compétence et de réussite. À cause de cette institutionnalisation, la lecture fait partie d’un projet plus vaste qui n’est pas celui du lecteur, mais de celui qui le pousse à lire pour l’incorporer à une communauté de lecteurs. Ce qui vous plaît dans la lecture, c’est donc son caractère dérangeant. Oui, elle présente pour le lecteur des situations différentes de la sienne, esquisse des appréciations, des jugements moraux. Il est très difficile de ne pas éprouver des degrés différents de sympathie pour les personnages. L’identification à des modèles qui vont du fascinant à l’abject est dérangeante. La contradiction entre ce qui fascine littérairement et provoque parallèlement une répulsion morale (voir la séduction exercée par Lolita de Nabokov) est en soi pédagogique. Elle contraint à se former un jugement soit parce que l’œuvre n’en comporte pas, soit parce qu’elle propose des identifications contraires. Il y a dans l’acte de lire un entraînement à déplacer ses capacités de sympathie ou même à exercer une sympathie vagabonde. Quelles contraintes supplémentaires suppose la lecture dans une langue non maternelle ? Celui qui enseigne à un public étranger est amené à découvrir qu’il existait beaucoup plus de contraintes non dites qu’on ne l’imaginait. Contraintes dans la stratégie de l’auteur mais aussi contraintes formelles propres au genre littéraire et aux configurations usuelles. L’espace d’expérience et les horizons d’attente sont autres. Dans l’ordre narratif, l’existence d’intrigue typique montre la limite de recevabilité propre à chaque culture. Le fantastique de Gogol, par exemple, est sans équivalent dans notre littérature. Gogol, vous l’avez lu dans une traduction ? Oui : je ne connais pas le russe. Pour l’anglais, l’allemand et le grec ancien, j’aime lire dans une édition bilingue. Tout dépend du projet institutionnel. Si l’on veut seulement connaître le sens, la traduction est l’outil adapté. La première fonction des traductions est de dispenser le lecteur d’apprendre la langue étrangère, a dit un esprit avisé… En revanche, si l’on veut apprendre la langue grâce à la lecture des auteurs, le texte original s’impose. Rares sont les bilingues ; la lecture en traduction paraît être nécessaire dans l’apprentissage d’une langue… Oui. Je n’ai peut-être pas assez marqué le caractère de rupture de la littérature qui est de l’écrit ouvragé par rapport au langage quotidien informatif. La lecture des traductions adoucit le contact avec le texte littéraire. Entre le laxisme de la lecture en traduction et l’intégrisme de la plongée dans le texte original, l’édition bilingue me paraît constituer un heureux compromis. Le lecteur n’est pas découragé mais dispose d’une aide discrète. Commencer par lire la traduction, puis relire en langue originale est très formateur. Les jeunes aujourd’hui lisent moins et vont plus volontiers vers les images… Les rapports avec ce qui donne sens sont, dans une époque donnée, répartis entre différentes instances. Le cinéma, c’est de l’oralité et de la visibilité, ce qui introduit une double rupture avec le texte écrit. Cette distance de l’écrit par rapport à la visibilité simulée est présupposée potentiellement plus riche ; elle entraîne une distanciation qui est du domaine de l’abstraction. Je vais vous donner un exemple. On me demande d’aller faire un cours de philosophie dans la classe où se trouve mon arrière-petite-fille qui a dix ans. Les enfants auront un texte, lisible pour eux, de l’allégorie de la caverne de Platon. Je vais prendre le risque d’expliquer que ce qu’on dit n’est pas une description des choses mais crée un monde fabuleux et, dans ce cas particulier, une fiction éducative. Les enfants de cette classe connaissent déjà les Fables de La Fontaine. Ils sont amenés à comprendre des situations analogues à celles de la vie réelle. Entrer dans le travail d’analogie, c’est ça le travail de pensée. Dans la fable, voir comment le passage à la moralité est un pas de plus préparé par la transformation des personnages-animaux en caractères humains est une éducation au discernement. Dans le cas des menteurs ou des hypocrites, présents dans de nombreuses fables, il faut voir le langage comme un objet de suspicion. Les élèves de dix ans le comprennent bien, ce qui prouve l’intérêt qu’il y a à habituer les jeunes à lire au-dessus de leur niveau. Chacun, d’ailleurs, a intérêt à lire des livres difficiles, c’est-à-dire plus difficiles que le discours qu’il tiendrait lui-même… PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOISE PLOQUIN
Philosophie et vérité, 3 tomes, éd. du Seuil, 1950-1961.
De l’interprétation, essai sur Freud, éd. Du Seuil, Paris, 1965.
Temps et récit, éd. du Seuil, Paris, 1983.
Soi-même comme un autre, éd. du Seuil, Paris, 1990.
Lectures I, II, III, éd. du Seuil, Paris, 1991-1993.
Penser la Bible, éd. du Seuil, Paris, 1998.
La Mémoire, l’histoire, l’oubli,éd. du Seuil, Paris, 2003.