Comment remédier à la remédiation ?
Soit dans une zep une classe de cinquième. On montre l'écriture des mots "chien" et "récipient" aux vingt-neuf élèves de la classe. On n'a pas le temps de la leur enseigner vraiment, c'est à dire de l'exercer. On la leur montre seulement à l'occasion d'une séquence, et sauve qui peut. Il faut en effet à tout prix éviter le risque de lassitude, et puis surtout, on a tellement d'autres choses à faire si l'on veut boucler les douze séquences préconisées par M. l'inspecteur. La classe est d'autre part à l'horaire plancher à cause de l'installation des IDD, et il n'est donc pas question de la scinder en demi-groupes pour retravailler quoi que ce soit, à aucun moment de la semaine (sinon l'élève tomberait, en quelque sorte, en "sous-service"). Cinq élèves photographient correctement les deux mots ; mais les vingt-quatre autres n'y parviennent pas et, dans leurs travaux, tout au long de l'année ils continuent de transcrire tantôt "chein" et "resipian", tantôt "chient" et "raisipein", etc... Comme on n'y revient pas parce que ces mots ne sont pas mobilisés dans les séquences suivantes, et comme la dictée trimestrielle où ils pourraient réapparaître ne suffit pas à les remettre en selle, vingt-quatre élèves de la classe passent donc en quatrième sans savoir écrire à coup sûr aucun de ces deux mots. Il va sans dire que le chef d'établissement les fait tous passer, et ce quel que soit l'avis du conseil de classe puisque, depuis plusieurs années déjà, c'est lui qui en la matière a le dernier mot : statistiques de fausse réussite obligent. L'année suivante, considérant qu'en cinquième une majorité d'élèves (pardon, d'apprenants) était en difficulté, on supprime de la liste le mot "récipient", en pariant sur l'idée que c'est le moins facile à mémoriser. Coup de chance exceptionnel, le nombre d'apprenants n'a pas augmenté : la nouvelle classe de cinquième est toujours de vingt-neuf élèves, avec toutefois la même disparité de niveaux que l'année précédente (on est toujours en zep, même si d'après les effectifs cela ne se voit pas). On ne se consacre donc cette fois qu'au mot "chien". Consacrer est d'ailleurs un grand mot, car il n'est pas question d'insister : on travaille toujours en séquences, c'est à dire sans reprise des notions de langue dans une progression annuelle véritable. Les vingt-quatre élèves en difficulté peinent alors autant sur ce mot que leurs prédécesseurs. Toutefois, grâce au temps laissé par la suppression du mot "récipient", quatre d'entre eux parviennent à mémoriser "chien" (en fait, je fais là une concession abusive aux ministres successifs qui ont infecté l'école avec le virus de la fausse réussite, car les compétences requises pour "chien" étaient de toute façon à acquérir bien avant l'entrée en collège, et n'ont donc pas été davantage retravaillées en sixième qu'elles ne le seront maintenant en cinquième ; faisons toutefois semblant que cela marche, pour que l'on ne nous taxe pas d'anti-réformisme primaire). N'empêche que le récipient, lui, est bel et bien passé à la trappe, et que les cinq élèves qui auraient pu mémoriser son sens et son orthographe ne l'ont pas vu du tout. Etendu à tous les domaines de l'étude, ce principe, selon le bon sens le plus élémentaire, s'appelle "nivellement par le bas". Officiellement, cela s'appelle "enseignement démocratisé". Là-dessus, une pluie d'hse tombe sur le collège, et les vingt élèves restant en difficulté accomplissent en heures supplémentaires, à raison d'une heure ou deux par semaine dans des groupes, le travail de fond qu'ils ne peuvent pas faire durant les quatre heures et demie de cours où ils coulent. Officiellement toujours, cela s'appelle "remédiation" (terme présent dans l'emploi du temps des élèves, mais absent des dictionnaires de leur CDI - passons...). Oui, les plus fragiles coulent de toute façon : en effet, en admettant que "chien" en vienne à ne plus leur poser de problème grâce aux heures supplémentaires, on imagine bien que pendant ce temps-là notre professeur formaté à la mode IUFM continue d'enchaîner les séquences et que les lacunes s'accumulent. Quelle que soit la classe en effet, il fera ses douze séquences, bien tout comme on y a dit. Il fera donc lire à cette classe des phrases comme celle-ci, de Jean Rouaud dans <i>Les champs d'honneur</i>, où il est question d'une boîte à chaussures contenant des souvenirs : "On déposa l'image funèbre sur le buffet, qu'on remplaça dans la boîte, sur une idée de Nine, par le dentier d'or et les deux alliances." Mais il le fera sans expliquer "funèbre", sans soupçonner la confusion qui naît forcément de "sur le buffet" et de "sur une idée", sans avoir travaillé sur les pronoms relatifs et leurs antécédents, et donc sans voir que même un élève concentré sera perturbé par le renvoi de "qu" : comment peut-on remplacer le buffet dans la boîte ? Et si d'aventure un apprenant particulièrement concentré pose la question, il lui dira probablement que "qu" remplace "l'image", mais sans réaliser qu'il utilise lui-même alors le verbe "remplace", justement présent dans la phrase ("qu'on remplaça dans la boîte"), et que cela va tout embrouiller, l'apprenant concentré comprenant mal comment "qu" peut remplacer l'image dans la boîte à chaussures... J'en entends d'ici crier à l'exagération. Eh bien non. En cinquième encore, bien des enfants ont les plus grandes peines du monde à accéder au métalangage, à la grammaire, parce que la discrimination entre les mots et les choses n'est pas elle-même si claire qu'on pourrait le penser. Ainsi, il m'est arrivé, en faisant remarquer à une élève que le mot "clé" ne prenait pas d'e, de l'entendre me dire naïvement sur le ton de la découverte : "C'est vrai, m'sieur, ce que vous dites. Parce que mon père, il en a toujours un sur lui, un trousseau de clés. Et bah c'est vrai, y a pas d'e au bout..." Bien sûr, un élève avec un quotient intellectuel "normal" n'en reste pas là... à condition toutefois que l'on prenne le temps de mettre les notions en place avec lui ! La remédiation telle qu'elle est conçue ne prend donc pas les vrais problèmes en compte : elle ne propose aux élèves fragiles qu'un surcroît de travail et de présence au collège, surcroît qui ne saurait compenser le temps perdu à ramer en classe entière le restant de la semaine. D'autre part, le nivellement par le bas pénalise les élèves déjà détenteurs d'un potentiel intellectuel adapté aux exigences disciplinaires naguère imposables à leur âge, puisque rien ne leur est proposé qui contrebalancerait pour eux le faible niveau général des acquis et des acquisitions de la classe. Comment remédier à la remédiation et au nivellement par le bas ? Rien de très original. 1) Il faut restituer au professeur de français ses six heures par classe, quitte à supprimer les structures de type IDD, lesquelles n'ont pas à prendre place au détriment de l'enseignement disciplinaire dont les élèves ont besoin. 2) Il faut maintenir le groupe classe toute l'année, sans qu'aucun de ses membres n'ait à faire d'heures supplémentaires (pour beaucoup, celles-ci sont vécues comme autant de pénalités). Il est clair par exemple que, dans le collège où j'enseigne, la répartition des groupes sur plusieurs professeurs mange inutilement une dizaine d'heures, perdues pour la classe : on ferait l'économie de la concertation nécessaire entre professeurs si chaque enseignant faisait lui-même le soutien dans ses classes, en fonction des progressions qu'il a construites et dont il est seul à savoir précisément où elles en sont. 3) Il faut abandonner les travaux en équipe improductifs, ceux qui n'ont d'autre justification que de se donner des airs de "team" gagnant, comme dans l'entreprise privée ou le basket-ball. Que l'élève soit perdant dans ces travaux semble en effet ne pas compter, comme si l'essentiel résidait dans l'image que l'on donne de l'école, image construite en fonction des lois du spectacle actuel : pédagogie agressive de projets, langage managérial, rien dans le citron, tout dans le look. D'autre part, la structure classe offre à nos élèves le cadre clair et régulier dont ils ont prioritairement besoin pour travailler. Ces enfants sont pour beaucoup fragilisés par une grande insécurité intérieure, due à l'histoire souvent violente qui est la leur. Les disperser à longueur de semaine n'est pas bon, surtout pour les plus jeunes. Et de grâce, qu'on ne voie pas là un encouragement à la polyvalence des enseignants ! La maîtrise d'une discipline est une chose trop sérieuse et son enseignement un ensemble de méthodes à construire trop patiemment pour qu'on vienne encore tout gâcher en confiant le cours de n'importe quoi à n'importe qui (on voit ce que cela donne en Allemagne...) ! Par ailleurs, rien n'empêche qu'un travail interdisciplinaire de bonne qualité se fasse au sein de la structure classe. J'ai personnellement essayé ceci : les professeurs de français, math, svt, hist-géo et anglais d'une classe l'avaient à la même heure ; les uns préparaient durant cette heure un travail interdisciplinaire destiné à la classe, tandis que les autres lui faisaient cours. C'était une classe de sixième et le but était de restructurer les connaissances. Tests d'arrivée au collège et copies de fin d'année en main, nous avons présenté un bilan fort positif de l'expérience. Tout le monde l'a reconnu, mais le rectorat a néanmoins refusé la reconduction de cette organisation pour une prochaine sixième. L'argument était : "C'est de la structure, vous n'êtes pas dans l'air du temps" (sic). Pourtant, ma jeune collègue de mathématiques avait apprécié que nous ayons travaillé sur la lecture d'énoncés comme celui-ci : <i>Le voisin de M. Brasseur garde derrière chez lui quelques chiens d'attaque dans un enclos. Un jour, deux chiens s'échappent et entrent dans la maison de M. Brasseur, qui parvient à les tuer avec le pistolet de tir de sa fille avant qu'ils ne blessent quelqu'un. Mais quand il va rendre visite au voisin pour l'inciter à réparer l'enclos, trois autres chiens surgissent dans son dos et le dévorent. a) Combien de chiens tue M. Brasseur ? b) Combien de chiens tuent M. Brasseur ? c) Combien de chiens le voisin de M. Brasseur gardait-il derrière chez lui ? </i> Nous étions, nous le sentions bien, au coeur du problème. Mais aux yeux du rectorat, il eût mieux valu que nous nous tinssions loin de ce coeur, quelque part "dans l'air du temps"... 4) Il faut laisser le professeur, sur ses six heures, diviser librement sa classe, selon les acquis et les acquisitions des uns et des autres, en groupes de besoins qu'il sera donc seul à diriger. L'horaire par élève est le même pour tous. On pousse le plus faible et le plus fort dans une même direction, en proposant à chacun des travaux à sa portée (et non à son niveau). En tout état de cause le principe directeur est le suivant : on peut projeter sur le papier toutes les constructions possibles et imaginables, aucune ne tiendra si l'on bâtit dans la vase. 5) Il faut donc renoncer à travailler sans progression annuelle véritable. Il est effrayant de voir un élève de troisième se perdre dans une phrase complexe dont une subordonnée est incise entre le sujet et le verbe principaux, parce que n'ayant jamais travaillé la relation sujet-verbe dans tous ses états cet élève s'en tient à une approche provisoire faite en primaire, où le sujet d'un verbe était le mot situé immédiatement à sa gauche. Ceci n'est qu'un des cent exemples que l'on pourrait exposer. 6) Il faut des programmes nationaux raisonnables, et il faut laisser aux enseignants de terrain leur liberté pédagogique afin qu'ils aient une chance sérieuse de les faire passer. 7) Enfin, de façon plus générale, il faut renoncer à la gestion purement comptable de l'école, et en venir à une véritable prise en compte de l'humain. Il est inadmissible que des enfants dûment testés et reconnus déficients demeurent à l'abandon dans nos collèges, parce qu'on refuse obstinément de créer dans les établissements dont ils relèvent les places auxquelles ils ont droit. Il faut donc en finir aussi avec la fausse réussite et le double langage : "l'élève au centre du système éducatif" d'un côté, "la gestion des flux" de l'autre. Voilà. C'étaient quelques réflexions d'un enseignant en collège de zep. Luc Richer, professeur de lettres modernes, collège Théophile Gautier (Le Havre Nord).