Réinstituer l'École


L'Ecole est, avec la Corse, un thème qui concilie libertaires et libéraux. Alain Madelin n'a-t-il pas d'ailleurs déclaré récemment : " Il faut multiplier les Gaby Cohn-Bendit et les Marie-Danièle Pierrelée et créer 1000 collèges et lycées expérimentaux " (Libération, 24-11-2000) ? Les premiers rejettent à l'école depuis plus de trente ans l'héritage universaliste des Lumières et la culture dite "bourgeoise", leur préférant les cultures locales et particulières, oubliant que celles-ci ne permettent pas le renversement ou le dépassement dialectique de celle-là. Ils vilipendent tout ce qui peut représenter une norme ou une contrainte : l'orthographe, la grammaire, la dissertation, la démonstration mathématique, le savoir. Les libéraux applaudissent quant à eux à l'interdisciplinarité, à la pédagogie par projets, au recours aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, car ils savent bien que ce sont là les moyens de la dérégulation en cours et à venir du système éducatif : autonomie financière et pédagogique des établissements, remise en cause du statut des maîtres, dissolution de l'unité-classe. Rappelons que les réformes libérales Lang-Allègre ne sont rendues possibles que grâce à la loi d'orientation de juillet 89 qui leur avait préparé le terrain, et dont on attend toujours depuis 1992 un bilan. L'alliance libérale-libertaire trouve en outre des appuis en une expertocratie de "scientifiques" de l'éducation, porteurs d'une conception managériale de l'humain et d'un discours scientifico-scientiste, en la constellation professionnelle psy, dévouée au fanatisme du management généralisé et en certains sociologues, affidés du pouvoir.

Voilà maintenant trente ans que l'éducation est la proie ou bien des utopistes, qui la soumettent à leurs idéologies, ou bien des opportunistes, qui l'inféodent aujourd'hui plus que jamais à l'économie néo-libérale. Les réformateurs d'aujourd'hui soutiennent la position dogmatique qu'à l'école il y a encore trop d'école. Mais toutes les réformes instaurées depuis ces trente années n'inoculent-elles pas le mal qu'elles prétendent guérir, dans une fuite en avant qui n'a rien pourtant d'irréversible ?

Les instructions officielles du primaire n'ont cessé de réduire les horaires consacrés aux apprentissages fondamentaux. Les élèves, qui sont entrés au CP en 1991 lors de la mise en œuvre de la loi du 10 juillet 1989 - qui crée à l'école élémentaire les cycles et interdit de ce fait le redoublement au CP -, étrennent en 1996 les nouveaux programmes de 6ème jusqu'à ceux de 3ème en septembre 1999. Pour éviter les mauvaises surprises, c'est-à-dire le désastre de la révélation du véritable niveau, il fallait d'urgence réviser à la baisse les examens : la dictée du brevet des collèges 2000 ne faisait que quatre lignes. Le Ministère s'est ensuite empressé de dévaluer l'épreuve anticipée de français de juin 2002.

La baisse du niveau est devenue la cause et la conséquence de toutes ces réformes, qu'elles affectent les structures de l'école ou bien les contenus didactiques. Aujourd'hui tous les efforts pour maquiller le réel, notamment par des évaluations qui escamotent les difficultés des élèves dans les apprentissages fondamentaux, ne dupent plus personne. Dans cette nouvelle école dessinée par les libertaires et les libéraux, les enfants des classes populaires et des milieux immigrés seront frustrés dans leur désir d'ascension sociale. Certains sociologues charitables feignent de s'étonner que la part d'élèves d'origine modeste ne cesse de diminuer dans les Grandes Ecoles : la disparition du sujet de réflexion des épreuves du nouveau brevet, dont la conséquence est de rendre encore plus difficile au lycée la maîtrise des exercices de réflexion, implique à terme que tout élève qui ne bénéficie d’aucun soutien extra-scolaire et ne grandit pas dans un climat familial privilégié sera pénalisé s'il veut un jour intégrer les Grandes Ecoles, sauf si, pour remédier à la faillite de trente ans de " massification ", on pose des pansements humanitaires sur le système par des accords entre des lycées Zep et quelques Grandes Ecoles. Les intentions sont louables mais ces palliatifs ne résoudront rien. Les nouvelles réformes accélèrent plutôt la mise en place d'une école à deux vitesses : un service public minimal pour ceux qui n'auront pas la chance d'être des "héritiers", des établissements prestigieux de centre ville, réservés à une élite intellectuelle ou économique. D'un côté des écoles pour futurs exécutants, de l'autre des écoles pour futurs dirigeants. La logique libérale impose en outre que l'on introduise de la souplesse, euphémisme pour flexibilité, dans la gestion des établissements, rendus de plus en plus autonomes, mis de plus en plus en concurrence les uns avec les autres, sur un marché qui abandonnera à la charge d'un Etat minimal les laissés-pour-compte.

Face à la dérive libérale-libertaire, qui mutile sciemment les élèves sur l'autel de l'OCDE et de l'Europe de Maastricht en acceptant à leur demande de sacrifier la qualité de l'enseignement à la baisse des coûts de fonctionnement des systèmes éducatifs, il faut exiger de considérer les nouveaux élèves eux-aussi comme de futurs adultes, capables de gouverner et d'être gouvernés, à l'encontre du différentialisme qui claironne l'impossibilité d'instruire les enfants du peuple ou de l'immigration comme les enfants de la bourgeoisie. La massification de l'enseignement, éminemment souhaitable, ne doit pas s'opérer contre sa démocratisation.

S'il est vrai que des réformes s'imposent, il faut choisir entre la réinstitution de l'Ecole ou sa dérégulation. L'instruction du citoyen à la liberté ou la formation de l'individu à l'employabilité. D'un côté un élève dont on aura accru la puissance d'être et d'agir par une pédagogie de l'émancipation, de l'autre un jeune diverti et hébété par une pédagogie du chatouillement. Réinstituer l'Ecole c'est réinstituer la référence fondatrice, rétablir la Loi en ce qu'elle est ce qui "raccorde l'humain social et subjectif à la loi de l'espèce" (P. Legendre), car l'Ecole n'a pas à accompagner la dérive dé-subjectivante de la société. Elle doit être au contraire un garant des valeurs et de l'universel, à l'opposé de la vision contractualisante de Philippe Meirieu, qui voit en l'enfant un adulte en miniature, plutôt qu'un être humain en train d'apparaître, et qui entérine de nouvelles pratiques pédagogiques pour individus autofondés, sujets-Rois promus en mini-Etats.

Christophe Billon
Christophe Le Gall
Article paru dans le numéro de septembre 2001 de " L’École en question(s) ", revue du MDC sur l’école.